THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

UNE NUIT À CHÂTEAUROUX


Sand, Maurice.

1890

domaine public.

PERSONNAGES
BALANDARD.
FRITURIN, aubergiste.

LE COMMISSAIRE DE POLICE.
JEAN, garçon d'auberge.
Le POMPIER.
CORISANDE.
URSULE FRITURIN.
MARIETTE, fille d'auberge.


La scène se passe à Châteauroux, en 1875.


Une chambre d'auberge. — À gauche du spectateur, un bureau avec livre de comptes et lampe allumée. Chaise, une cheminée de marbre violet avec pendule, vases et flambeaux. — Glace au-dessus, garnie de cartes de visites, d'adresses et de photographies. Porte d'entrée donnant sur le corridor.


À droite, une table avec un régiment de bougeoirs garnis. Fenêtre donnant sur la cour avec rideaux fermés. — Un fauteuil avec un sac de nuit, un paletot et un chapeau. — Champignons à la muraille formant porte-manteau. — Au fond, deux lits en noyer garnis de draps, d'oreillers et d'édredons. — Rideaux. — Une table de nuit entre deux lits. — Une chaise de paille au pied de chaque lit.



SCÈNE PREMIÈRE

FRITURIN, MADAME FRITURIN, assise à son bureau.


FRITURIN, se promenant la mains dans ses poches. - Allons, madame Friturin, ma noble épouse, continuez à inscrire les dépenses du jour.

MADAME FRITURIN. - D'abord, monsieur Isidore Friturin, je ne sais pas pourquoi vous m'appelez noble. Vous savez bien que tous les Friturin, vos aïeux, ont été aubergistes a Châteauroux, de père en fils, à l'enseigne de la Tête de Veau, et que quand, moi, Ursule de la Potinière, née à Vatan, de parents pauvres, j'ai consenti à devenir votre épouse, j'ai perdu le peu de noblesse que mes ancêtres avaient amassée sur ma tête.

FRITURIN. - Et vous regrettez... En voilà assez, n'est-ce pas ? Marquez le numéro cinq : la dépense du comte de Barbillon, sa dame, sa demoiselle... Comme si on en manquait, des gens titrés à la Tête de Veau ! Est-ce dans votre bicoque de campagne, à Vatan, va-t'en au diable ! que vous en receviez beaucoup des gens comme ça ! Six déjeuners, six dîners, un potage extra, un chocolat, une fleur d'orange pour la demoiselle, sucrée ; bougie, café, excédent de serviettes de toilette : trois-cent-quarante euros soixante-quinze centimes.

MADAME FRITURIN. - Va pour trois-cent-cinquante euros !

FRITURIN. - Soit ! — Le numéro six, un déjeuner, un dîner, trois cigares, deux bougies : quatre-vingts. — Le colonel, son ordinaire, quinze jours de pension, quinze déjeuners, quinze dîners, quinze bordeaux, quinze chablis, trente cigares, pas de linge, pas de chambre, pas de bougie !...
     
(On entend sonner dix heures, d'abord à la pendule qui est sur la cheminée, puis dans la salle à manger, puis dans la cuisine, puis à la cathédrale.)

MADAME FRITURIN. - Ah ! mon Dieu ! déjà dix heures !

FRITURIN. - Nous avançons !

MADAME FRITURIN. - Non, écoute ! ça sonne à la cathédrale. Ne va pas manquer le chemin de fer !

FRITURIN. - Fichtre ! je n'ai plus que dix minutes ! as-tu fait mon sac de nuit ? Il ne me faut que mon habit, deux mouchoirs et un faux col. Est-elle ridicule, ta tante, d'être malade dans un moment où nous avons tant d'ouvrage, la maison pleine, quoi ! Pour ce qu'elle a à te laisser... Enfin, c'est toujours un petit héritage... Ne te désole pas, Ursule, Bourges n'est pas au bout du monde, je serai de retour après-demain.
     
(Trompette du cantonnier de chemin de fer dans le lointain.)

MADAME FRITURIN. - Voila le train !

FRITURIN. - Mon paletot, mon sac, mon chapeau ! Voilà, bonsoir, sois-moi fidèle !

MADAME FRITURIN. - Va donc, va donc ! crois-tu pas que je vais aller danser le cancan avec les cigarières ? Va donc ! tu manqueras le train.

MARIETTE, avec une bougie allumée qu'elle pose sur la table de nuit. - Je vas porter le sac à monsieur.

MADAME FRITURIN. - On n'a pas besoin de toi, fais vite les couvertures !          (Ils sortent. Coup de sifflet d'arrivée du train et roulement de wagons.)



SCÈNE II



MARIETTE. - On n'a pas besoin de toi pour aider le bourgeois. Croit-elle pas que j'y tiens à son vieux ? Fais les couvertures ! Pardi ! je vas ben les faire, j'ai mis des draps blancs ce matin...

MADAME FRITURIN, dehors. - Mariette, Mariette ! descends, descends vite !

MARIETTE, sans se déranger, criant. - Voilà, madame ! (À part.) Descends vite, et puis on me dira : Pourquoi que t'as pas fait les couvertures ? (Sifflet de la locomotive. — Sonnette du chef de gare — toux de la chaudière — roulement du train qui s'éloigne.) Allons ! v'là monsieur qui s'en va !

MADAME FRITURIN, d'en bas. - Mariette !

MARIETTE. - On y va, madame ! (Elle s'arrête à la porte ouverte et écoute des voix dans l'escalier.) Ah bon ! encore des voyageurs, ous-qu'on va les mettre ? (Elle sort en laissant sa bougie allumée.)



SCÈNE III



MADAME FRITURIN, d'en bas. - Désolée, madame, désolée ! mais il ne me reste plus de place.

CORISANDE, dehors. - Allons donc, il ne m'en faut pas tant de place !... —Voyons, voyons, ma chère dame, je suis éreintée, il faut que je dorme ou que je meure, je pars demain matin pour La Châtre, à trois heures. Une chambre quelconque, où vous voudrez, mais il me la faut ; je ne m'en vais pas, je ne vous quitte pas. (Elles entrent en scène.)

MADAME FRITURIN, entrant un flambeau à la main. - Désolée, désolée, ma chère dame, mais...

CORISANDE. - Eh bien, qu'est-ce que vous dites que vous n'avez pas de chambre, voilà deux lits.

MADAME FRITURIN. - Mais ici, c'est ma chambre.

CORISANDE. - Eh bien, vous ne couchez pas dans deux lits, je suppose ! Entre femmes on s'entraide. Prêtez-m'en un, soyez compatissante pour une pauvre voyageuse. Je vous payerai double.

MADAME FRITURIN. - Vous m'en direz tant, ma chère dame, que... je ne peux pas vous refuser. Voici mon lit. (Elle lui montre le lit de gauche près de la porte.) Je vous le cède, je coucherai dans celui de mon mari.

CORISANDE. - Votre mari ?

MADAME FRITURIN. - Il est absent, madame, il vient de partir pour Bourges.

CORISANDE. - Alors tout s'arrange.

MADAME FRITURIN. - Le lit est tout frais, blanc de ce matin, vous y serez très bien. Faut-il faire monter tous vos bagages ?

CORISANDE. - Tout, certainement, je vous en prie.

MADAME FRITURIN, à la cantonade. - Jean ! montez les colis chez moi. (À Corisande.) Vous en avec beaucoup ?

CORISANDE. - Eh ! mais oui. Je vais à une noce, la noce de ma nièce, mademoiselle Hybléa de Bonbricouland. Connaissez-vous ça ? elle se marie à La Châtre, avec un militaire, le capitaine Vachard.

MADAME FRITURIN. - Mais parfaitement, madame. Toutes les personnes nobles du pays descendent chez moi.

JEAN, qu'on a entendu monter l'escalier avec des gros sabots, en apportant une partie des bagages. - V'là vos affaires.

CORISANDE. - Bon, ma malle, et la caisse de robes... (À madame Friturin.) Cadeaux de noces et toilette pour moi, il faut bien qu'une Parisienne paraisse un peu requinquée.

JEAN. - Où que je vas poser ça ?

CORISANDE. - N'importe où, apportez le reste. (Jean sort. — (À madame Friturin.) Dites donc, il n'est pas beau, votre garçon.

MADAME FRITURIN. - C'est comme ça que mon mari me les choisit, il est si jaloux !
     (On entend Jean qui dégringole dans l'escalier.)


JEAN, dans l'escalier. - Peste des fumeurs ! Ça crache dans les escaliers...

MADAME FRITURIN. - C'est un prétexte pour tomber ; il n'y manque jamais, faites pas attention, c'est son habitude. Vous dites que cette demoiselle est votre nièce ; est-ce que vous seriez... ?

CORISANDE. - Corisande des Andouillers.

MADAME FRITURIN. - Ah ! mon Dieu ! ma chère dame, je vous ai vue souvent quand vous étiez demoiselle, je vous reconnais à présent.

CORISANDE. - Ah dame ! j'ai engraissé, et puis je n'ai plus quinze ans.

MADAME FRITURIN. - On vous les donnerait toujours.

CORISANDE. - J'en ai trente, et je suis fraîche, je n'ai pas encore besoin de cacher mon âge. (Jean apporte le reste des paquets.) Bien ! mettez tout ça ici.

JEAN, posant lentement et maladroitement les objets. - Je crois bien qu' c'est des mangeailles. Ça sent rudement bon !

CORISANDE. - Oui, c'est pour la noce : des pâtés, des truffes, un gros baril d'anchois et de sardines.

JEAN. - Et c'te cage, ça piaule la dedans ; c'est-y pas quelque bête méchante ?

MADAME FRITURIN, regardant la cage. - Bêta ! c'est des petits poulets. Est-ce qu'ils vous ont mordu ?

JEAN. - Oh non ! je m'en suis méfié.

CORISANDE. - Des poulets chinois pour ma sœur qui est folle des bêtes.

MADAME FRITURIN, à Jean qui veut regarder les poulets. - Allons, c'est bon, allez-vous-en. (Jean sort.) Et ne tombez pas.
     
(Tout aussitôt, on entend Jean rouler dans l'escalier.)

JEAN, au dehors. - C'est c'te marche en bois... Ça glisse ! je me suis décrocheté les reins !

CORISANDE fait un mouvement.

MADAME FRITURIN, l'arrêtant. - Ne craignez donc rien. Il veut qu'on s'occupe de lui. Ainsi, vous êtes madame de... mon Dieu, j'ai oublié votre nom de dame, un nom étranger.

CORISANDE. - Madame de Graboyos, mon mari était Espagnol. (À part.) Un Auvergnat, un Espagnol de Clermont ! (Haut.) Dieu merci, je suis veuve !

MADAME FRITURIN. - Ah ! Vraiment ? Je l'avais ouï dire, mais Monsieur le comte des Andouillers, votre père...

CORISANDE. - Mon père, mon père !... le meilleur des hommes.

MADAME FRITURIN. - Oh ! certainement, un homme qui n'a rien à lui.

CORISANDE. - Et pour cause. Il y a trop de femmes chez lui. il ne s'occupe pas assez de moi, il m'a laissé faire un mariage... Et à présent, il ne sait pas seulement si j'existe, si je suis veuve ou remariée.

MADAME FRITURIN. - Dame, écoutez ! Il est bien âgé et sa mémoire...

CORISANDE. - Et puis, il y a de ma faute, j'aurais dû aller vivre avec lui après mon veuvage, mais il aurait fallu faire maison nette, me disputer avec lui, peut-être, lui faire de la peine... moi, je ne sais pas chagriner les autres, ça m'ennuierait, ça me ferait maigrir... (Elle bâille.)

MADAME FRITURIN. - Madame, je vous fais causer et vous êtes fatiguée.

CORISANDE. - Oh ! moi, quand je parle, je n'ai plus sommeil ; mais c'est égal, je vais me coucher. (Onze heures sonnent.) Onze heures ! Je n'ai que quatre heures à dormir et encore le temps de faire ma toilette du matin...

MADAME FRITURIN. - Je vais aller continuer mes comptes dans mon bureau.

CORISANDE. - Vous ne vous couchez pas encore ?

MADAME FRITURIN. - Oh ! guère avant minuit. Mais je ne ferai pas de bruit en rentrant. Dormez tranquille ! Bonne nuit, madame.

CORISANDE. - Bonsoir, merci.
     
(Madame Friturin sort et emporte la lampe.)



 




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