TROMBOLINI
Lemercier de Neuville
Théâtre des Marionnettes
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Mélodrame en un acte
PERSONNAGES :
Le comte RUFFIANO (TROMBOLINI)
La comtesse RÉGINA
ANTONIO.
FRANCATISPA.
GIUSEPPE.
PAYSANS.
Un salon
SCÈNE PREMIÈRE
LE COMTE, LA COMTESSE
LE COMTE. - Pourquoi cette tristesse continuelle, comtesse ? Je ne verrai donc jamais vos lèvres me sourire ?
LA COMTESSE. - Et pourquoi vous sourire, comte ? La vie que je mène ici est-elle si gaie ? Chaque jour vous quittez ce château et me laissez seule ; vos serviteurs même, armés jusqu‘aux dents, vous accompagnent, et je n‘ai nulle compagnie. Vous dites que vous allez à la chasse, mais je ne vous vois jamais rapporter de gibier. Qu‘allez-vous faire au dehors ?
LE COMTE. - Je n‘ai point pour habitude de con?er mes affaires aux femmes. Vous êtes ici la maîtresse de la maison, contentez-vous de ce rôle et tenez-le bien. Je veux bien vous dire seulement que bientôt peut-être nous allons quitter ce château, et qu‘alors je ne vous laisserai plus seule. Nous irons dans un pays où le soleil brille sans cesse, et là nous recevrons nombreuse compagnie. Patientez un peu. En attendant, il me faut encore vous laisser seule en ce château. Je vous renouvelle mes recommandations : ne recevez personne en mon absence ; fermez toutes les portes, et ne vous laissez séduire par aucune supplication. Nul ne doit pénétrer près de vous quand je n'y suis pas.
LA COMTESSE. - Je n‘ai jamais reçu personne ; mais pourquoi cette défense inexorable ?
LE COMTE. - Sachez-le donc, les bois d‘alentour sont remplis de brigands, à la tête desquels se trouve le célèbre Trombolini. C‘est à lui que je fais la chasse, mais, jusqu‘à présent, il a su éviter toutes mes embûches. Cette fois je crois le tenir ; c‘est pourquoi je vous recommande la plus grande prudence.
LA COMTESSE. - Je ferai ce que vous m'ordonnez.
LE COMTE. - Adieu donc ! Je ne pense pas être longtemps absent ; en tout cas, à la chute du jour, je serai certainement de retour. (Il sort).
SCÈNE II
LA COMTESSE
Quelle existence ! Et combien je regrette la maison paternelle, où j‘étais si heureuse ! Je me souviens encore des dernières heures que j‘y ai passées. J‘étais ?ancée à Antonio, un ami de jeunesse ; nous avons grandi ensemble et mon plus grand bonheur était de lui appartenir. Aussi, pour célébrer les fiançailles, avait-on réuni tous ses parents, ses amis, et aussi nos nombreux voisins. La gaieté la plus franche régnait au milieu de nous. On avait improvisé d‘abord un concert charmant, puis la danse était venue... Hélas ! comment ai-je dansé avec ce comte, que je ne connaissais pas et que personne ne connaissait ? Je l‘ignore ! Mais il m‘enleva comme une feuille et, dans une valse effrénée, il m‘égara dans les jardins et me jeta, à demi morte de fatigue et de frayeur, dans une chaise de poste qui se tenait à la grille du parc ! Je m‘évanouis ! Quand je me réveillai, j‘étais dans ce château, à la merci de cet homme que je déteste. Et, depuis six mois que cette aventure m‘est arrivée, je n‘ai entendu parler ni de mes parents, ni d‘Antonio, et je me meurs d‘inquiétude et d‘effroi. Le comte, car il se fait appeler ainsi, est toujours respectueux avec moi ; mais je sens que cela ne peut durer ; et alors... Oh ! j‘aime mieux perdre la vie.
UNE VOIX AU DEHORS. - Donnez-moi l‘hospitalité ! de grâce ! Ayez pitié de moi.
LA COMTESSE. - Qui implore ainsi ? Sans doute quelque mendiant.
LA VOIX. - Ouvrez-moi ! De grâce ! Ouvrez-moi.
LA COMTESSE. - Sans doute quelque voyageur égaré. Allons voir ! (Elle va à la fenêtre). Ce n‘est pas un mendiant ; c‘est un gentilhomme !
LA VOIX. - Ouvrez-moi ! De grâce ! Ouvrez-moi.
LA COMTESSE. - Que faire ? J‘ai promis au comte de n‘accueillir personne. Mais cet homme a l‘air épuisé ; il est peut-être blessé ; ce n‘est certes pas un brigand ; donnons-lui l‘hospitalité.
(Elle sort et rentre aussitôt avec Antonio).
SCÈNE III
LA COMTESSE, ANTONIO
ANTONIO. - Merci, merci, madame, de votre accueil généreux. Mais que vois-je ? Mes yeux ne me trompent pas ! Régina !
LA COMTESSE, le reconnaissant. - O Ciel ! Antonio ! Dieu soit loué !
ANTONIO. - Régina ! C‘est donc vous ! Je vous cherche depuis si longtemps !
LA COMTESSE. - Ah ! je désespérais de vous revoir jamais !
ANTONIO. - Il s‘en est fallu de peu ! Passant par la forêt voisine, j‘ai été attaqué par le fameux brigand Trombolini, qui m‘a pris mon cheval et ma valise, et qui m‘eût assassiné, si je n‘avais pu, par la fuite, échapper à son poignard. Et j‘en bénis le ciel, car il m‘a fait vous retrouver.
LA COMTESSE. - Cher Antonio !
ANTONIO. - Mais vous ? Que vous est-il arrivé ?
LA COMTESSE. - Hélas ! Enlevée par le comte Ruffiano, je passe ici pour sa femme et suis séquestrée dans son château.
ANTONIO. - Heureusement me voici !
LA COMTESSE. - Oui ! Nous allons fuir ensemble . Le comte est absent, il ne doit rentrer que ce soir ; il sera facile de quitter ce château. Il le faut d‘ailleurs, car, s‘il vous voyait, vous ne pourriez échapper à sa colère.
ANTONIO. - Eh bien, allez vous préparer. Nous trouverons sans doute dans le voisinage des chevaux et une voiture, et je vous ramènerai à votre famille.
LA COMTESSE. - Ah ! Cher Antonio, que je suis heureuse de vous revoir ! (On entend en dehors le son d‘un cor).
ANTONIO. - Quel est ce signal ?
LA COMTESSE. - Grand Dieu ! C‘est le comte ! S‘il nous voyait ensemble nous serions perdus. Il faut vous cacher !
ANTONIO. - Me cacher ? Mais où ?
LA COMTESSE. - Tenez ! dans cette chambre ! Elle est inhabitée ! Quand le danger sera passé, je viendrai vous délivrer, et nous conviendrons alors de l‘endroit où nous pourrons nous retrouver.
ANTONIO. - Vous n‘avez rien à redouter, au moins ?
LA COMTESSE. - Non ! Mais c‘est pour vous que je crains ! Vite ! Par ici. (Elle fait entrer Antonio dans une chambre latérale). Il était temps. !Voici le comte !
SCÈNE IV
LA COMTESSE, LE COMTE
LA COMTESSE. - Vous êtes rentré plus tôt que vous ne pensiez !
LE COMTE. - Oui, et vous voyez que, quand je le puis, je n‘ai pas de plus grand plaisir que de rester près de vous.
LA COMTESSE. - Avez-vous réussi à vous emparer de ce fameux brigand Trombolini ?
LE COMTE. - Il n‘est pas facile à prendre, mais je suis sur sa piste.
LA COMTESSE. - Puissiez-vous en débarrasser le pays !
LE COMTE. - Cela ne tardera pas ! Mais qu‘avez-vous ? Vous me semblez inquiète ?
LA COMTESSE. - Moi ? Je n‘ai rien ! La pensée de ce brigand me trouble toujours.
LE COMTE. - Pourquoi regardez-vous de tous côtés ?
LA COMTESSE. - C‘est malgré moi ! Mais je vous assure que je n'ai rien.
LE COMTE. - Il n‘est venu personne pendant mon absence ?
LA COMTESSE. - Vous savez bien que personne ne vient nous voir.
LE COMTE. - Oui ! Mais quelqu‘un eût pu cependant se présenter ?
LA COMTESSE. - Je ne pense pas !
LE COMTE. - Vous ne me répondez pas franchement ! Oui ou non, est-il venu quelqu‘un ?
LA COMTESSE. - Ne vous ai-je pas dit que non ?
LE COMTE. - Vous ne me l‘aviez pas dit ; et en ce moment vous semblez manquer d’assurance.
LA COMTESSE. - Je vous assure…
LE COMTE. - Ne m‘assurez rien ! Je ne vous crois pas capable de mentir.
LA COMTESSE. - En effet, j‘ai horreur du mensonge.
LE COMTE. - Je l‘entends bien ainsi, Mais la pensée que vous avez eue de me voir aux prises avec ce brigand vous a tout émue. Allez vous reposer, chère comtesse, et ne pensez plus à cela.
LA COMTESSE. - Je vous assure, comte, que mon émotion est totalement passée et que j‘aimerais autant rester ici.
LE COMTE. - Il me serait agréable de vous voir rentrer dans vos appartements.
LA COMTESSE, à part. - Pourquoi nette insistance ? se douterait-il ?
LE COMTE. - Allez ! Allez, chère amie ! le repos vous fera du bien !
LA COMTESSE. - O mon Dieu ! je tremble ! S‘il découvrait la retraite d‘Antonio ? (Haut) Puisque vous le voulez, je me retire (La comtesse sort).
SCÈNE V
LE COMTE, seul.
Il me semble qu‘elle ne me dit pas la vérité ! Elle avait l‘air troublé et ne me répondait pas franchement. Dans la situation où je suis vis à vis d‘elle, je dois tout redouter. Mais qui pourrait être venu ? ce château est au milieu d‘une forêt, et la forêt a une réputation détestable ; personne n‘ose la traverser, car l‘on sait bien que l‘on n‘en sortirait pas vivant ! Qu‘importe ! il faut se méfier des femmes ! La comtesse est douce et résignée pour le moment ; je vois bien qu‘elle ne m‘aime pas, qu‘elle me craint ; mais quand j‘aurai amassé assez d‘argent pour nous expatrier, je changerai de vie et je l‘amènerai à être moins sévère à mon égard. Je sais bien que si je voulais… Mais non ! À moins que cependant elle essaie de me tromper ! Oh ! alors, je ne reculerais devant rien ! Mais qui pourrait être venu ? Sa famille ignore mon refuge ! Un mendiant ? Il n‘en passe pas par ici ! Ah ! pour calmer mon inquiétude, faisons une reconnaissance dans le château. (Il sort à gauche).
SCÈNE VI
ANTONIO, entrant par la droite.
Je n‘entends personne ! Si le comte a eu des soupçons, Régina a su les faire disparaître. Personne ici ! Je crois qu‘il vaudrait mieux songer moi-même à ma fuite ! Une fois dehors, il me sera facile de préparer l‘enlèvement de Régina. L‘important est de ne pas rencontrer le comte. Aucun bruit ; ce château semble désert, je ne me souviens plus de quel côté je suis entré ! N‘importe, à la grâce de Dieu ! Voici une porte, franchissons-la. (Il va à gauche).
SCÈNE VI
ANTONIO, LE COMTE, sur le seuil de la porte.
ANTONIO. - Ciel ! Quelqu'un !
LE COMTE. - Ah ! je savais bien ! Que vois-je ? Antonio !
ANTONIO. - Trombolini !
LE COMTE. - Que viens-tu faire ici, Antonio ?
ANTONIO. - Je viens te démasquer, comte Ruffiano ! Car je devine que c‘est toi qui épouvantes la comtesse sous le nom de Trombolini. Ce matin, quand tu m‘as rencontré dans la forêt, où tu m‘as pris mon cheval et mon argent, j‘ignore si tu m‘as reconnu ; mais ici tu ne peux ignorer qui je suis. Je suis Antonio, le fiancé de Régina, et je viens la reprendre.
LE COMTE. - Tu es audacieux, Antonio, de venir ainsi, sans armes, dans la demeure de Trombolini ! Car je suis Trombolini, et je veux que tu le saches. Ce nom-là, redouté partout, te fera peut-être réfléchir !
ANTONIO. - Comte Huffiano ou Trombolini, que m‘importe ! Tu es le ravisseur de Régina, et c‘est ta vie que je veux !
LE COMTE, raillant. - Oh ! Oh ! ma vie ? Elle est plus assurée que la tienne.
ANTONIO. - Peut-être !
LE COMTE. - Eh bien, voyons ! Que veux-tu faire ? Je suis armé, tu ne l‘es pas ; tu es seul et j‘ai des compagnons qui viendront au moindre signal. Tu ne peux rien ! Mais rassure-toi, je n‘ai pas envie de ton sang.
ANTONIO. - Que veux-tu dire ?
LE COMTE. - Il ne sera pas enlevé un cheveu de ta tête.
ANTONIO. - Alors, laisse-moi partir. J'oublierai ton nom et tes crimes.
LE COMTE. - Et Régina ? L‘oublieras-tu aussi ?
ANTONIO. - Mort et damnation ! elle est en son pouvoir !
LE COMTE. - Tu vois bien que tu ne peux quitter ce château !
ANTONIO. - Que veux-tu donc faire ?
LE COMTE. - Je veux te constituer son gardien.
ANTONIO. - Quelle est cette nouvelle ironie ?
LE COMTE. - Tu tiens à Régina, dis-tu ? Eh bien, désormais tu ne la quitteras plus. Je te donnerai dans ce château un logement près d‘elle ; tu vois que je suis bon prince !
ANTONIO. - Tu railles, Trombolini ?
LE COMTE. - Non, par Dieu ! je dis la vérité et je vais te le prouver tout de suite : (appelant) Francatispa ! Giuseppe !