THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 
VIRGINIE. - Pauvre Louloute ! à vous toute seule, vous êtes encore trop jeune ; apprenez donc, ma chère, que j'épouse monsieur votre frère d'après-demain en huit ; il va venir me prendre ici tout à l'heure en sourdine. (À part.) Crois ça, ma petite. (Haut.) Et que c'est pas malheureux, car il y a assez longtemps qu'il m'attend.

LA MARQUISE. - Vous ne ferez pas cela, Virginie.


VIRGINIE. - Vous le verrez bien, Uranie.

LA MARQUISE. - Même à prix d'argent ?

VIRGINIE. - À prix d'argent... Je n'ai pas besoin de votre argent ; avec votre frère, je ne manquerai jamais de rien.

LA MARQUISE. - Misérable, il ne me reste plus qu'à te défigurer. (Elles se battent et sortent.)

PAUL. - Mais que qu' c'est qu' ça ? En voilà, un tapage... Quel quartier insupportable !

LA MARQUISE, rentrant, à part. - Tiens, voilà Paul... si je me vengeais de cette Virginie ? (Haut.) Bonjour, monsieur Paul.

PAUL. - Vous me connaissez, madame ?

LA MARQUISE. - Qui donc ne vous connaît pas ? Oh ! Paul, qui donc n'a pas lu votre histoire célèbre ?

PAUL. - Ah ! oui, parlons-en, ça me fait une belle jambe.

LA MARQUISE. - Écoutez-moi, monsieur Paul, armez-vous de courage, je vais vous apprendre quelque chose d'épouvantable.

PAUL. - Quoi donc ? qu'est-ce qu'il y a ?

LA MARQUISE. - Apprenez une chose : votre Virginie va se marier avec mon frère.

PAUL. - Avez-vous fini ?

LA MARQUISE. - Je voudrais bien avoir fini, malheureusement je commence, et ce n'est pas tout, je vous le répète, elle doit fuir avec mon frère, elle me l'a dit elle-même.

PAUL. - Ah ! c'est comme ça ! Eh bien, qu'elle s'en aille donc. Après tout, moi aussi, j'en ai assez, d'elle. Savez-vous, madame, que voilà quarante-sept ans que Virginie me promet le mariage ? Moi aussi, je veux en épouser une autre. Laquelle ? Je n'en sais rien. — Êtes-vous mariée, vous, mademoiselle ? Votre coeur est-il en disponibilité ?

LA MARQUISE, à part. - Oh ! la belle vengeance ! je vais lui ravir son Paul. Comme je serai fière de le présenter dans le monde ! (Haut.) Mais certainement, monsieur Paul, il est toujours libre et pur.

PAUL. - Je m'en doutais ! Eh bien !. écoutez, madame, si vous voulez y consentir, je vous épouse immédiatement.

LA MARQUISE. - Je ne demande pas mieux, monsieur Paul !

PAUL. - Tenez, madame, voilà ce que nous allons faire : vous allez aller chercher vos petits papiers de famille ; moi, je vais aller me faire raser. Soyez ici dans un petit quart d'heure, et je vous conduirai à la mairie.

LA MARQUISE. - C'est entendu, monsieur Paul ! À tout à l'heure, monsieur Paul ! (Grandes salutations.)

PAUL, même jeu. - À tout à l'heure, madame ! À tout à l'heure, madame ! (Elle sort. Seul.) Ah ! Virginie voulait me jouer un tour pareil ! Heureusement que j'ai été prévenu à temps. C'est égal, c'est vexant, je suis furieux.

VIRGINIE. - Qu'est-ce que tu as donc, mon Paul ?

PAUL, la regardant avec mépris. - Votre Paul ! il n'y a plus de Paul pour vous, madame ! Apprenez que ce soir, à quinze heures trente-cinq, j'épouse votre cousine Uranie de La Housspignolle !

VIRGINIE. - Tiens, comme ça se trouve ! Nous allons être parents : moi, j'épouse son frère à quinze heures vingt-deux.

PAUL, riant d'une façon nerveuse. - Qui ? Eh bien, compte un peu là-dessus, ma petite !

VIRGINIE, avec colère. - Mais certainement que j'y compte !

PAUL. - C'est entendu, compte là-dessus et bois de l'eau. (Il sort en riant aux éclats.)

VIRGINIE. - J'y compte même beaucoup, et, certes, je ne prévoyais pas un semblable résultat. — Puisque Paul agit de cette façon envers moi, c'est bien ; je vais lui jouer un bon tour. Mon cousin m'a dit qu'il allait venir me prendre pour me conduire à la mairie ; ma foi, je n'hésiterai pas. Le voilà justement.

LE MARQUIS. - Eh bien ! Virginie, sommes-nous prêts ?

VIRGINIE. - Certainement, mon cousin ! Avez-vous pris une voiture ?

LE MARQUIS. - Non. Nous prendrons l'omnibus : vous monterez dessus ; moi, j'irai dans l'intérieur.

VIRGINIE. - Comme vous voudrez, mon cousin !

LE MARQUIS. - Un mot, Virginie... Vous avez bien réfléchi, n'est-ce pas ?

VIRGINIE. - Oui, mon cousin...

LE MARQUIS. - Vous n'avez pas de scrupules, pas de remords. ?

VIRGINIE. - Du tout, du tout, mon cousin. Je suis toute disposée !

LE MARQUIS. - C'est bien, alors partons, allons à la mairie. (Ils sortent.)

LA MARQUISE, seule, appelant plusieurs fois. - Monsieur Paul ! Il me semble pourtant bien que c'est ici. C'est curieux ! Me faire attendre ainsi dans la rue, moi, une de La Housspignolle !

PAUL, entrant sans la voir, la cogne fortement ; ils se tiennent la tête. - Je vous demande pardon, madame, je ne vous voyais pas. Je vous ai fait un peu attendre, parce que j'écrivais un mot à Virginie pour lui faire mes adieux. Maintenant, madame, si le cœur vous en dit toujours, si vous êtes dans les mêmes dispositions et si vous avez vos petits papiers de famille...

LA MARQUISE. - Monsieur, j'ai tout ce qu'il me faut. Quant à mon cœur, il est invariable et il est à vous.

PAUL. - Alors, il est au beau fixe. Permettez-moi de vous féliciter. (Il lui baise la main.) Seulement, permettez-moi de vous adresser une question ! Ne rougirez-vous pas un jour de cette alliance si singulièrement proportionnée ?

LA MARQUISE. - Jamais, je vous le jure !

PAUL. - C'est bien, allons-y alors ! Partons ! donnez-moi votre bras ! (Ils sortent.)

VIRGINIE. - Ma foi, non, je n'en ai pas le courage. Un peu plus, j'allais être mariée avec le marquis. Nous étions à la mairie devant monsieur le maire, quand soudainement j'ai réfléchi. « Attendez-moi donc une minute », ai-je dit aux autorités ; « je vais chercher pour dix centimes de tabac à priser, je reviens à l'instant. » Ils m'attendent peut-être toujours. Voyons comment Paul va me recevoir. (Elle sort et revient aussitôt avec une lettre à la main.) Ah ! le misérable, il est parti, et il me laisse une lettre ! Voyons ce qu'il m'écrit.


Air de la Lettre de la Périchole.

Oh ! ma chère amie, je le jure
Que ceci ne dépend pas d' moi.
La triste position qu' j'endure
D'puis si longtemps à caus' de toi
M'oblige : aujourd'hui je te quitte.
Puisque tu voulais me lâcher,
Tu le vois bien, nous sommes quittes ;
C'est inutil' de nous fâcher.
Si, un jour — idée chimérique !
Dans le mond' nous nous rencontrons,
Nous y ferons un peu d' musique,
Et comme autrefois nous chant'rons.
Si, loin de moi, tu es heureuse,
Cela suffira pour mon cœur ;
Notre vie si aventureuse
Ne pouvait conduire au bonheur.
C'est pourquoi il vaut mieux s'entendre
Sans cris, sans larmes et sans bruit.

Je me connais, j'ai le coeur tendre ;
Pour éviter tout c'la, je fuis.
Car je t'aime. Si je suis fou,
C'est de toi, compte là-dessus,
Et je signe : Ton gros Loulou
Qui t'aime, mais qui n'en peut plus.

(Elle sort en pleurant.)

PAUL. -
Il entre en riant aux éclats. - Ah ! ma foi, non, c'est impossible, j'y renonce. J'ai mis Uranie dans une voiture de place ; j'ai dit au cocher d'aller très loin encore, plus loin que ça si c'est possible, et de m'attendre. J'ai entendu Uranie qui m'appelait : « Monsieur Paul, monsieur Paul » ; mais brrrrrrouttt, le cheval filait toujours. C'est peut-être mal, ce que j'ai fait là. Ma foi,j'en suis débarrassé et je n'en suis pas fâché. (Virginie, paraît et l'écoute.) Je voudrais bien savoir si Virginie est toujours en colère.

VIRGINIE. - Paul !

PAUL. - Virginie ! (Ils tombent dans les bras l'un de l'autre et se cognent la tête.) Et dire que nous voulions nous séparer !

VIRGINIE. - Comme si c'était possible !

PAUL. - C'est encore une méchanceté de ta famille. Enfin nous voilà réunis, et pour toujours, sans doute.

VIRGINIE. - Espérons-le, mon trésor. En attendant, je vais mettre notre modeste pot-au-feu quotidien.

PAUL. - Va ! À tout à l'heure, ange de ma destinée terrestre ! (Elle sort.) C'est drôle, j'ai un mauvais pressentiment. Malgré la tranquillité dans laquelle nous paraissons entrer, je redoute une catastrophe ; car jamais le bonheur n'a pu stationner pendant vingt-quatre heures sur nos jolies petites têtes. Tiens, voilà le propriétaire ! Que vient-il faire donc ? Ordinairement, je ne le vois que le jour du terme, et encore !

LE PROPRIÉTAIRE. - Ah çà ! dites-moi, monsieur Paul ? depuis, six mois que vous êtes concierge chez moi, il se passe ici un scandale perpétuel. Ma maison a toujours été bien tranquille, monsieur, et comme vous êtes la cause de ce tapage, je vous donne huit jours pour trouver une autre place.

PAUL. - C'est bien, monsieur. Inutile de vous égosiller pour ça ; vous allez attraper une distinction de voix. Je trouverai certainement une meilleure place que dans votre boîte à sardines.

LE PROPRIÉTAIRE. - Enfin, c'est entendu, n'est-ce pas ?

PAUL. - Mais oui, c'est convenu ! (Le propriétaire sort.) Qu'est-ce que je disais ! Nous voilà sur le pavé, à présent !

VIRGINIE. - Qu'est-ce qu'il y a donc, Paul ?

PAUL. - Il y a, il y a que le propriétaire nous chasse ; il prétend que nous nous faisons remarquer. Je te l'avais bien dit, du reste : avec tes inspecteurs du gaz !

VIRGINIE. - Eh bien ! et toi, avec tes grandes dames ! Enfin ne nous disputons pas !

PAUL. - Mais en attendant il faut déménager.

VIRGINIE. - Et où aller ? les loyers sont si chers !

PAUL. - Moi, je sais bien ce que je vais faire ; je vais me précipiter dans le puits.

VIRGINIE. - C'est impossible : dans la cour nous n'avons qu'une pompe ! Moi, j'ai bien envie de me pendre, plutôt !

PAUL. -. Ne fais pas ça, Virginie ! Tu es bien assez laide comme ça ; cela te défigurerait encore plus !

VIRGINIE lève les bras au ciel et sort en disant. - Qu'allons-nous devenir ; Seigneur ?

DOMINGO. Il chante le commencement de ce couplet dans les coulisses ; Paul cherche de quel côté vient ce chant.
AIR : Vous feriez pleurer le bon Dieu.

J'apporte la joie, l'espérance,
Bonheur suprême tant cherché.
Pour mettre un terme à vos souffrances,
D'ici je viens vous arracher.
Je suis le porteur d'un message
Qui va, je crois, bien vous surprendre.
Je le tiens d'un grand personnage
D' qui vous n'aviez rien à prétendre.


PAUL. - Qu'est-ce que tu racontes, mon petit ami ?

DOMINGO. -. En deux mots, monsieur Paul, je m'explique : je suis chargé de vous remettre une lettre qui vous est adressée de l'île Bourbon, et figurez-vous que je l'ai oubliée ; elle est dans ma malle à mon hôtel. Mais comme elle n'était pas cachetée, j'en ai pris connaissance, et je vais vous détailler le contenu. — C'est un monsieur, qui vous a connu quand vous étiez petit, quand vous étiez si gentil, il y a très longtemps... très longtemps. Ce monsieur, s'étant particulièrement intéressé à vous, et étant décédé sans enfants, vous laisse toute sa fortune : trente-huit millions. (Paul tombe foudroyé.) Voyons, monsieur Paul, qu'est-ce qui vous prend ? (Il le secoue.) Monsieur Paul !


PAUL, revenant un peu à lui. -Combien as-tu dit : trente-huit millions ? et il n'y a pas de centimes ? (Il retombe.)

DOMINGO. - Je vous en prie, monsieur Paul !

PAUL. - Non, mais vrai, c'est sérieux ?

DOMINGO. - Il n'y a rien de plus sérieux, monsieur Paul !

PAUL. - Alors écoute-moi, mon ami. Voici ce que tu vas faire. Tu vas aller à la gare, tu demanderas à parler au chef de gare, de ma part. Je ne le connais pas, mais ça ne fait de rien. Tu lui demanderas à quelle heure partent les trains pour l'île Bourbon, et demain matin, au petit jour, nous filons et je t'emmène.

DOMINGO. - J'y cours, monsieur Paul. (Il se sauve.)

PAUL. - Je crains bien que ce soit une plaisanterie, et si j'en parle à Virginie, elle va dire que je suis fou. Franchement, elle ne se trompera peut-être pas beaucoup. Je vais prendre tous les ménagements nécessaires pour lui faire part de cet événement.

 




Créer un site
Créer un site