Air de la Lettre de la Périchole.
Oh ! ma chère amie, je le jure
Que ceci ne dépend pas d' moi.
La triste position qu' j'endure
D'puis si longtemps à caus' de toi
M'oblige : aujourd'hui je te quitte.
Puisque tu voulais me lâcher,
Tu le vois bien, nous sommes quittes ;
C'est inutil' de nous fâcher.
Si, un jour — idée chimérique !
Dans le mond' nous nous rencontrons,
Nous y ferons un peu d' musique,
Et comme autrefois nous chant'rons.
Si, loin de moi, tu es heureuse,
Cela suffira pour mon cœur ;
Notre vie si aventureuse
Ne pouvait conduire au bonheur.
C'est pourquoi il vaut mieux s'entendre
Sans cris, sans larmes et sans bruit.
Je me connais, j'ai le coeur tendre ;
Pour éviter tout c'la, je fuis.
Car je t'aime. Si je suis fou,
C'est de toi, compte là-dessus,
Et je signe : Ton gros Loulou
Qui t'aime, mais qui n'en peut plus.
(Elle sort en pleurant.)
PAUL. - Il entre en riant aux éclats. - Ah ! ma foi, non, c'est impossible, j'y renonce. J'ai mis Uranie dans une voiture de place ; j'ai dit au cocher d'aller très loin encore, plus loin que ça si c'est possible, et de m'attendre. J'ai entendu Uranie qui m'appelait : « Monsieur Paul, monsieur Paul » ; mais brrrrrrouttt, le cheval filait toujours. C'est peut-être mal, ce que j'ai fait là. Ma foi,j'en suis débarrassé et je n'en suis pas fâché. (Virginie, paraît et l'écoute.) Je voudrais bien savoir si Virginie est toujours en colère.
VIRGINIE. - Paul !
PAUL. - Virginie ! (Ils tombent dans les bras l'un de l'autre et se cognent la tête.) Et dire que nous voulions nous séparer !
VIRGINIE. - Comme si c'était possible !
PAUL. - C'est encore une méchanceté de ta famille. Enfin nous voilà réunis, et pour toujours, sans doute.
VIRGINIE. - Espérons-le, mon trésor. En attendant, je vais mettre notre modeste pot-au-feu quotidien.
PAUL. - Va ! À tout à l'heure, ange de ma destinée terrestre ! (Elle sort.) C'est drôle, j'ai un mauvais pressentiment. Malgré la tranquillité dans laquelle nous paraissons entrer, je redoute une catastrophe ; car jamais le bonheur n'a pu stationner pendant vingt-quatre heures sur nos jolies petites têtes. Tiens, voilà le propriétaire ! Que vient-il faire donc ? Ordinairement, je ne le vois que le jour du terme, et encore !
LE PROPRIÉTAIRE. - Ah çà ! dites-moi, monsieur Paul ? depuis, six mois que vous êtes concierge chez moi, il se passe ici un scandale perpétuel. Ma maison a toujours été bien tranquille, monsieur, et comme vous êtes la cause de ce tapage, je vous donne huit jours pour trouver une autre place.
PAUL. - C'est bien, monsieur. Inutile de vous égosiller pour ça ; vous allez attraper une distinction de voix. Je trouverai certainement une meilleure place que dans votre boîte à sardines.
LE PROPRIÉTAIRE. - Enfin, c'est entendu, n'est-ce pas ?
PAUL. - Mais oui, c'est convenu ! (Le propriétaire sort.) Qu'est-ce que je disais ! Nous voilà sur le pavé, à présent !
VIRGINIE. - Qu'est-ce qu'il y a donc, Paul ?
PAUL. - Il y a, il y a que le propriétaire nous chasse ; il prétend que nous nous faisons remarquer. Je te l'avais bien dit, du reste : avec tes inspecteurs du gaz !
VIRGINIE. - Eh bien ! et toi, avec tes grandes dames ! Enfin ne nous disputons pas !
PAUL. - Mais en attendant il faut déménager.
VIRGINIE. - Et où aller ? les loyers sont si chers !
PAUL. - Moi, je sais bien ce que je vais faire ; je vais me précipiter dans le puits.
VIRGINIE. - C'est impossible : dans la cour nous n'avons qu'une pompe ! Moi, j'ai bien envie de me pendre, plutôt !
PAUL. -. Ne fais pas ça, Virginie ! Tu es bien assez laide comme ça ; cela te défigurerait encore plus !
VIRGINIE lève les bras au ciel et sort en disant. - Qu'allons-nous devenir ; Seigneur ?
DOMINGO. Il chante le commencement de ce couplet dans les coulisses ; Paul cherche de quel côté vient ce chant.
AIR : Vous feriez pleurer le bon Dieu.
J'apporte la joie, l'espérance,
Bonheur suprême tant cherché.
Pour mettre un terme à vos souffrances,
D'ici je viens vous arracher.
Je suis le porteur d'un message
Qui va, je crois, bien vous surprendre.
Je le tiens d'un grand personnage
D' qui vous n'aviez rien à prétendre.
PAUL. - Qu'est-ce que tu racontes, mon petit ami ?
DOMINGO. -. En deux mots, monsieur Paul, je m'explique : je suis chargé de vous remettre une lettre qui vous est adressée de l'île Bourbon, et figurez-vous que je l'ai oubliée ; elle est dans ma malle à mon hôtel. Mais comme elle n'était pas cachetée, j'en ai pris connaissance, et je vais vous détailler le contenu. — C'est un monsieur, qui vous a connu quand vous étiez petit, quand vous étiez si gentil, il y a très longtemps... très longtemps. Ce monsieur, s'étant particulièrement intéressé à vous, et étant décédé sans enfants, vous laisse toute sa fortune : trente-huit millions. (Paul tombe foudroyé.) Voyons, monsieur Paul, qu'est-ce qui vous prend ? (Il le secoue.) Monsieur Paul !
PAUL, revenant un peu à lui. -Combien as-tu dit : trente-huit millions ? et il n'y a pas de centimes ? (Il retombe.)
DOMINGO. - Je vous en prie, monsieur Paul !
PAUL. - Non, mais vrai, c'est sérieux ?
DOMINGO. - Il n'y a rien de plus sérieux, monsieur Paul !
PAUL. - Alors écoute-moi, mon ami. Voici ce que tu vas faire. Tu vas aller à la gare, tu demanderas à parler au chef de gare, de ma part. Je ne le connais pas, mais ça ne fait de rien. Tu lui demanderas à quelle heure partent les trains pour l'île Bourbon, et demain matin, au petit jour, nous filons et je t'emmène.
DOMINGO. - J'y cours, monsieur Paul. (Il se sauve.)
PAUL. - Je crains bien que ce soit une plaisanterie, et si j'en parle à Virginie, elle va dire que je suis fou. Franchement, elle ne se trompera peut-être pas beaucoup. Je vais prendre tous les ménagements nécessaires pour lui faire part de cet événement.