THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

PAUL ET VIRGINIE

VAUDEVILLE EN UN ACTE

 

Le Guignol des salons, par L. Darthenay

1888

domaine public

 

PERSONNAGES

PAUL, vieux portier.
LE MARQUIS, vieux gentilhomme.
DOMINGO.
LE PROPRIÉTAIRE.
VIRGINIE, vieille portière.
LA MARQUISE.



La scène représente une place publique.



DOMINGO, seul. - Suis-je enfin arrivé au terme de mon grand voyage ? Voilà six ans, huit mois et quatre jours que j'attends cet heureux instant. Quand j'ai quitté l'île Bourbon, papa m'a dit : « Domingo, puisque, tu vas à Paris, mets-toi à la recherche de mes pauvres amis, Paul et Virginie. On a toujours dit qu'ils étaient, morts. C'est la famille de Virginie qui a fait courir ce bruit ; mais c'est complètement faux, je le sais, puisqu'ils m'ont écrit plusieurs fois. » — Alors, j'ai obéi à mon papa Domingo, et j'ai cherché, tant cherché, que je crois enfin être sur leur trace. D'après les renseignements que j'ai pu obtenir, ils sont concierges par ici. Ils doivent être bien vieux à présent, et ils ne s'aiment peut-être plus autant. — Comment me faire reconnaître ? Je vais leur chanter l'air national de l'île Bourbon.

L'oiseau s'envole
Là-haut, là-haut,
Le pigeon vole
Comme le perdreau.
Va, pauvre folle,
Garde ta maison,
Tu perds la raison.
Le pigeon vole
Là-bas, là-bas,
Le pigeon vole
Et s' mange aux p'tits pois.
Voyons, cherchons, examinons toutes les portes.
(Il sort.)


VIRGINIE. - Quels sont donc ces doux accords ? Il me semble avoir entendu cet air quelque part. Ne serait-ce pas dans la Fille de madame Angot ? Mais non, c'est la chanson de notre pauvre Domingo, notre vieux serviteur de l'île Bourbon. Mais qui donc la chante ici ? Tiens, un noir ! Dis donc, c'est toi qui chantes comme ça, mon petit ami ? Si tu veux avoir cinq centimes, chante-moi un autre couplet de cette chanson, qui me rappelle des souvenirs lointains.

DOMINGO. - Pardon, madame, n'êtes-vous pas madame Virginie ?

VIRGINIE. - Madame... Virginie... ?

DOMINGO. - Ne faites pas l'étonnée, madame, c'est bien vous, j'en suis sûr. Je ne vous ai jamais vue, et cependant je vous ai reconnue tout de suite. Je suis Dominico Domingo, le petit-fils de votre vieux serviteur.

VIRGINIE. - Pauvre chéri ! et tu arrives de là-bas ? Mais tu n'es pas venu à pied ? Il y a des tramways, à présent ; ce n'est pas comme de mon temps.

DOMINGO. - Et monsieur Paul, comment va-t-il ?


VIRGINIE. - Dame, tu sais, Paul, il se fait vieux. Il va comme ci, comme ça ; il a été obligé de reprendre son ancien métier de cordonnier.

DOMINGO. - Et votre famille, qui a tant fait parler d'elle ?

VIRGINIE. - Ah ! oui ! crois-tu que je lui en ai fourni, de la réclame ! Je n'en ai pas beaucoup entendu parler.

DOMINGO. - Enfin, au moins, êtes-vous heureux ?

VIRGINIE. - Il y a plus malheureux, mon ami, mais nous n'avons pas toujours été aussi bien. Avant, d'être ici, j'étais marchande de poisson ; mais ça me déplaisait, à cause de cette odeur insupportable. Paul était photographe ; mais il y en a tant aujourd'hui !

DOMINGO. - Ah ! c'est égal, vous en avez vu de drôles dans votre vie.

VIRGINIE. - À qui le dis-tu ? Et là-bas, on parle toujours de nous ?

DOMINGO. - Mais, plus que jamais.

VIRGINIE. - Quel succès ! Jamais ça ne s'était vu, et encore, à cette époque-là, il n'y avait pas la publicité que nous avons aujourd'hui ; le Petit Journal n'existait même pas.

DOMINGO. - C'est au point qu'on vous a mis en musique sur tous les tons.

VIRGINIE. - Par exemple, je voudrais bien, en avoir un échantillon.

DOMINGO. - Tenez, je vais, vous en donner un modeste aperçu.


AIR : Ohé, Fouinard.

Un jour, Popaul, revenant de la classe,
Rencontra en route sur son chemin
Un' belle enfant, toute remplie de grâce
Et paraissant avoir un gros chagrin.

Qu'avez-vous, gente demoiselle ?
Dit-il en s'approchant vers elle.
Pour-vous consoler, j'ai mon amitié,
Et tout ce qui m' reste dans mon p'tit panier.

Je suis Popaul (bis),
Un p'tit gars qui vous aime bien.
Je suis Popaul (bis),
Mais Popaul n'a rien.

De là survint cette sinistre histoire,
Dont tout le monde fut vite attendri.
Elle prouve bien, le fait est notoire
Pour tous, même dans la gendarmerie,

Que tous ceux qui suivront leur trace,
S'ils veul'nt surmonter cet obstacle,
Blâm'ront Virginie, si fièr' de sa race,
D'avoir mis ainsi en si beau spectacle

Ce pauvr' Popaul (bis),
Qui paya tous les pots cassés.
Ce pauvr' Popaul (bis).
On le plaint assez.


VIRGINIE. - ...C'est ça, on le plaint, lui, et moi, on me jette la pierre. Je ferai démentir ça dans les principaux journaux.

DOMINGO. - À tantôt, madame Virginie !

VIRGINIE. - C'est ça, à tantôt, mon petit ami, et bonne chance dans tes entreprises ! (Il sort.) C'est pourtant vrai, ce qu'il dit là, ce gamin : avoir eu autrefois tant de succès, et aujourd'hui tirer le cordon, si ce n'est pas épouvantable ! Tiens, quel est donc ce personnage qui s'avance si noblement ? Il ressemble à un de mes aïeux qui est mort, après avoir été tué à la bataille de Moule-en-Suif, sous Louis XIV. Est-ce qu'il chercherait un logement ? J'ai justement mon deuxième sur la cour qui va être vacant ; je vais tâcher de le lui colloquer. Il a l'air huppé, il doit y avoir un bon denier à Dieu.

LE MARQUIS, à part. - Ça doit être cette figure-là ; entamons la conversation. (Haut.) Vous avez sans doute entendu parler, madame, de ces nuits sans lune, sombres et ténébreuses, qui couvrent d'un voile épais et impénétrable les plus horribles mystères ?

VIRGINIE. - Oui-i-i-i-i... monseigneur.

LE MARQUIS. - Vous avez alors compris combien il est pénible pour une grande famille, lorsqu'un de ses membres s'en écarte pour courir la prétentaine avec le premier venu, un manant, un marchand de robinets...

VIRGINIE. - Mais attendez donc un peu, monseigneur ; j'ai déjà entendu ça à la Porte-Saint-Martin, par monsieur Taillade.

LE MARQUIS. - Ne raillez pas, Virginie, car c'est bien vous, je le sens. Mon cœur ne peut se tromper, ce cœur qui vous est toujours resté fidèle depuis tant d'années, malgré vos refus.

VIRGINIE, à part. - Tais-toi, mon cœur, as-tu fini ! (Haut.) Monseigneur, je vous reconnais à présent ; vous êtes mon cousin Eusèbe. Mais vous savez bien que j'aime toujours Paul et que je n'épouserai jamais que lui. Je sais bien qu'il a ses défauts ; mais qui donc n'en a pas ? Et puis, vous me dites là des choses... Si Paul vous entendait...

LE MARQUIS. - Mais voyons, Virginie, quelle position est la vôtre, auprès de celle qui vous appartient dans le monde où vous êtes née, et qui vous réclame sans cesse !


AIR : La Princesse de Trébizonde.

Si tu veux, ma blanche colombe,
Seuls tous les deux nous partirons.
Un soir, avant que le jour tombe,
Je te prendrai et nous fuirons,
Viens donc (bis).


VIRGINIE. - Ah ! ne me tentez pas.


LE MARQUIS. -
Je te rendrai la vie heureuse,
Tu ne manqu'ras jamais de rien.
L'hiver, si tu es trop frileuse,
Nous irons prendr' les eaux d'Enghien. (Refrain.)

LE MARQUIS.
Je te mettrai dans un' chaumière
Où l'or se répandra partout.
Tu seras mieux qu'étant portière,
Dans ce taudis où te manqu' tout. (Refrain.)

LE MARQUIS.
Tu porteras riches toilettes,
Bijoux, diamants, rien n'y manqu'ra.
Ma proposition n'est pas bête, ...
J'espèr' que tu l'accepteras. (Refrain.)

VIRGINIE. - Enfin, bref, je réfléchirai, mais ne comptez pas trop là-dessus. Tiens, voici Paul.

LE MARQUIS. - Je me sauve alors. À bientôt ! Je reviendrai vous voir avec ma sœur, la marquise de Tromblon-Phélé.

VIRGINIE. - C'est ça, à bientôt, et mes compliments à madame votre sœur. (Il sort.) Ce cher marquis, il y aura trente-sept ans à la Saint-Cloud qu'il me répète la même chose, et il n'est pas au bout de son répertoire, s'il m'attend encore longtemps. Ah ! voici Paul, ce cher Paul, toujours de plus en plus beau, de plus en plus frais, comme une charmante petite rose qui vient d'éclore.

PAUL. - Quel est donc ce bel oiseau qui vous causait, madame ?

VIRGINIE. - C'est l'inspecteur du gaz, mon ami.

PAUL. - L'inspecteur du gaz !... Mais il change bien souvent, l'inspecteur du gaz !

VIRGINIE. - C'est malheureux que tu arrives si tard, tu aurais vu le petit Dominico, le fils de notre vieux serviteur. Du reste, il va revenir tout à l'heure.

PAUL. - Ah ! qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? J'en ai assez vu, de ces nègres, dans ma jeunesse ! J'en ai conservé dés idées noires.

VIRGINIE. - Mais voyons, Paul, tu n'es plus du tout le même pour ta petite Nie-Nie chérie, adorée, qui t'aime tant.

PAUL. - Mais si, ma petite en sucre, je t'adore toujours, mais plus je vais, plus je pense à notre jeune temps, et cela me rend tout chose.

Air : Je me rapapillole.
Quand je pense à ce souvenir
Du temps passé, je suis ému.
Je voudrais le voir revenir,
Mais, hélas ! il ne viendra plus.
Quand nous allions tous deux ensemble
Dans les sentiers les plus touffus,
Tu me disais :« Oh ! Paul, je tremble »
Ton regard me rendait confus.
En pensant à tous ces beaux jours,
Je suis surexci, surexcité toujours,
Je suis dans la surexcitation,
Je suis dans la surexci, dans la ta, dans la tion,
Dans la surexci, dans la tation,
Dans la surexcitation.

VIRGINIE. - Ce pauvre chéri, il me plonge dans l'attendrissement romanesque.


PAUL. - Je viens d'aller porter les bottes à M. Galuchet, et il ne m'a pas payé. Il n'y a plus moyen de recevoir un sou, c'est désolant.

VIRGINIE. - Ne te tourmente pas, mon Paul, nous aurons probablement des temps meilleurs.

PAUL. - Allons, en attendant, je vais travailler.

VIRGINIE. - Va, mon trésor, va, mon gros chou-chou en zinc. (Il sort.) Croyez-vous qu'il dépérit, ce pauvre gros lapin ! Sa santé, autrefois si florissante, s'en, va continuellement en dégringolant.

LA MARQUISE, à part. - C'est elle, je ne me trompe pas. C'est pénible, ce que mon frère me fait faire là, Enfin, rendons-lui encore ce service. (Haut.) Pardon, mademoiselle ! Vous êtes bien mademoiselle Virginie de la Tour ?

VIRGINIE. - Parfaitement, madame, et vous ?

LA MARQUISE. - Je suis Uranie de La Housspignolle, votre cousine.

VIRGINIE. - Tiens, c't' affaire ! Ben, et chez vous, comment qu' ça va ?

LA MARQUISE. - Ah ! pardon, mademoiselle, parlons peu et parlons bien. Vous avez vu mon frère tout à l'heure, je le sais.

VIRGINIE. - Alors, pisque vous le savez, pourquoi me le demandez-vous ?

LA MARQUISE. - Malgré vos façons sottes et ridicules, mon pauvre frère songe toujours à vous épouser. Je me demande où il a été prendre cette idée bizarre, mais je veux l'en détourner à toux prix.






Créer un site
Créer un site