SCÈNE IV
UN SAPEUR, venant par le fond ; STANISLAS.
STANISLAS, sur la porte du café. - Que cherchez-vous, militaire ?
LE SAPEUR. - Le capitaine Chiclair ! une invitation du colonel pour un déjeuner dînatoire avec lui, à la place, sur le coup de midi.
STANISLAS. - C'est ici ! au café Euphémie, où il loge.
LE SAPEUR. - Et j'en ai l'une subséquente pour le capitaine Vachard.
STANISLAS. - C'est en face, au vingt-deux, les deux cocottes au loto, chez madame Petenvert ; mais, à celle heure, il se fait brosser au billard ici, chez nous... Entrez !
LE SAPEUR, à part. - Subséquemment que je vais leur-z-y remettre les susdites !... (Il entre dans l'estaminet. Haut.) Pardon, excuse, mes supérieurs ! c'est de la part du colonel. — Parfaitement. (Le sapeur s'en va.)
SCÈNE V
VACHARD, sur la porte du café. - Un homme charmant, le colonel ! Dites donc, mon cher, il n'est que temps de nous mettre en tenue ! (Il part et entre chez lui. Dans la coulisse.) Gertrude ! Gertrude !... Boquillon ! mon brosseur !... ma tunique ! mon sabre ! tu n'as pas astiqué mes boutons ce malin, je te colle deux jours de salle de police ! comme tu en as déjà trois-cent-soixante-trois... ça le fera trois cent-soixante-cinq, inscris ça, tu les feras en bloc quand tu auras ton congé !...
(Un temps afin d'habiller les deux capitaines.)
CHICLAIR. - Stanislas ! nom d'un pétard ! mes bottes sont mal cirées... vous les cirez à la bière !... mon sabre !... mes épaulettes !...
(Les deux capitaines entrent en scène.)
CHICLAIR. - Vous êtes prêt ? il ne vous manque rien ?
VACHARD. - Pardon ! vingt-cinq-mille livres de rente.
CHICLAIR. - C'est comme à moi ! allons en route et au trot... cadéro...
VACHARD. - Je ne m'appelle pas Cadéro...
CHICLAIR. - Je le sais bien... c'est un calembour !
VACHARD. - Ah ! au trot cadéro ! parce que je dois monter à cheval.
CHICLAIR. - Vous y êtes ! un cavalier au trot qu'a des rots.
VACHARD. - Je ne comprends pas. Est-ce une personnalité ?
CHICLAIR. - Prenez-le comme vous voudrez. C'est à prendre ou à laisser.
VACHARD. - Je le laisse.
SCÈNE VI
MADAME PETENVERT, EUPHÉMIE, revenant de
l'église et arrêtant les capitaines.
LES DEUX FEMMES. - Où allez-vous ?
LES DEUX CAPITAINES. - Nous dînons chez le colonel ! (Ils sortent.)
MADAME PETENVERT. - J'avais tout préparé, des huîtres, du chablis... j'en suis pour mes frais !...
EUPHÉMIE. - C'est comme moi ! Oh ! le monstre !
MADAME PETENVERT. - C'est la faute à Gertrude, elle aurait pu me prévenir... (À Gertrude qui retient.) D'où venez-vous, effrontée ?
GERTRUDE. - Je viens de chercher du chocolat au rhum pour le capitaine, ça n'a pas été aisé à trouver.
MADAME PETENVERT. - C'est un prétexte pour courir par la ville !
GERTRUDE. - Madame me fâche... Si madame n'est pas contente ?...
MADAME PETENVERT. - Assez ! venez ! (Elles rentrent chez elles.)
SCÈNE VII
EUPHÉMIE, STANISLAS.
EUPHÉMIE. - Stanislas ! Garçon ! Pourquoi n'êtes-vous pas venu me dire que le capitaine ne déjeunait pas ?
STANISLAS. - Je n'en savais rien... et puis, d'ailleurs, j'en ai assez de votre capitaine ! Mademoiselle Euphémie, il est temps que je me déclare. Si je reste chez vous à servir le client... c'est par amour... J'ai du bien... dans mon pays et je le mets à vos pieds... je vous offre mon cœur et ma fortune... mais plus de capitaine !
EUPHÉMIE. - Oh ! infamie ! quelle horreur ! vous me dites des impuretés !... Garçon ! je resterai fidèle à mon capitaine, prenez votre balai et nettoyez le devant de mon estaminet. Une fois n'est pas coutume, arrosez mes épinards de mer, lavez le trottoir !... Entendez-vous ! plus un mot ou je vous chasse ! quelle audace ! quel galopin ! (Elle rentre chez elle.)
SCÈNE VIII
STANISLAS, puis GERTRUDE.
STANISLAS. - Alors ! je ne respecterai plus rien ! je débinerai la boutique... En v'là une marchande d'eau chaude ! C'est moi qui la fais ! quelle boîte ! Oui, je vas te balayer ton trottoir, et les arroser tes épinards !... (Il prend un balai, renverse les caisses, les transporte devant la maison Petenvert.)
GERTRUDE. - Qu'est-ce que vous faites, monsieur Stanislas ?
STANISLAS. - J'arrose, je balaie ! je suis furieux ! je casse tout ! oh ! non ! je ne resterai pas dans sa boîte !
GERTRUDE. - Vous ferez bien, Moi j'ai rendu mon tablier à la Petenvert !...
STANISLAS. - Si je rendais mon balai à l'Euphémie ?
GERTRUDE. - Vous auriez raison... Des filles qui logent des capitaines au mois ; c'est pas des maisons honnêtes !...
STANISLAS. - Je m'en vas ! (À la porte du café.) L'Euphémie, tu peux chercher un autre garçon. V'là le balai, v'là le torchon !... Gertrude, vous êtes belle fille, vous avez des économies, je vous offre...
GERTRUDE. - Quoi ?
STANISLAS. - Une partie et à dîner dans les fortifications.
GERTRUDE. - Je veux bien ; mais je vas appeler le brosseur.
STANISLAS. - Qui ? Boquillon ? je n'ai pas besoin de lui !
GERTRUDE. - Je ne découche jamais sans lui.
STANISLAS. - En ce cas ! Zut ! zut, zut !...
BOQUILLON, arrivant. - Zut ! toi-même, espèce de larbin !
(Ils se fâchent, se battent. Gertrude se sauve. — Pile sur laquelle le rideau tombe. Coups de balai. Seau de fer blanc. Pile. On ne voit plus que des jambes en l'air.)
DEUXIÈME TABLEAU.
SCÈNE PREMIÈRE
Même décor.
Le tambour passe et bat ta retraite.
SCÈNE II
VACHARD et CHICLAIR, ivres tous les deux.
VACHARD. - Le colonel, un homme charmant qui fait bien les choses !
CHICLAIR. - Quelles heures peuvent-ils être ? Je n'y vois goutte. (Dix heures sonnent au loin.)
VACHARD. - Dix heures ! ça ne peut être que dix heures du soir ! Dites donc, mon cher, est-ce assez peu éclairé ! adorable, le colonel !
CHICLAIR. - Il nous a bien reçus. Après le café, le pousse-café, le gloria, le petit verre, la rincette, la surrincette ! la bière, le punch au rhum et pour faire couler tout ça, une salade d'oranges et un homard avec une absinthe panachée... et des cigares !...
VACHARD. - Des infectados et des crapulados première qualita, venant des îles Manillas et Havanas. (Il rote.)
CHICLAIR. - À vos souhaits !...
VACHARD. - Parfaitement ! c'est mon homard qui ne passe pas.
CHICLAIR. - Le mien est dans mes bottes ; mais la salade d'oranges est récalcitrante. Elle se place mal.
VACHARD. - Bonne nuit ! dormez bien !...
CHICLAIR. - Et vous aussi ! heureux mortel !
VACHARD, se cogne dans les ifs. - Ah ! les épinards de mer !... Dites donc, mon cher, j'allais en faire une bonne.
CHICLAIR. - Quelle bonne ? Gertrude ?
VACHARD. - Mais non ! c'est les orangers, les ifs... j'allais entrer chez vous, mon cher ! à l'estaminet.
CHICLAIR. - Pas de bêtises, hein ? Dites donc, vous êtes un peu ému.
VACHARD. - J'ai mon plumet, je l'avoue ; mais vous êtes pochard.
CHICLAIR. - Pochon ? le petit myope qui a permuté !
VACHARD. - Ça m'est égal ! Bonsoir !...
(Ils entrent l'un chez l'autre.)
Rideau, cinq minutes d'entracte.
TROISIÈME TABLEAU.
Il fait jour. — Même décor.
SCÈNE PREMIÈRE
EUPHÉMIE, MADAME PETENVERT, sortant de chez elles.
EUPHÉMIE. - Bonjour, chère madame, avez-vous passé une bonne nuit ?
MADAME PETENVERT. - Pas trop, et vous ?
EUPHÉMIE. - Oh ! moi non plus. Toute la nuit, il a fallu jouer de la seringue avec le capitaine, et mon garçon de café qui a décampé. Ah ! quel embarras ! pas d'eau chaude ! des lavements froids.
MADAME PETENVERT. - Moi, je ne sais pas ce que le mien a mangé ; mais je ne l'ai jamais vu si malade. Ça sent encore l'oranger chez moi, et je déteste cette odeur.
SCÈNE II
CHICLAIR, à la fenêtre de madame Petenvert. - Garçon ! mes bottes ! le Moniteur, ma pipe !
VACHARD, à la fenêtre d'Euphémie. - La bonne, un chocolat au rhum, ma pipe et l'Annuaire...
MADAME PETENVERT, à part. - Ah ! ciel ! quelle méprise !
EUPHÉMIE. - Ah ! mon Dieu ! c'était l'autre ! (Elles s'enfuient.)
VACHARD, sur la porte du café. - Qu'est-ce que vous faites chez moi ?
CHICLAIR, sur la porte de madame Petenvert. - Et vous, chez moi ?
VACHARD. - Vous avez souillé ma couche.
CHICLAIR. - Et vous avez déshonoré mes pantoufles !
VACHARD. - Je l'avoue, j'ai été malade toute la nuit. Un fleuve qui remonte vers sa source.
CHICLAIR. - Vous ne respectez rien !
VACHARD. - Vous avez mon foulard sur la tête !
CHICLAIR. - Et vous, mon bonnet de coton.
VACHARD. - Ça ne se passera pas comme ça...
CHICLAIR. - Non, morbleu ! Nous sommes militaires !... L'honneur avant tout. Au sabre !... Arrivez et au premier sang !...
SCÈNE III
VACHARD. - Où sont vos témoins ? — Je n'en ai pas !
CHICLAIR. - Ni moi non plus ! — Prenons ces dames !...
EUPHÉMIE et MADAME PETENVET, se jetant entre eux - Arrêtez ! — Écoutez-nous ! Soyez justes et généreux.
VACHARD. - Laissez-nous ! Celte trahison veut du sang.
EUPHÉMIE. - Non, vous ne vous battrez pas !... Vous êtes trop malades ! Allez vous coucher. — Non ! (Elles s'évanouissent.)
VACHARD. - C'est vrai, que j'ai été malade toute la nuit...