THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

SCÈNE VI

POLICHINELLE, GÉRONTE


GÉRONTE, sortant de chez lui. - Ah ! vous voilà, Monsieur Polichinelle, j‘allais justement chez vous.

POLICHINELLE. - Et que me vaut l‘honneur de votre visite, Monsieur Géronte ? Avez-vous besoin de mon ministère ?

GÉRONTE. - Pas pour aujourd'hui. Je voudrais vous demander un petit renseignement.

POLICHINELLE. - À vos ordres, Monsieur Géronte.

GÉRONTE. - Dites-moi, vous connaissez Léandre qui demeure là, en face de chez moi ?

POLICHINELLE. - Si je le connais ? Je crois bien, c‘est mon client.

GÉRONTE. - Eh bien, qu‘en pensez-vous ?

POLICHINELLE. - Ce que j‘en pense ? C‘est un bon garçon !

GÉRONTE. - Un bon garçon ! Ça ne suffit pas ! Est-ce un homme rangé ? A-t-il des dettes ?

POLICHINELLE. - Il ne me doit rien ! Il est très rangé et il n‘est pas ?er.

GÉRONTE. - Comment cela ?

POLICHINELLE. - Jamais je ne lui ai fait une paire de souliers, sans qu‘en me payant, il n‘ait voulu trinquer avec moi. Il a une certaine liqueur des îles qu‘il se fait plaisir à me faire goûter et, comme si nous étions deux vieux amis, il en remplit deux verres que nous buvons à notre santé. Quelquefois nous redoublons, oh ! non ! Il n‘est pas ?er !

GÉRONTE. - Oui ! oui ! Et cette liqueur des îles ? Dites-moi, elle est très forte ?

POLICHINELLE. - Hum ! hum ! Il ne faudrait pas en boire beaucoup pour que ça vous monte à la tête.

GÉRONTE. - Oui ! oui !

POLICHINELLE. - Mais nous la supportons très bien.

GÉRONTE. - Vous en avez bien bu d‘autres.

POLICHINELLE. - Ah ! je crois bien ! Monsieur Léandre est un ?n gourmet.

GÉRONTE. - Ah ! ah !

POLICHINELLE. - Il m‘a dit qu‘un jour il me ferait boire d‘un certain vin de Constance...

GÉRONTE. - Oh ! oh !

POLICHINELLE. - Mais je ne lui ai pas rappelé cette promesse ! D‘ailleurs, la liqueur des îles me suf?t.

GÉRONTE. - Eh bien, je vous remercie de vos renseignements, Monsieur Polichinelle, j‘en ferai pro?t.

POLICHINELLE. - Votre serviteur ! Monsieur Géronte. (Il sort.)

 

SCÈNE VII

GÉRONTE.


     Il est bon de prendre des informations, sans en avoir l‘air, on apprend bien des choses que les intéressés s‘efforcent de cacher. Malgré tout le bien que Polichinelle m‘a dit de Léandre, je crois découvrir que ce garçon a un certain penchant pour l‘ivrognerie. Non pas qu‘il se livre à l‘absorption de liquides vulgaires, mais le choix même qu‘il fait des liqueurs rares, indique qu‘il serait tout disposé à en abuser. Faisons bien attention. Je ne veux pas d‘un gendre ivrogne, ma ?lle serait trop malheureuse. Continuons ma petite enquête. J‘aperçois Pierrot, le boulanger, sur le seuil de sa porte, nous allons voir ce qu‘il va me dire celui-là ! Pierrot ! Hé ! Pierrot ! Venez un peu.
 

SCÈNE VIII


GÉRONTE, PIERROT


PIERROT. - Me voilà, Monsieur Géronte, que me voulez-vous ?

GÉRONTE. - Y a-t-il longtemps que vous habitez le quartier ?

PIERROT. - Voici plus de dix ans, Monsieur Géronte, que j‘ai installé ici ma boulangerie.

GÉRONTE. - Alors vous devez connaître toutes les personnes du voisinage ?

PIERROT. - Assurément ! Tout le monde vient chez le boulanger et le boulanger vient aussi chez tout le monde.

GÉRONTE. - Alors vous devez connaître Léandre ?

PIERROT. - Si je connais monsieur Léandre ! C‘est le plus brave cœur qui soit au monde.

GÉRONTE. - Il ne vous doit rien ?

PIERROT. - C‘est moi, plutôt qui lui dois, Monsieur Géronte, et je ne pourrai jamais m‘acquitter envers lui.

GÉRONTE. - Comment cela ?

PIERROT. - Figurez-vous que lorsque je me suis établi, j‘ai fait beaucoup de jaloux. On ne voulait pas que je réussisse et chaque jour on me causait des ennuis. Tantôt on enlevait mon enseigne, d‘autres fois ou démolissait ma boutique, en on vint même à me guetter pour me donner des coups de bâton.

GÉRONTE. - Et qui donc cela ?

PIERROT. - Ils étaient plusieurs. Il y avait d‘abord le gros Mascarille qui se faisait un plaisir de me mettre le poing sous le nez ; puis Mezzetin, Arlequin et d‘autres encore qui se jouaient de ma faiblesse ; car je ne suis pas fort et je n‘aime pas les disputes. Un jour que je venais d‘être molesté par ces drôles, Monsieur Léandre entra dans ma boutique et me demanda la cause de mon chagrin. Je le lui dis et alors si vous l‘aviez vu se mettre en colère, il était admirable ! - Sois tranquille, Pierrot, me dit-il, ils ne recommenceront pas. En effet, le lendemain, Mascarille étant venu, Léandre le provoqua et l‘arrangea de telle sorte que le drôle demanda grâce ; il agit de la même façon avec Mezzetin, Arlequin et les autres qui finirent par me laisser tranquille. Ah ! c‘est qu‘il est fort Monsieur Léandre et on aurait tort de s‘attaquer à lui.

GÉRONTE. - Il a l‘air pourtant bien tranquille.

PIERROT. - Oui ! mais si on l‘excite, c‘est un lion !

GÉRONTE, à part. - C‘est bon à savoir ! (Haut) Merci, mon bon Pierrot, je ferai profit de ton renseignement.

PIERROT. - Voyez-vous, Monsieur Gérants, si jamais Monsieur Léandre se marie, je vous réponds qu‘il saura faire respecter sa femme ! Excusez-moi de vous quitter, Monsieur Géronte, mais mon travail m‘oblige à rentrer chez moi. (Il sort).

SCÈNE IX

GÉRONTE.
 

     Comme il fait bon de prendre des informations sans en avoir l‘air, on apprend des choses qu‘on ne vous dirait pas si vous interrogiez directement. Comment aurais-je pu savoir que ce petit Léandre se livrait à l‘ivrognerie et était batailleur ? Certainement on ne le voit point trébucher dans les rues ni se colleter avec les gens du commun, mais néanmoins ce que viennent de m‘apprendre Polichinelle et Pierrot m‘invite à me mettre sur mes gardes. Je serais désolé d‘avoir donné ma fille à un mari qui pût la rendre malheureuse !... Tiens ! Voici Monsieur Pascalin qui rentre chez lui ! Comment allez-vous, Monsieur Pascalin ?

SCÈNE X

GÉRONTE, PASCALIN.
 

PASCALIN. - Très bien, Monsieur Géronte, et vous même ?

GÉRONTE. - Ma santé est bonne, merci. D‘où venez-vous donc ainsi ?

PASCALIN. - C‘est notre jeune voisin qui me fait courir.

GÉRONTE. - Léandre ! Est-ce que par hasard, il ne payerait point ?

PASCALIN. - Ah ! Dieu non. Il paye comptant ; c‘est mon meilleur client. Seulement, il est exigeant.

GÉRONTE. - Vraiment.

PASCALIN. - Tenez vous allez en juger... mais je ne sais si je dois...

GÉRONTE. - Quoi donc ?

PASCALIN. - Vous parler de cela, car c‘est un secret et il m‘a fait promettre de n‘en rien dire.

GÉRONTE. - Alors ne m‘en dites rien.

PASCALIN. - Mais vous êtes un homme sérieux, Monsieur Géronte, vous le garderez pour vous. Voici donc la chose : Monsieur Léandre, m‘a commandé un habit superbe avec la culotte et le gilet ; comme je n‘avais pas d‘étoffe assez précieuse chez moi, il m‘a remis un échantillon et je cours tous les marchands de soie depuis deux jours pour trouver cette marchandise.

GÉRONTE. - Et vous avez réussi ?

PASCALIN. - Oui, Monsieur Géronte, on va me rapporter tout à l‘heure.

GÉRONTE. - Et voilà votre grand secret ?

PASCALIN. - Non. Écoutez, mais n‘en dites rien. Il paraît que c‘est un habit de mariage.

GÉRONTE. - Ah ! ah ! Et qui doit-il épouser ?

PASCALIN. - Il n‘a pas voulu me le dire ; mais c‘est une charmante jeune ?lle qu‘il adore et dont il est aimé.

GÉRONTE. - Ouais ! Et ce mariage est prochain ?

PASCALIN. - Je n‘en sais rien, mais il me presse et veut en outre que je mette en état toute sa garde-robe.

GÉRONTE. - C‘est, je vois, un bon client pour vous !

PASCALIN. - Le meilleur, il ne regarde pas à l‘argent. Il lui faut les plus belles choses et il a un goût tout à fait délicat.

GÉRONTE. - Ce n‘est pourtant pas un grand seigneur.

PASCALIN. - Non ! Mais il aime à se vêtir comme eux.

GÉRONTE. - Cela doit lui coûter cher !

PASCALIN. - Eh ! Eh ! pas mal, mais je ne m‘en plains pas !

GÉRONTE. - Il est donc bien riche !

PASCALIN. - Je crois qu‘il a une certaine fortune, qu‘il dépense selon ses goûts. Et il a raison !

GÉRONTE, à part. - Il a raison... Il a raison... C‘est à savoir !

PASCALIN. - Au revoir, Monsieur Géronte, je rentre chez moi !

GÉRONTE. - Bonjour, Monsieur Pascalin. (Pascalin sort.)
 

SCÈNE XI

GÉRONTE, seul.

 

      Je suis content d‘avoir vu ce Pascalin, il a complété mes renseignements sur le sieur Léandre qui se permet d‘aimer ma fille sans mon autorisation. Eh bien, j‘aurais fait une belle sottise si j‘avais donné tout de suite mon consentement ! Un buveur ! un batailleur ! un prodigue ! Elle eut été en de belles mains ! Je vais aller tout de suite trouver Isabelle et lui dire qu‘elle n‘ait plus à compter sur ce parti. (Il rentre chez lui.)

 

SCÈNE XII

LÉANDRE, sortant de chez lui.


     Ah ! je me meurs d‘impatience ! Monsieur Géronte a dû voir tous nos voisins et il sait maintenant à quoi s‘en tenir, je vais aller chez lui chercher sa réponse. C‘est singulier, je me sens inquiet et pourtant je n‘ai rien à me reprocher ; mais Géronte n‘est pas un homme comme les autres, la où il n‘y a rien, il trouve quelque chose, il est peureux, méticuleux, il est même un peu sourd, ce qui fait qu‘il interprète mal tout ce qu‘on lui dit, j‘ai hâte de savoir sa décision. Je vais frapper à sa porte. (Il va à la porte de Géronte.)

 

SCÈNE XIII

LÉANDRE, ISABELLE.

 

ISABELLE. - Quoi, c‘est vous, Monsieur, vous osez vous présenter encore après tout ce qu‘on vient de dire de vous ?

LÉANDRE. - Dites-moi ? Qu‘a-t-on pu dire de moi ?

ISABELLE. - J‘en suis encore tout émue ! On a dit que vous étiez un ivrogne.

LÉANDRE. - O ciel ! moi ivrogne !

ISABELLE. - Un batailleur !

LÉANDRE. - Moi ! Et vous avez cru... ?

ISABELLE. - Un prodigue !

LÉANDRE. - Un prodigue ! Et qui a dit cela ?

ISABELLE. - Mais vos fournisseurs, qui vous connaissent bien. Messieurs Polichinelle, Pierrot, Pascalin.

LÉANDRE. - Je n‘en reviens pas ! Ce n‘est pas possible !

ISABELLE. - Ce n‘est que trop vrai ! Mon père vient de les interroger tout à l‘heure.

LÉANDRE. - Mais vous n‘avez pas cru un mot de tout cela.

ISABELLE. - Moi ! je ne sais que penser ! Il me semble que c‘est impossible. Mais mon père le croit et c‘est lui qu‘il faut détromper et ça ne sera pas facile.

LÉANDRE. - Je suis sûr que votre père a mal interprété ce qu‘ils lui ont dit. Je les connais, ils ne sont pas capables d'avoir dit du mal de moi ! Je vais parler à votre père !

ISABELLE. - C‘est inutile ! Il est en colère, il ne vous recevra pas.

LÉANDRE. - Je ne puis pourtant pas rester sous le coup de ces injustes accusations.

ISABELLE. - Ainsi donc, rien n‘est vrai ?

LÉANDRE. - Mais non ! chère Isabelle, rien n‘est vrai ; c‘est pour cela qu‘il faut que je parle à votre père.

ISABELLE. - Eh bien, le voici ! Tâchez de le convaincre.

 

SCÈNE XIV


Les mêmes, GÉRONTE

 

GÉRONTE. - Quoi ! Je vous trouve encore ici, Isabelle, en conversation avec Léandre.

ISABELLE. - Mon père, ce qu‘on vous a dit n‘est pas vrai.
 




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