LES RENSEIGNEMENTS
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Lemercier de Neuville
comédie en un acte
PERSONNAGES :
GÉRONTE,
ISABELLE, sa fille,
LÉANDRE,
POLICHINELLE,
PIERROT,
PASCALIN.
Une place publique
À droite, maison de Géronte. - à gauche, celle de Léandre.
SCÈNE PREMIÈRE
ISABELLE, sortant de chez Géronte ; LÉANDRE, sortant de chez lui.
LÉANDRE. - Isabelle !
ISABELLE. - Léandre !
LÉANDRE. - Laissez-moi vous dire combien j ‘ai de plaisir à vous voir.
ISABELLE. - Et moi aussi, Léandre !
LÉANDRE. - Je pense à vous tant le temps, le jour, la nuit, votre chère ?gure s'empare de mon esprit et certainement je tomberai malade si je ne puis obtenir cette main. Pourquoi me dire toujours d'attendre ?
ISABELLE. - Ah ! cher Léandre, je ne suis pas moins pressée que vous et c‘est par prudence que je tarde le moment de notre bonheur ! Géronte, mon père, est un esprit inquiet, il m'adore et voudrait me rendre heureuse, aussi prend-il ses précautions.
LÉANDRE. - Il en prend trop ! Et vous aussi, cruelle, car vous lui avez caché les sentiments que j'ai pour vous.
ISABELLE. - Qu‘en savez-vous ?
LÉANDRE. - Serait-ce vrai ? Lui auriez-vous parlé ?
ISABELLE. - Eh ! sans doute, je lui ai parlé ! Tenez pas plus tard que ce matin.
LÉANDRE. - Ciel ! que me dites vous ?
ISABELLE. - Oui, ce matin, quand je suis allée lui souhaiter le bonjour. Il me dit : - Qu'as-tu, Isabelle ? Tu es pâle depuis quelques jours, es-tu souffrante ? - Non, mon père, lui dis-je. - Tu me trompes, tu as quelque chose, les pères s‘y connaissent. Dis-moi tout ! - Alors, je me suis mise à pleurer. Il m’embrassa tendrement et doucement il me dit : C'est ton petit cœur qui souffre n’est-il pas vrai ? Pourquoi me le cacher ? Allons sois confiante ! - Mais en pleurant encore plus fort, je laissai échapper votre nom.
LÉANDRE. - Chère Isabelle, et qu'a-t-il dit ?
ISABELLE. - Il a dit : Je ne puis pas lui proposer ma fille ! S‘il t‘aime, qu’il se déclare et alors nous verrons !
LÉANDRE. - Enfin ! je puis donc lui dire tout ce que j'éprouve pour vous.
ISABELLE. - Et je crois que le plus tôt sera le mieux, car il est très versatile et il ne faut pas lui laisser le temps d'avoir un autre avis.
LÉANDRE. - Certainement ! Et puisqu’il est bien disposé ce matin, je vais...
ISABELLE. - Mais le voici ! Parlez lui tout de suite.
LÉANDRE. - Devant vous ?
ISABELLE. - Pourquoi pas, après ce que je lui ai con?é !
LÉANDRE. - Ah ! je tremble ! s’il allait me refuser !
ISABELLE. - Du courage ! Je vous promets de ne pas épouser un autre que vous !
SCÈNE II
Les mêmes, GÉRONTE
GÉRONTE. - Qu'est-ce que je vois ? Léandre causant avec ma fille !
LÉANDRE. - Oui, Monsieur Géronte, Léandre que vous avez connu tout petit.
GÉRONTE. - Je vous ai connu tout petit ?
LÉANDRE. - Sans doute ! Rappelez-vous ! Mon père était procureur et vous étiez son ami.
GÉRONTE. - En effet, je me souviens ! Et vous êtes le fils de mon ancien ami ?
LÉANDRE. - Oui, Monsieur Géronte.
GÉRONTE. - Ça n‘est pas une raison pour parler à ma fille.
LÉANDRE. - Je lui demandais quand je pourrais me présenter chez vous.
GÉRONTE, méfiant. - Ouais ! chez moi ! Et pourquoi faire ?
LÉANDRE. - Eh bien, Monsieur, c‘est pour…
ISABELLE. - Oui, c‘est pour…
GÉRONTE. - Ne l'interromps pas ! Laisse-le s‘expliquer.
LÉANDRE. - J‘ai pour vous le plus grand respect, Monsieur Géronte.
GÉRONTE. - Je le comprends !... Et je le mérite.
LÉANDRE. - Je serais désolé de vous être désagréable en quoi que ce soit.
GÉRONTE. - Et... vous avez bien raison.
LÉANDRE. - Pour vous parler, je m’abrite sous le souvenir de mon père.
GÉRONTE. - Pourquoi tant de préparations ? Dites-moi tout de suite ce que vous avez à me dire.
LÉANDRE. - Certainement ! Je voulais…
ISABELLE, Bas à Léandre. - Mais parle donc !
LÉANDRE. - Eh bien, Monsieur, je voulais me présenter chez vous pour vous demander la main de Mademoiselle Isabelle, votre fille.
GÉRONTE. - Ah ! ah ! vous aimez ma fille... ?
ISABELLE. - Et moi aussi, papa, j‘aime Léandre.
LÉANDRE. - Nous nous aimons tous les deux !
GÉRONTE. - J‘entends bien ! Vous vous aimez sans mon autorisation.
LÉANDRE. - C‘est pour cela que nous vous la demandons !
GÉRONTE. - Et vous avez commencé par vous passer de ma permission.
LÉANDRE. - Comment faire autrement ?
GÉRONTE. - Mais...
LÉANDRE. - Supposez que je vous ai demandé la permission d‘aimer Mademoiselle Isabelle et que vous me l‘ayez accordée, il se peut que Mademoiselle Isabelle ne m‘ait point aimé et alors... ?
GÉRONTE. - Je vous aurais dit de vous retirer.
LÉANDRE. - Il est donc mieux pour tout le monde que je me sois assuré d‘abord du cœur de votre fille.… Mais n‘avez plus maintenant qu'à donner votre consentement à notre hymen.
GÉRONTE. - N'allons pas si vite. Comment avez-vous connu ma fille ?
LÉANDRE. - Je demeure en face. En me mettant à ma fenêtre, je l‘ai vue à la sienne. La première fois, elle a rougi et tiré ses rideaux. La seconde fois, je lui ai souri et elle a baissé les yeux ; la troisième fois...
GÉRONTE. - Abrégez ! Je sais comment cela se passe.
LÉANDRE. - Eh bien, je l'ai rencontrée un jour où elle revenait de la messe, je lui ai parlé, elle me répondit et peu à peu nous nous aperçûmes que nous nous aimions.
GÉRONTE. - Toujours sans mon consentement. Mais enfin, Léandre, il ne suffit pas de s'aimer pour se marier.
LÉANDRE. - C‘est juste ! Mais d‘abord vous connaissiez mon père, il m‘a laissé quelque fortune.
GÉRONTE. - Ah ! ah ! Il était riche, le procureur, si je m‘en souviens bien.
LÉANDRE. - Il avait sa petite aisance.
GÉRONTE. - Mais cela ne suffit pas ! Un père ne donne pas ainsi sa fille à l'étourdie. Je ne vous connais pas, vous pouvez avoir de nombreux défauts, aussi, avant tout, mon devoir est de prendre sur vous des renseignements.
LÉANDRE. - Je ne crains rien, Monsieur Gérants. Prenez-les, et vous verrez que vous ne vous repentirez pas de votre choix.
GÉRONTE. - Encore faut-il savoir à qui je puis m'adresser ?
LÉANDRE. - Un garçon, seul, n‘a pas beaucoup de relations, mais vous pouvez vous adresser à tous mes fournisseurs, nos voisins : Polichinelle, le cordonnier ; Pierrot, le boulanger- ; Pascalin, le tailleur ; ils vous diront qui je suis.
ISABELLE. - C‘est cela ! va les interroger tout de suite, papa, nous t'attendrons ici.
GÉRONTE. - Non pas ! Je ne veux pas vous laisser ensemble. Rentre avec moi, Isabelle, je ferai ces petites visites dans la journée. (Géronte rentre chez lui avec Isabelle.)
SCÈNE III
LÉANDRE.
Allons ! tout va bien ? Je vais être l‘heureux mari d‘Isabelle. Personne ne peut donner sur moi de mauvais renseignements. Je n‘ai pas d‘ennemis et ma conduite ne laisse rien à désirer. Ah ! le joli petit ménage que nous allons faire ! Le matin, je travaillerai mes livres de droit, car plus que jamais je veux devenir docteur, pendant ce temps, Isabelle s‘occupera du ménage, nous préparera notre déjeuner, puis, après le repas, nous ferons de belles promenades et, avant de rentrer, nous ferons une petite visite au beau-père. Ce sera charmant ! Tiens voici Polichinelle mon cordonnier, je vais l‘avertir de la visite de Géronte.
SCÈNE IV
LÉANDRE, POLICHINELLE
LÉANDRE. - Eh ! bonjour, Monsieur Polichinelle !
POLICHINELLE. - Bonjour Seigneur Léandre. Vous prenez le frais !
LÉANDRE. - Oui ! Je me sens tout guilleret ce matin.
POLICHINELLE. - Tant mieux ! La bonne santé fait la belle humeur !
LÉANDRE. - Et savez-vous pourquoi vous me voyez aussi joyeux ?
POLICHINELLE. - Non, vraiment !
LÉANDRE. - C‘est que je vais me marier !
POLICHINELLE. - Ah, bah ! Contez-moi donc ça ?
LÉANDRE. - Oui, je vais me marier ! Et devinez avec qui ?
POLICHINELLE. - Avec qui ? Voyons... avec mademoiselle Arthémise ?
LÉANDRE. - Elle est trop vieille, vous n‘y êtes pas
POLICHINELLE. - Alors c‘est avec mademoiselle Araminthe...
LÉANDRE. - Elle est trop riche, elle ne voudrait pas de moi.
POLICHINELLE. - Alors je ne vois pas...
LÉANDRE. - C‘est que vous n‘avez pas d‘yeux ! J’ai demandé la main de mademoiselle Isabelle.
POLICHINELLE. - La fille à monsieur Géronte ! Ah ! bien c‘est un beau brin de fille !
LÉANDRE. - N‘est-ce pas ! Son père n‘a encore dit ni oui si non. Il veut prendre des renseignements avant de se décider. Je ne sais pas même s‘il ne viendra pas vous interroger.
POLICHINELLE. - Il peut venir et vous, vous pouvez être tranquille. Les souliers que je vous ai faits, vous me les avez toujours payés comptant. Je ne manquerai pas de le lui dire.
LÉANDRE. - Merci, mon bon Polichinelle.
POLICHINELLE. - Oh ! il n‘y a pas de quoi ! Je ne dirai que la vérité ! Avec ça, que vous n‘êtes pas fier ! Chaque fois que vous m‘avez payé une facture, nous avons trinqué ensemble, comme deux amis, cela ne s‘oublie pas ! Allez, Monsieur Léandre, si votre mariage ne dépend que de mes renseignements, il est fait.
LÉANDRE. - Merci, mon brave Polichinelle ! À propos, pour le jour du mariage, il me faudra une paire de souliers, bien beaux...
POLICHINELLE. - J'ai votre mesure ! Je vais les commencer en rentrant chez moi.
LÉANDRE. - Merci ! (Léandre rentre chez lui.)
SCÈNE V
POLICHINELLE.
Dire du mal de ce bon Monsieur Léandre, qui est si gentil et me paye si bien. Non ! Non ! D‘ailleurs, s‘il se marie, cela me fera une pratique de plus. Et quels jolis souliers je ferai à mademoiselle Isabelle, dont le pied mignon les fera si bien valoir ! Ah ! si j‘avais seulement une douzaine de pratiques comme lui, je ferais mieux mes affaires ! Mais ici, ce ne sont que des besogneux et des avares. Ils veulent que leurs souliers durent toute leur vie. Ils les font ressemeler sans cesse ; quand le dessus résiste, c‘est le dessous qu‘il font rajeunir ; ils ont des chaussures composées de pièces et de morceaux et en sont fiers comme si elles étaient neuves ! Mais cela ne nous enrichit pas !