THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

MALALATESTA. - Vous êtes vraiment trop aimable ! j'ai des visites toute la journée ; en rentrant chez moi, je viendrai vous prendre. Je vous suis. (Ils sortent).


SCÈNE VI


PIERROT, POLICHINELLE


POLICHINELLE, à part. - Ma foi ; tant pis ! Le coup est fait ! (Haut) Où est donc le docteur ?

PIERROT. - Il est dans son cabinet avec son confrère Malalatesta.

POLICHINELLE. - Qu'il y reste le plus longtemps possible.

PIERROT. - Oui ! mais il faudra bien qu'il en sorte ! Et alors ?

POLICHINELLE. - Alors nous tâcherons de nous en tirer !

PIERROT. - C'est sa faute après tout ; au docteur. Voilà un homme qui depuis longtemps ne nous nourrit qu'avec du pain et de l'eau, et qui nous laisse seuls devant un copieux déjeuner. Il est bien évident que personne n'eût hésité à y goûter. La faim justifie les moyens !

POLICHINELLE. - Tu es très spirituel ! Ah ! ce pâté : comme il était savoureux !

PIERROT. - Ce perdreau froid, coupé en tranches, entièrement désossé et couché douillettement dans la gelée était d'une saveur !

POLICHINELLE. - Il y a bien longtemps que je n'en avais mangé de semblable.

PIERROT. - Moi ! je n'en avais jamais mangé.

POLICHINELLE. - Et si tu avais goûté à la croûte ?

PIERROT. - Tu y as goûté, toi ! Pourquoi m'as-tu empêché d'en prendre ?

POLICHINELLE. - Je n'y ai pas touché non plus. C'eût été une imprudence. Le docteur, en retrouvant son pâté intact à l'extérieur, ne pensera pas que nous avons fait disparaître l'intérieur. Un pâté se garde ; comme son déjeuner est retardé, il ne l'entamera pas et se jettera sur la poularde !

PIERROT. - C'est probable ! mais enfin, si par hasard il lui prenait envie d'y goûter ?

POLICHINELLE. - Et bien, nous lui dirions qu'il l'a mangé.

PIERROT. - Il saura bien que non !

POLICHINELLE. - En le lui affirmant avec aplomb, il commencera par douter et finira par se persuader qu'il l'a réellement avalé.

PIERROT. - J'en doute…

POLICHINELLE. - Enfin, c'est un moyen de cacher notre gourmandise. Mais ne va pas faiblir ; soutiens mordicus, comme moi ; sans cela nous sommes perdus !

PIERROT. - N'aie pas peur !

POLICHINELLE. - D'abord il ne faut jamais avouer, surtout quand il n'y a pas de preuves ! Et il n'y en a pas, personne ne nous a vus.

PIERROT. - Personne ! Il me semble que le Docteur vient de reconduire son confrère ; il va venir continuer son déjeuner.

POLICHINELLE. - Attention, alors ! Et de l'aplomb !


SCÈNE VII


PIERROT, POLICHINELLE, LE DOCTEUR.


LE DOCTEUR. - Ce diable de Malalatesta a interrompu mon déjeuner. Je n'aime pas beaucoup cela. (À Pierrot et Polichinelle). Que faites-vous ici ?

P
IERROT. - Nous attendons vos ordres, monsieur le docteur.

LE DOCTEUR. - Eh bien, toi, Pierrot reprends ton service. Reste ici pour recevoir les clients ; et toi, Polichinelle, viens me servir.


SCÈNE VIII


PIERROT, seul.


J‘aime mieux que ce soit Polichinelle qui aille le premier au feu. Il sait mentir lui, moi, je suis maladroit, mais quand il aura parlé, je saurai bien le soutenir… Ah ! que ce pâté était bon ! — Il est fâcheux que nous l‘ayons mangé un peu vite, mais il fallait se dépêcher : le docteur pouvait revenir d’une minute à l‘autre. J‘ai entendu dire que le pâté était lourd sur l‘estomac, aussi avons-nous vidé chacun notre bouteille pour le faire descendre. S‘il compte les bouteilles, il ne trouvera plus son compte ; personne ne pourra lui en faire accroire ; mais le pâté ! ce sera, je crois, plus difficile ! Heureusement que Polichinelle est là.


SCÈNE IX


PIERROT, LE DOCTEUR, POLICHINELLE.


LE DOCTEUR (à lui-même). - Ah ! ça, ai-je la berlue ? et ne sais-je plus ce que je fais ? Je me mets à table pour manger mon pâté et ne trouve plus que la croûte. Polichinelle m'assure que je l‘ai mangé, mais je n‘en ai aucune souvenance. D‘ailleurs, je ne l’aurais pas mangé tout entier. Il y a quelque chose là-dessous. Est-ce madame la marquise de la Houspignolle qui m‘a fait une mystification… ? ou bien sont-ce mes valets qui se seraient permis ? Non, ce n‘est pas probable ! ils n‘auraient pas osé... Cependant, en m'y prenant habilement, je pourrai peut-être savoir. Voyons donc ? Polichinelle !

POLICHINELLE. - Monsieur le docteur ?


LE DOCTEUR. - Tu dis donc que tu m’as vu manger le pâté ?

POLICHINELLE. - Oui, monsieur ! Vous aviez très faim et vous mangiez très vite. Vous aviez l‘air de penser à autre chose, ce qui fait que vous ne vous êtes pas aperçu que le pâté diminuait à vue d'œil.

LE DOCTEUR. - C‘est extraordinaire ! (à Pierrot). Et quand tu es venu m‘avertir de l’arrivée de mon confrère, tu m’as vu aussi manger le pâté ?

PIERROT. - Oui, monsieur ! Je me disais même : monsieur va se faire mal d‘en manger ainsi, parce que le pâté est lourd sur l‘estomac.

LE DOCTEUR. - Ah ! tu sais que le pâté est lourd sur l'estomac.

PIERROT. - Dame, monsieur, on le dit.

LE DOCTEUR. - C‘est possible... Eh bien, laisse nous ! Polichinelle, va desservir la table. (Polichinelle sort).


SCÈNE X


LE DOCTEUR, PIERROT


LE DOCTEUR. - Ce sont eux qui ont mangé le pâté, mais il faut le leur faire avouer. — (Haut) Dis-moi, Pierrot, tu es bien sûr de m’avoir vu manger le pâté ?

PIERROT. - Oui, monsieur, bien sûr !

LE DOCTEUR. - Ne mens pas ; tu n‘en es pas sûr ; tu ne jurerais pas...

PIERROT. - Je ne jurerais pas pour une si petite chose ; ce que je puis dire c’est qu’il me semble bien que Monsieur en a mangé.

LE DOCTEUR. - Il te semble, maintenant ; et tu affirmais tout à l‘heure.

PIERROT. - C‘est que…

LE DOCTEUR. - N‘ajoute rien ! Je vais te dire pourquoi je ne puis avoir mangé ce pâté.

PIERROT. - Pourquoi donc, monsieur ?

LE DOCTEUR. - C’est qu‘il est empoisonné...

PIERROT. - Empoisonné ! Mais je suis…

LE DOCTEUR. - Que dis-tu ?

PIERROT, se reprenant. - Alors il est empoisonné ? avec du vrai poison ? Monsieur veut m‘effrayer ?

LE DOCTEUR. - À quoi bon ? puisque tu n‘en as pas mangé.

PIERROT. - Non ! Mais…

LE DOCTEUR. - Quoi ? Qu'as-tu à craindre ?

PIERROT. - Ce n‘est pas pour moi !

LE DOCTEUR. - Alors, pour qui ? Parle !

PIERROT. - Eh bien, je vais tout vous dire. (À part.) Tant pis ! je ne tiens pas à mourir empoisonné. (Haut.) Je crois que j’en ai mangé un petit peu.

LE DOCTEUR. - Oh ! Oh ! Alors tu es bien malade, mon garçon !

PIERROT. - Je suis bien malade ? Vous croyez ?

LE DOCTEUR. - Ne sens-tu pas quelques coliques dans le ventre ?

PIERROT. - Des coliques ? En effet, il me semble.

LE DOCTEUR. - 0h ! ce n‘est rien il présent, mais tout à l’heure tu vas voir.

PIERROT. - Qu’est-ce que je vais voir ?

LE DOCTEUR. - Tu vas te tordre sur ton lit comme une carpe qui sort de l’eau.

PIERROT. - Aïe ! Aïe ! Aïe !

LE DOCTEUR. - As-tu froid aux pieds ?

PIERROT. - Il faut avoir froid aux pieds ?

LE DOCTEUR. - Sans doute ! C‘est un indice.

PIERROT. - Alors, j‘ai froid aux pieds...

LE DOCTEUR. - As-tu soif ?

PIERROT. - Oui, j’ai toujours soif.

LE DOCTEUR. - C‘est bien ça ! Alors mon pauvre ami, je ne donnerais pas deux liards de ta peau.

 
PIERROT. - Mais que faut-il faire ? Je ne veux pas mourir empoisonné.

LE DOCTEUR. - Que veux-tu ? Il ne fallait pas manger du pâté.

PIERROT. - Mais aussi, pourquoi l‘avez-vous empoisonné ?
 
LE DOCTEUR. - Tu veux le savoir ? Eh bien, le garde-manger de la marquise de la Houspignolle est infesté par les rats. Elle m‘a demandé une recette pour les détruire. Je lui ai conseillé de m‘envoyer un pâté afin que je le prépare pour leur destruction, ce que j‘ai fait. En le mangeant, tu n'as pas trouvé un petit goût ? Un petit goût d‘ail ?

PIERROT. - Oui ! Oui ! c‘est pourquoi je le trouvais bon !

LE DOCTEUR. - Tu aimes donc l‘ail ? Eh bien, c‘était de l‘arsenic.

PIERROT. - Oh ! je suis perdu !

LE DOCTEUR. - Pas tout à fait ; tu vas aller dans ta chambre et te jeter sur ton lit. Je viendrai tout à l‘heure te donner un contrepoison.

PIERROT. - Oh ! ne tardez pas, Monsieur le docteur ; je sens déjà mes entrailles qui se tordent.

LE DOCTEUR. - C‘est le commencement... ce sera bien pis dans un instant. Allons, va te coucher ! (Pierrot sort en geignant).


SCÈNE XI


LE DOCTEUR, puis POLICHINELLE


LE DOCTEUR. - Je savais bien que c‘était eux qui m‘avaient joué le tour. Maintenant il faut faire avouer Polichinelle. Lui est moins naïf. (Appelant)  Polichinelle ! Polichinelle !

POLICHINELLE, entrant (Il est en peu gris). - (À part) J‘ai bu encore une bouteille, je suis un peu gris, mais je pense que ça ne s‘apercevra pas. (Haut). Monsieur le docteur m‘a appelé ?  

LE DOCTEUR. - Oui ! Tu as desservi la table.

POLICHINELLE. - Oui ! Ah ! oui, la table, je l'ai desservie... j‘ai tout mangé.

LE DOCTEUR. - Qu‘est-ce que tu dis ?

POLICHINELLE. - Je me trompe... je veux dire : j‘ai tout rangé.

LE DOCTEUR. - Et tu as bu aussi, car tu es ivre !

POLICHINELLE. - Moi, monsieur ? Comment voulez-vous que je me grise ? Vous ne me donnez à boire que de l'eau.


LE DOCTEUR. - Mais, tu sens le vin, malheureux !

POLICHINELLE. - Il en restait un demi-verre dans une bouteille, et, comme j‘avais mal à l‘estomac, je l‘ai bu.

LE DOCTEUR. - J‘aime mieux que tu me l‘avoues ; mais n‘y reviens pas.
 
POLICHINELLE. - Je n‘ai pas cru faire tort à monsieur.

LE DOCTEUR. - Au moins, tu n‘as pris que cela ? Autrement, ce serait plus grave.

POLICHINELLE. - Rien que cela, je vous jure.

LE DOCTEUR. - Et tu n‘as pas touché au pâté ?

POLICHINELLE. - Non ! Non !

LE DOCTEUR. - À la bonne heure ! Tu n‘as pas imité Pierrot qui est maintenant victime de sa gourmandise.

POLICHINELLE. - Ah ! Pierrot vous a dit...

LE DOCTEUR. - Il a bien fallu qu‘il avoue, il souffrait trop...

POLICHINELLE. - Comment ? Il souffrait trop... je ne m‘explique pas...

LE DOCTEUR. - Tu vas comprendre ! Le pâté était empoisonné.

POLICHINELLE. - Empoi...

LE DOCTEUR. - ...sonné ! C‘était un pâté pour détruire les rats et tu as bien fait de n‘en pas manger.

POLICHINELLE. - Alors, si j‘en ai mangé, je serai empoisonné aussi ?

LE DOCTEUR. - Évidemment !

POLICHINELLE, à part. - Aïe ! Aïe ! je sens déjà des coliques !

LE DOCTEUR. - Qu‘est-ce que tu as ? Tu parais troublé...

POLICHINELLE. - Je... j‘ai… en effet, je ne me sens pas bien.

LE DOCTEUR. - Ce n‘est rien, puisque tu n‘as pas touché au pâté. Pour Pierrot, c‘est plus grave ! Je ne sais pas comment je vais le tirer de là.

POLICHINELLE. - Écoutez, monsieur, j‘aime autant tout vous dire.

LE DOCTEUR. - Parle ! Est-ce que, toi aussi, tu aurais goûté au pâté ?

POLICHINELLE. - Je crois bien que j‘en ai mangé un petit peu.

LE DOCTEUR. - Alors, mon garçon, fais ta prière : tu es flambé !

POLICHINELLE. - Flambé ? mais je ne veux pas ! je suis trop jeune ! sauvez-moi, docteur ! Sauvez-moi.
 



Créer un site
Créer un site