THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

L'ÉCOLE  DES  VALETS

 

L. Lemercier de Neuville
Théâtre des Marionnettes

Comédie en un acte.


domaine public


Personnages.
LE DOCTEUR.
PIERROT.
POLICHINELLE.
MALALATESTA.

Un Salon.

SCÈNE PREMIÈRE


 

LE DOCTEUR, entrant. - Je viens encore de recevoir une lettre de compliments au sujet du système que je viens d'inventer. (C'est en effet une véritable trouvaille). D'autres savants ont trouvé l'art de dresser les chevaux, de faire travailler les chiens, les chèvres et même les perroquets. (Cela sert à amuser les oisifs et n'a qu'une portée spéciale très secondaire). Moi, après de nombreuses études, des expériences multiples, j'ai trouvé l'art de dresser les valets. Jusqu'à ce jour, personne n'avait pu y arriver. Voici comment je suis arrivé à ce résultat :
Qu'est-ce qu'un valet ? Un être comme nous ; mais qui n'a ni notre instruction, ni notre éducation.
     
Il est parti de bas et doit rester en bas. La fréquentation de ses maîtres l'a cependant quelque peu civilisé ; mais, n'étant pas guidé, il a pris leurs défauts et n'a pas compris leurs qualités. De là leurs instincts mauvais, leurs vices. Si ces êtres avaient un peu de jugement, on pourrait les corriger par le raisonnement, mais leur esprit n'est pas assez subtil, et c'est dans les moyens matériels que j'ai trouvé le remède.
     
J'ai deux valets, Pierrot et Polichinelle ; je les ai étudiés, et j'ai reconnu qu'ils étaient atteints de gourmandise chronique qui amenait des crises d'insubordination. J'ai donc agi en conséquence. Je les ai mis au régime végétal qui leur purifie le sang, et leur ai supprimé le vin qui leur porte à la tête. Aussi, plus d'ivresse, plus de colère, et une grande régularité dans leurs fonctions. Ajoutez à cela qu'ils me coûtent moins, ce qui est à considérer. Je prépare un mémoire sur les résultats que j'ai obtenus, j'espère qu'il sera bien accueilli par l'Académie, et qu'elle saura récompenser un homme qui a tant fait pour l'humanité. Les voici :

 

SCÈNE II


LE DOCTEUR, PIERROT, POLICHINELLE

 


PIERROT. - Le déjeuner de monsieur le docteur est servi.

LE DOCTEUR. - Ah ! Ah ! je vais lui faire honneur ! Justement, j'ai un appétit...

POLICHINELLE, à part. - Pas si grand que le mien !

LE DOCTEUR. - Et voyons, qu'est-ce que le cuisinier me donne, ce matin ?

POLICHINELLE. - D'abord un pâté !

LE DOCTEUR. - Un pâté ! Je ne lui ai pas commandé de pâté !

PIERROT. - C'est une surprise !

LE DOCTEUR. - Ah !

PIERROT. - Oui ; c'est un envoi de la marquise de la Houspignolle !

LE DOCTEUR. - Très bien ! Je sais ce dont il s'agit.

POLICHINELLE. - Il y a ensuite un poulet rôti.

LE DOCTEUR. - Et probablement une petite salade ? Allons, je vois que je ne mourrai pas de faim. Maintenant, voyons un peu où vous en êtes ; approche, Polichinelle.

POLICHINELLE. - Me voilà, docteur !

LE DOCTEUR. - Tu ne dois plus avoir mal à la tête ?

POLICHINELLE. - Non, docteur.

LE DOCTEUR. - Mais tu as encore le nez rouge ! il faut boire de l'eau, te coucher de bonne heure, et te lever matin.

POLICHINELLE. - C'est ce que je fais, docteur.

LE DOCTEUR. - Eh bien, continue ! (À Pierrot.) Et toi, Pierrot ? Tu me sembles un peu pâle.

PIERROT. - Je le suis toujours.

LE DOCTEUR. - C'est vrai ; mais rassure-toi, ce n'est pas dangereux ! C'est ton estomac qui est malade, tu te mettras au lait. Tu ne prendras que cela, tu t'en trouveras très bien.

PIERROT. - Merci, docteur !

LE DOCTEUR. - Allons, je vais déjeuner ; Polichinelle, tu vas me servir. Toi, Pierrot, reste ici ; tu recevras les clients, s'il en vient.

PIERROT. - Oui, Docteur ! (Le docteur sort avec Polichinelle).



SCÈNE III


PIERROT, seul.


     Il va manger, lui ! une bonne poularde et un bon pâté ; et moi, il me condamne à boire du lait ! Ah ! Si je n'avais pas les pourboires des clients, comme je quitterais cette place ! Je ne sais pas pourquoi il nous trouve tous deux malades ; nous nous portons très bien ; seulement, nous ne mangeons pas assez ! il faudrait pourtant trouver moyen de changer cet ordinaire. J'en parlerai à Polichinelle ; il est rusé, il saura comment s'y prendre. Mais ça ne sera pas facile ! Le docteur a l'œil partout ; il compte les fruits, les morceaux de sucre, les pruneaux ; on ne saurait lui prendre quelque chose sans qu'il s'en aperçoive. (Bruit de sonnette dans la coulisse.) Bon, voici quelqu'un ! Le Docteur n'aura pas le temps de déjeuner ; c'est bien fait ! (Il va à la porte du fond).



SCÈNE IV


PIERROT, MALALATESTA


MALALATESTA. - Le docteur est-il là ? Va le prévenir que je veux lui parler.

PIERROT. - Qui faut-il annoncer ?

MALALATESTA. - Son confrère, le docteur Malalatesta.

PIERROT. - J'y vais, Monsieur le docteur. (Il sort.)

MALALATESTA. - On a beau être docteur et savoir guérir toutes les maladies du corps humain, il en est cependant qui vous échappent, parce qu'on n'en a pas fait une étude spéciale. Il est bon d'avoir une spécialité, et je félicite mon confrère de s'être appliqué au perfectionnement de la domesticité. Les gens qui se font servir ont toujours été, jusqu'à présent, les esclaves de leurs serviteurs. L'heure de leur émancipation me paraît être sonnée. Le docteur n'est pas un charlatan, il a dû trouver un remède infaillible. Ah ! s'il pouvait me donner le moyen de corriger mon valet, je lui en serai bien reconnaissant. Le voici !



SCÈNE V


MALALATESTA, LE DOCTEUR


MALALATESTA. - Je vous dérange peut-être, mon cher docteur ; vous étiez sans doute à déjeuner ?

LE DOCTEUR. - J'avais à peine commencé, mon cher confrère, mais mon déjeuner peut attendre. Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre visite ?

MALALATESTA. - Il s'agit, vous le pensez bien, de votre nouveau traitement concernant les valets, laquais et serviteurs de toutes sortes.

LE DOCTEUR. - S'agit-il de renseignements généraux, ou bien venez-vous me consulter sur un cas particulier ?

MALALATESTA. - S'il n'y a pas d'indiscrétion, je viens pour les deux.

LE DOCTEUR. - Très bien ! Je vous dirai donc que mon traitement diffère selon les sujets, absolument comme nous dosons les médicaments suivant les tempéraments. Un valet qui est gros n'est pas traité comme un valet maigre, ni un vieux comme un jeune, ni un sot comme un rusé. Il faut d'abord bien étudier le personnage et le prendre par ses côtés faibles. Il y en a qu'on doit traiter durement, et d'autres avec lesquels on doit employer la plus grande douceur.

MALALATESTA. - J'entends ! Mais le remède est-sil matériel ou bien suggestif ?

LE DOCTEUR. - Les deux moyens s'emploient en même temps. Pour vous en donner une idée, citez-moi un cas.

MALALATESTA. - Il s'agit précisément de mon valet.

LE DOCTEUR. - Bon ! Est-il gras ou maigre ?

MALALATESTA. - Plutôt maigre.

LE DOCTEUR. - Jeune ou vieux ?

MALALATESTA. - Entre deux âges, plutôt vieux.

LE DOCTEUR. - Bon ! Quels sont ses défauts ? J'emploie le pluriel, car il est incontestable que les valets ne se contentent pas d'un seul défaut.

MALALATESTA. - D'abord, il est menteur !

LE DOCTEUR. - Tous les valets le sont. Et puis ?

MALALATESTA. - Et puis il n'est pas d'une propreté exemplaire !

LE DOCTEUR. - Est-il paresseux ?

MALALATESTA. - Comme une marmotte !

LE DOCTEUR. - Tout cela n'est pas encore très grave !

MALALATESTA. - Enfin ! Il est voleur !

LE DOCTEUR. - Ah ! Ah ! Cela devient sérieux ! Mais il y a voleur et voleur. Quelle est sa spécialité ? Vole-t-il du vin ? De la nourriture ? de l'argent ?

MALALATESTA. - Non, rien de tout cela !

LE DOCTEUR. - Mais alors ?

MALALATESTA. - À dire vrai, je ne sais pas au juste si c'est lui qui me vole ; mais ce ne peut être que lui, puisqu'il est le seul qui puisse parvenir auprès de moi, la nuit.

LE DOCTEUR. - Comment ? La nuit ? C'est un vol nocturne ?

MALALATESTA. - Je le suppose ! Est-ce que c'est plus grave ?

LE DOCTEUR. - Je le crois bien ! Contez-moi donc cela ?

MALALATESTA. - Il faut vous dire que je suis un grand priseur. À tort ou à raison, j'aime le parfum du tabac en poudre, Et ma tabatière, une énorme tabatière, est constamment garnie. Le soir, je la pose sur une table près de mon lit, et, le lendemain matin, au moment où je veux prendre ma première prise, je constate que me tabatière ne contient plus de tabac.

LE DOCTEUR. - Et cela a lieu régulièrement ?

MALALATESTA. - Régulièrement. J'en fis l'observation à mon valet, qui est le seul qui pénètre dans ma chambre, et savez- vous ce qu'il m'a répondu ?

LE DOCTEUR. - Je ne m'en doute pas !

MALALATESTA. - Il me dit : - Cela n'a rien d'étonnant, Monsieur, vous avec tellement l'habitude du tabac, que vous prisez en dormant, sans vous en apercevoir.

LE DOCTEUR. - Le drôle a de l'aplomb ! Mais, dites-moi, a-t-il aussi l'habitude de priser ?

MALALATESTA. - Je ne le crois pas ! Je m'en serais aperçu.

LE DOCTEUR. - Alors, que devient le tabac ?

MALALATESTA. - C'est ce que je me demande.

LE DOCTEUR. - Eh bien, mon cher confrère, je vais vous le dire : il le vend !

MALALATESTA. - Il le vend ? À qui ?

LE DOCTEUR. - Je ne sais pas ! À un marchand de tabac probablement. Réfléchissez : Le tabac disparaît de votre tabatière pendant votre sommeil. Or votre valet est le seul qui pénètre dans votre chambre ; c'est donc lui qui s'en empare. Comme il ne prise pas, il ne le consomme pas ; par conséquent il en tire profit. Le profit est mince, je l'accorde ; mais il se répète tous les jours et cela fait une petite somme.

MALALATESTA. - Cela est évident ! mais je ne puis pas me soustraire à ce larcin, puisque je dors.

LE DOCTEUR. - Je ne vous conseillerai pas de rester éveillé, ce serait trop fatigant, et puis il ne pourrait plus vous voler. Or pour savoir si c'est bien lui qui est le voleur, il faut qu'il vous vole.

MALALATESTA. - Assurément.

LE DOCTEUR. - Voici donc ce qu'il faut faire. Chaque soir, en vous mettant au lit vous viderez votre tabac dans une autre tabatière que vous cacherez sous votre oreiller.

MALALATESTA. - Sous mon oreiller, bien.

LE DOCTEUR. - Puis vous remplirez votre tabatière de café en poudre...

MALALATESTA. - Et alors ?

LE DOCTEUR. - Alors, si votre valet vous vole réellement, au bout de huit jours, tout au plus, il ne vous volera plus.

MALALATESTA. - Ah ! Pourquoi ?

LE DOCTEUR. - Parce que le marchand de tabac ne lui achètera pas son café.


MALALATESTA. - Ah ! très bien ! Savez-vous que c'est très ingénieux ! Mais dites-moi, pour l'empêcher de mentir que dois-je faire ?

 
LE DOCTEUR. - C'est très facile. Chaque fois qu'il vous parlera, dites lui tout d'abord : fais bien attention de ne pas me mentir ; autrement, tu auras affaire à moi.

MALALATESTA. - Il me mentira tout de même.


LE DOCTEUR. - Oui, dans le commencement ; mais quand il verra que vous le soupçonnez de mensonge, même quand il dit la vérité, cela finira par l'agacer et il ne trouvera plus nécessaire de mentir. Quant à la paresse, c'est bien simple : rognez lui sa nourriture. Il comprendra.

MALALATESTA. - Mon cher confrère, merci de votre consultation ; elle est très instructive et j'en profiterai. Mais je ne serais pas fâché que vous vissiez le sujet dont je vous parle ; voulez-vous me faire l'amitié de venir dîner avec moi ce soir ? Mon valet nous servira, et vous l'observerez.

LE DOCTEUR. - Avec plaisir, mon cher confrère, voulez-vous passer avec moi dans mon cabinet, je vais vous écrire ma petite ordonnance, afin que vous ne l'oubliiez pas.



Créer un site
Créer un site