THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE BARON. - Très bien ! (À part). C'est drôle, ce laquais m‘intimide, je n‘oserai jamais rien lui commander. (Il sort.)


SCÈNE VII

POLICHINELLE, PIERROT


POLICHINELLE. - Pierrot !

PIERROT. - Me voici !

POLICHINELLE. - Avance toi ! Tu vas entrer en fonctions. Le baron désire qu‘on lui cire ses bottes. Tu vas te charger de cette besogne.

PIERROT. - Moi ! Ah ! mais non ! cela n‘était pas convenu.

POLICHINELLE. - Comment cela ! N'es-tu pas mon domestique ?

PIERROT. - Oui, mais pas celui du baron.

POLICHINELLE. - Enfin, c‘est moi qui te commande, tu n’as qu'à obéir.

PIERROT. - Dis-moi de cirer tes chaussures, je vais le faire de suite, mais les chaussures des autres, non !

POLICHINELLE. - Voyons, Pierrot, ne fais pas l‘entêté et comprends-moi bien. Quand je t‘ai introduit dans cette maison avec moi, je t‘ai dit tu seras mon domestique, tu as consenti ; or, quel est le devoir d‘un domestique ? C‘est d‘obéir à son maître. Et tu me refuses. Si le baron t‘avait donné des ordres, refuserais-tu ?

PIERROT. - Non !

POLICHINELLE. - Et pourtant c‘est la même chose. Le baron ne te commandera jamais, non, tu n‘es pas son domestique, c‘est à moi qu‘il s‘adresse, et moi, je m‘adresse à toi.

PIERROT. - Alors c‘est toi qui toucheras l‘argent et moi qui ferai la besogne !

POLICHINELLE. - Mais songe que moi seul ai la responsabilité. Si les bottes sont mal cirées, on ne s‘en prendra pas à toi ; on ne te connaît pas, tu ne comptes pas, mais c‘est à moi qu‘on s'en prendra. Si donc je te confie cette besogne, c‘est que je sais qu‘elle ne m‘occasionnera aucun reproche. Tu cires très bien les bottes, tu ne t‘en doutes pas, mais tu les cires très bien, on croirait quelles sont vernies.

PIERROT. - Vraiment !

POLICHINELLE. - C‘est comme je te dis ! Quand le baron me dira : Oh ! oh ! comme elles reluisent ! Je serai fier, non pour moi, mais pour toi à qui je viendrai redire le compliment qui aura été fait. Et si même pour cela, le baron me donnait quelqu‘argent ; ce n‘est pas probable ; mais enfin si cela était, je partagerais avec toi.

PIERROT. - Ce serait justice ! Eh bien, je vais cirer les bottes du baron.

POLICHINELLE. - Je vais te les donner ! Écoute, mon Pierrot, sois toujours d‘accord avec moi et tu t‘en trouveras bien. Je suis près des maîtres, moi, je les surveille et en tirerai profit ; toi mets-toi bien avec les autres domestiques : cajole la cuisinière, flatte le sommelier, sois complaisant, on t‘en saura gré et, à nous deux sans en avoir l‘air nous serons les maîtres de cette maison.

PIERROT. - Sais-tu que tu es très fort, Polichinelle ?

POLICHINELLE. - Peut-être bien. Aussi ne lutte pas avec moi ! Allons, viens Pierrot, je vais te conduire dans la garde-robe du baron où tu vas faire reluire ses fameux souliers et je le montrerai en passant le salon d‘honneur et le boudoir de la baronne. (Ils sortent).


SCÈNE VIII

LA BARONNE, puis LE BARON


LA BARONNE. - Le beau laquais me plaît assez, seulement le petit, qui est tout en blanc m‘inspire de la méfiance, tout à l‘heure dans l‘office, je l‘ai surpris ouvrant une armoire et trompant son doigt dans la crème. En me voyant, il ne parut nullement effrayé. Je lui dis : mais mon garçon cela ne se fait pas ! - Si, Madame, si, me répondit-il, un bon cuisinier doit toujours goûter les plats. Madame la baronne ignore qu‘avant d‘être ici, j‘étais cuisinier. J‘ai goûté la crème par habitude. Il me disait sans doute un mensonge, en tout cas, j‘avertirai Polichinelle qu‘il ait à surveiller son laquais. Ah ! vous voici, Baron.

LE BARON. - Oui, je viens du fruitier où j‘ai fait un choix de poires pour notre dessert ; j‘en ai pris une douzaine des plus belles.

LA BARONNE. - Vous avez bien fait ! Eh bien, et notre nouveau laquais, qu‘en dites-vous ?

LE BARON. - Je le trouve superbe ! C‘est à peine si j‘ose lui donner un ordre ! J‘ai peur de le blesser.

LA BARONNE. - Vous êtes plaisant !

LE BARON. - Non ! vraiment ! Il m‘en impose !

LA BARONNE. - Il est chez vous en ce moment ?

LE BARON. - Oui, il cire mes bottes ; du moins il les fait cirer par son valet.

LA BARONNE. - Je n‘aime pas beaucoup ce valet supplémentaire qui n‘est pas à nos ordres.

LE BARON. - Je lui en ai fait l‘observation tout à l‘heure, il m‘a dit que c‘était la mode anglaise et que tous les Seigneurs les plus haut placés l‘avaient adoptée.

LA BARONNE. - Je n‘en ai jamais entendu parler, mais s‘il en est ainsi...

LE BARON. - Évidemment ! Nous devons nous mettre à la hauteur. Depuis que sans vivons à la campagne, nous nous négligeons, Baronne ; je serais désolé que le Marquis du Bout-du-Pont s'en aperçût et ce laquais vient à point.

LA BARONNE. - Je pense que le Marquis ne va pas se faire attendre.

LE BARON. - Certainement non, mais il est encore de bonne heure, je vais aller mettre mes bottes et faire un petit tour dans le parc.

LA BARONNE. - Allez ! Moi je vais jeter en coup d'œil à la cuisine, le marquis est gourmand et je tiens à ce qu‘il soit satisfait. (Le baron et la baronne sortent.)


SCÈNE IX

PIERROT.


J‘ai laissé Polichinelle dans la chambre du Baron. Il va lui mettre ses bottes, mais moi, je les ai cirées. J‘ai fait ensuite un petit tour dans la maison et j‘ai trouvé deux bons endroits que je visiterai souvent : l‘un, c‘est le fruitier qui est amplement garni : des pommes, des paires, des raisins, il y a de tout. Croquer une pomme, ça fait passer le temps ! L‘autre, c‘est la cave ! Ah ! il y en a des bouteilles de toutes sortes : des longues, des larges, des rondes, des carrées ; et des tonneaux, en veux-tu, en voilà ! Comme il n‘y avait personne, j‘ai voulu goûter le vin à plusieurs barriques ; il est très bon ! Mais j‘en ai rempli plusieurs bouteilles que j‘ai cachées dans ma chambre. Je les boirai avec Polichinelle qui est amateur et qui me dira de quelle espèce il est. On ne boit bien qu‘à deux, parce que le vin ça fait parler et on ne peut pas parler tout seul.


SCÈNE X

PIERROT, POLICHINELLE


POLICHINELLE. - Qu‘est-ce que tu fais-là ?

PIERROT. - Rien. Je t‘attends !

POLICHINELLE. - Tu m'attends ! Mais ce n‘est pas là que te dois te tenir, c‘est dans l‘antichambre, si nos maîtres t‘avaient vu, ils t‘auraient renvoyé et m‘auraient grondé. Pour nous maintenir ici, il faut éviter qu‘on nous fasse des reproches.

PIERROT. - Je comprends bien. Aussi tu ne m‘en feras pas.

POLICHINELLE. - Pourquoi cela ?

PIERROT. - Parce que j‘ai déniché l‘endroit où l'on met le vin et que j‘en ai bu. Il est excellent.

POLICHINELLE. - Gourmand ! Si l‘on t‘avait surpris.

PIERROT. - Il n‘y a pas de danger ! Et puis, comme Polichinelle est un bon maître, j‘en ai pris trois bouteilles que j‘ai mises de côté pour les boire avec lui.

POLICHINELLE. - Tu es un serviteur intelligent ! Quand je te payerai, je t‘augmenterai. (Coup de sonnette en dehors.)

PIERROT. - Qu‘est-ce que cela ?

POLICHINELLE. - C‘est probablement la personne qui a été invitée à déjeuner ; tu vas aller lui ouvrir la porte et tu l‘introduiras ici.

PIERROT. - Bien !

POLICHINELLE. - Ah ! n‘oublie pas de l‘annoncer. Tu lui demanderas son nom.

PIERROT. - Convenu ! Je cours lui ouvrir. (Il sort.)



SCÈNE XI

POLICHINELLE, puis LE MARQUIS


POLICHINELLE. - Je ferai quelque chose de ce petit Pierrot ! Il sait déjà où est la cave ! Il faudra qu‘il découvre aussi le garde-manger.

PIERROT, annonçant. - Monsieur le marquis du Bout-du-Pont ! (Il sort.)

LE MARQUIS, entrant. - Ah ! Ah ! J‘avais peur d‘être en retard !

POLICHINELLE. - Monsieur le Marquis n‘est pas en retard.

LE MARQUIS. - Mais vous êtes venu avant moi.

POLICHINELLE. - Il est vrai ! Mais Monsieur le marquis peut se faire attendre. Quand on a les quartiers de noblesse de Monsieur le marquis.

LE MARQUIS. - Le fait est que ma famille date des croisades.

POLICHINELLE. - Avant les croisades, Monsieur le marquis !

LE MARQUIS. - Vous croyez ! C‘est bien possible, cependant notre nom actuel ne date que de cette époque, c‘est le Roi Saint-Louis qui nous l‘a donné à la suite d‘un fait d‘armes de l‘un de mes aïeux.

POLICHINELLE. - Un fait d‘armes !

LE MARQUIS. - Je vais vous le raconter quoiqu‘il soit bien connu. Mon aïeul, Gontran, défendait en Palestine, à la tête d‘une cinquantaine de lances, un pont qui avait été jeté sur le Cédron. C‘était un poste périlleux, car l‘ennemi avait des forces bien supérieures. Gontran vit tout de suite qu‘il était perdu, mais il fit le sacrifice de sa vie et se battit comme un diable ; ses compagnons autour de lui tombaient l‘un après l‘autre ; malgré tout, ils avaient empêché les infidèles de franchir le pont. On s‘aperçut bientôt de la situation où ils se trouvaient et on leur envoya du renfort. Il était temps ! Tous étaient morts, il ne restait plus que mon aïeul qui brandissait sa longue épée. Et ce fut sur le champ de bataille que le Roi Saint-Louis voulut récompenser son courage en lui donnant un titre qui en perpétuerait le souvenir. Il le nomma Marquis du Bout-du- Pont. Depuis lors, nous n‘avons cessé de porter le nom de Gontran.

POLICHINELLE. - Voilà un fait admirable et dont vous devez être fier !

LE MARQUIS. - Le baron de Belle-Allure n‘a pas une aussi ancienne origine.

POLICHINELLE. - Il ne date que de Louis XV, sans doute et vous lui faites grand honneur en venant le visiter.

LE MARQUIS. - Assurément. Le Baron n‘est pas son plus un homme de guerre.

POLICHINELLE. - Il ne s‘est jamais servi que de son fusil de chasse.

LE MARQUIS. - Pour faire la guerre aux moineaux ! C‘est sa passion !

POLICHINELLE. - Vous le connaissez ; il est dans le parc en ce moment.

LE MARQUIS. - La baronne n‘est pas non plus d‘une grande noblesse. Elle s‘appelait Cruchot tout court.

POLICHINELLE. - Je m‘en doutais ! Une mésalliance !

LE MARQUIS. - Au demeurant, ce sont des braves gens.

POLICHINELLE. - Oh ! Sans doute ! Pour être hobereau, on n‘en est pas moins estimable.

LE MARQUIS. - Je ne crois pas qu‘ils aient une grande fortune ?

POLICHINELLE. - Oh ! Oh !

LE MARQUIS. - Eh ! Eh !

POLICHINELLE, riant. - Ah ! ah ! ah ! (À part.) Je vais me faire payer d‘avance.

LE MARQUIS. - Je vois Monsieur que nos appréciations sont les mêmes et je serais heureux de savoir avec qui j‘ai l‘honneur de m‘entretenir.

POLICHINELLE. - Puisque le Baron n‘est pas là pour me présenter, vous désirez que je me présente moi-même ?

LE MARQUIS. - Parfaitement ! Mais voici la baronne...



SCÈNE XII

Les mêmes, LA BARONNE


LA BARONNE, à Polichinelle. - Eh bien ! Qu‘est-ce que vous faites-là ? Pourquoi ne venez-vous pas m‘annoncer l‘arrivée de Monsieur le Marquis ?

POLICHINELLE. - Madame la Baronne ! Je...

LA BARONNE. - C‘est bien ! Allez prévenir le Baron de la présence du Marquis.

POLICHINELLE. - Bien, Madame la Baronne ! (Il sort.)


SCÈNE XIII


LE MARQUIS, LA BARONNE


LA BARONNE. - Je suis vraiment désolée, Marquis, de l‘impertinence de ce laquais.

LE MARQUIS. - Comment ? Ce personnage si bien habillé est votre laquais ?

LA BARONNE. - Oui, c‘est Polichinelle, mon nouveau domestique.


LE MARQUIS. - Je ne m‘en serais jamais douté, il a du monde.

LA BARONNE. - Il a bon air, en effet, mais je ne sais s‘il nous conviendra.

 



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