THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE  VALET  DORÉ

Lemercier de Neuville

Comédie en un acte.


PERSONNAGES :
LE BARON DE BELLE ALLURE.
LA BARONNE, sa femme.
LE MARQUIS DU BOUT-DU-PONT.
POLICHINELLE.
PIERROT.

Un Salon.

SCÈNE PREMIÈRE

LE BARON, LA BARONNE.


LE BARON. - Avez-vous écrit, ainsi que je vous en avais prié ?

LA BARONNE. - Hier, j‘ai envoyé à mon amie, la comtesse de Beauplumet, un petit mot, pour lui demander de me procurer un valet. Elle a les plus belles relations et je ne doute pas qu‘elle se soit employée à m‘être agréable.

LE BARON. - Vous avez bien dit que c‘était urgent ?

LA BARONNE. - Sans doute ! Et je l‘attends ce matin.

LE BARON. - Très bien ! J‘ai invité à déjeuner le marquis du Bout-du-Pont, et vous comprenez quel mauvais effet cela ferait si nous n‘avions pas de laquais pour l‘introduire.

LA BARONNE. - Certainement ! Mais dites-moi comment il se fait que vous ayez renvoyé notre vieil Antoine, voici vingt ans qu‘il était chez nous.

LE BARON. - C‘est précisement pour cela. Il était devenu trop vieux ! Il ne pouvait plus me retirer mes bottes, j’ai dû les retirer moi-même ! Et avec quel effort !

LA BARONNE. - Je comprends ! Nous n’avons pas le moyen de garder des serviteurs incapables.

LE BARON. - Qu‘il faudrait peut-être nous-mêmes servir.

LA BARONNE. - Évidemment ! Puis Antoine portait mal la livrée.

LE BARON. - Et il nous faut des serviteurs qui nous fassent valoir. Si le proverbe dit : tel maître, tel valet, le contraire serait plus exact : tel valet, tel maître !

LA BARONNE. - Ah ! comme vous avez raison ! (Son de cloche.) Qu‘est-ce que c‘est que ça ?

LE BARON. - Il me semble qu'on a sonné.

LA BARONNE. - Il faut aller ouvrir.

LE BARON. - Vous ne pensez pas, je suppose, que je vais aller à la porte.

LA BARONNE. - Je pense aussi que vous ne me voyez pas dans ce rôle-là.

LE BARON. - Non, certes ! Baronne ! Mais alors comment allons-nous faire ?

LA BARONNE. - Nous n‘allons rien faire du tout. À force de sonner sans avoir de réponse, le visiteur frappera, puis ouvrira la serrure, qui n’est jamais fermée et entrera ; alors il est probable qu‘il rencontrera l'un de nous. Nous lui ferons des excuses de la maladresse de nos domestiques et lui s’excusera d’être entré sans avoir été introduit. Ce sera tout à fait correct ! (Nouveau son de cloche.)

LE BARON. - Mais on sonne encore ! Si vous alliez ouvrir, Baronne ?

LA BARONNE. - Plaisantez-vous, Baron ? À la rigueur, c‘est à vous qu‘il appartient d‘introduire les étrangers dans notre castel.

LE BARON. - Et ma dignité ! Qu‘en faites vous, de ma dignité, Baronne ! Je rentre chez moi. (Il sort.)

LA BARONNE. - Eh mais ! ma dignité n‘est pas moindre ! Je rentre dans mes appartements. (Elle sort.)


SCÈNE II


POLICHINELLE, PIERROT.


POLICHINELLE, dans la coulisse. - Hum ! Hum ! Il n‘y a donc personne ici !

PIERROT. - Il paraît ! Cependant, puisque nous venons pour être domestiques, il doit y avoir des maîtres.

POLICHINELLE. - Pierrot, mon ami, ta réflexion est sensée, mais ne fait pas oublier la situation que je t‘ai faite. Tu es mon domestique et non celui de mes maîtres. Eux ne te connaissent pas, comprends-tu ? S‘ils te donnaient un ordre, tu devrais t’en référer à moi avant d'obéir. Je suis le laquais de mes maîtres, mais tu es mon laquais à moi. C‘est bien cela qui a été convenu entre nous deux ?

PIERROT. - Parfaitement !

POLICHINELLE. - Vois-tu, Pierrot, avec moi, tu es à bonne école et, si tu suis mes conseils, tu deviendras un valet modèle, et ceux-là sont rares. Nous voilà dans le château de Belle-Allure, n‘est-ce pas ? Tu crois qu'il appartient au Baron et à la Baronne ? Il n‘en est rien : à partir de ce moment il est à nous ! Voilà ce qu‘il faut te mettre dans la tête. Mais il n‘est à nous qu‘à une condition, c‘est de nous rendre tellement indispensables à nos maîtres qu‘ils ne puissent rien faire sans nous. Cela n‘arrivera pas tout de suite, mais insensiblement, si nous savons bien nous y prendre. En t‘introduisant ici, je commence déjà à montrer mon autorité. Je vais t‘imposer à la Baronne. La Baronne n‘a demandé qu‘un laquais, et nous sommes deux ; elle peut donc renvoyer l‘un de nous, mais ça ne ferait pas mon affaire, c‘est pour cela que je te prends à mon service particulier. Tu n‘auras pas de gages, il est vrai, mais tu seras bien nourri et tu trouveras bien le moyen de faire ton magot à côté de moi. Attention ! Voici la Baronne, tu vas t'éloigner quand je te le dirai.


SCÈNE III

Les mêmes, LA BARONNE.


POLICHINELLE. - Madame la Baronne, je suis votre très humble serviteur.

LA BARONNE, à part. - Quel est ce personnage qui a un aussi bel habit ?

POLICHINELLE. - Il est probable, Madame la Baronne, que je n‘ai pas sonné assez fort, car on n‘est pas venu m‘ouvrir ; aussi me suis-je permis d‘entrer.

LA BARONNE. - Et vous avez bien fait.

POLICHINELLE, à part. - Elle est très polie !

LA BARONNE. - Et ce garçon qui vous accompagne, quel est-il ?

POLICHINELLE. - Comment ! le drôle s‘est permis d‘ entrer avec moi ! Je vous fais mille excuses, madame la Baronne. ! C‘est mon valet ! (À Pierrot.) Veux-tu bien aller m‘attendre dans l‘antichambre. (Pierrot sort.)



SCÈNE IV

POLICHINELLE, LA BARONNE.


LA BARONNE, à part. - Cet homme qui a un valet est évidemment un grand seigneur ; il a de belles manières, j‘ai hâte de connaître le but de sa visite.

POLICHINELLE. - Il n‘est pas encore formé, mais cela viendra ! Ah  Madame la Baronne, ona bien du mal avec ses domestiques !

LA BARONNE. - À qui le dites-vous ?

POLICHINELLE. - Il y en a bien peu qui connaissent le service et qui savent se tenir comme il faut devant leurs maîtres.

LA BARONNE. - Certainement ! Mais puis-je savoir ?…

POLICHINELLE, l'interrompant. - Il faut une longue pratique pour être bon laquais.

LA BARONNE. - Sans doute ! Mais...

POLICHINELLE. - Il y en a beaucoup qui se mettent en service pour gagner de l‘argent et qui ne savent pas que la première qualité d‘un laquais est d'être dévoué.

LA BARONNE. - Les serviteurs dévoués sont rares.

POLICHINELLE. - Vous avez bien raison ! aussi quand on en possède un, il faut le garder.

LA BARONNE. - Nous en avions un qui avait cette qualité, mais nous avons dû nous en séparer, il était devenu trop vieux et ne faisait plus l‘affaire du baron.

POLICHINELLE. - Vous avez probablement en grand train de maison.

LA BARONNE. - Un grand train, n‘est pas le mot ; mais nous ne vivons pas comme de petites gens.

POLICHINELLE. - Sans doute ! Sans doute !

LA BARONNE, à part. - Quelle étrange conversation ! Je n‘ose lui demander son nom.

POLICHINELLE. - Est-il indiscret de vous demander si vous avez des enfants ?

LA BARONNE. - Hélas ! Non ! Le ciel n‘a pas voulu exaucer nos vœux.

POLICHINELLE, à part. - Tant mieux ! Les enfants sont encombrants.

LA BARONNE, à part. - Ma foi, je me décide ! (Haut.) Pardon, Monsieur, nous causons ensemble depuis un instant et... nous ne nous connaissons pas.

POLICHINELLE. - Mais moi, Madame, je vous connais !

LA BARONNE. - Vraiment ?

POLICHINELLE. - Oui ! La comtesse de Beauplumet m‘a dit le plus grand bien de vous.

LA BARONNE. - Quoi ! Vous connaissez la Comtesse ? C‘est une de mes meilleures amies.

POLICHINELLE. - Une femme charmante ! Et obligeante.

LA BARONNE. - Je le sais ! C‘est pourquoi je me suis adressée à elle pour qu‘elle me procure un valet dont j'ai besoin.

POLICHINELLE. - C‘est ce qu‘elle s‘est empressée de faire.

LA BARONNE. - Vraiment ! Mais je ne l‘ai pas encore vu, ce valet !

POLICHINELLE. - Eh ! Vous le voyez en ce moment ! C‘est moi !

LA BARONNE, étonnée. - C‘est... c‘est vous !

POLICHINELLE. - Oui ! Madame la Baronne, je me croyais annoncé, c‘est pourquoi je ne m‘annonçais pas moi-même, je suis Polichinelle, votre serviteur.

LA BARONNE, froidement. - Ah ! Et ce costume ?

POLICHINELLE. - Je n'en porte jamais d‘autre, pour faire honneur à mes maîtres. Une livrée dorée en impose toujours. Quand vous recevrez, vous verrez l‘impression que mon costume produira sur vos invités.

LA BARONNE. - Justement ! Nous qui recevons ce matin le marquis du Bout-du-Pont !

POLICHINELLE. - C‘est aussi pour vous faire honneur que j‘ai un valet particulier, je lui fais faire les grosses besognes, bien entendu sans qu‘il vous en coûte rien que la nourriture, encore je puis la prendre pour mon compte.

LA BARONNE. - Non ! s‘il se rend utile, je ne voudrais pas...

POLICHINELLE. - C‘est ce que je pensais.

LA BARONNE. - Eh bien, voilà qui est fait. Vous nous appartenez. Vous connaissez votre service ?

POLICHINELLE. - Sur le bout du doigt.

LA BARONNE. - Fort bien ! Je vais prévenir le Baron, pour qu‘il vienne s‘entendre avec vous (À part, en sortant). Ce valet cousu d‘or va nous faire grand honneur, le marquis du Bout-du-Pont va être ébloui. Je suis sûre que le Baron va être satisfait de mon choix. (Elle sort.)



SCÈNE V

POLICHINELLE.


Et voilà ! Ce n‘est pas plus difficile que cela ! Me voici maintenant de la maison ! Ah ! cet habit doré ! Quels succès il m‘a fait avoir ! Aussi je le soigne, je le brosse, je le fais reluire, et il me fait valoir ! Dieu sait comme ! J‘ai vu dans ma vie bien des grands personnages, des princes, des archiducs, des généraux, amiraux, colonels et même des tambours-majors, en un mot des personnages revêtus d‘uniformes brillants, eh bien, pas un d‘eux ne les portait comme moi ; ils avaient l‘air de comédiens revêtus d‘un costume, tandis que moi, regardez ! Voyez cette aisance ! Voyez avec quelle grâce je pirouette.... mes bosses, on ne les voit pas ; on ne voit pas son plus mon nez en bec de perroquet et mon menton en galoche ; ces petits défauts disparaissent dans l‘ensemble et cet ensemble représente un beau garçon, distingué et séduisant ! Je ne crois pas que mes nouveaux maîtres soient des arbitres d‘élégance ni de distinction, ce sont de petits hobereaux sans fortune peut-être, en tout cas sans valeur, et bien, je me charge de leur faire voir ce que c'est qu‘un valet dans la haute aristocratie. Il se peut qu‘ils me donnent des ordres, moi, je leur donnerai des leçons !



SCÈNE VI

POLICHINELLE, LE BARON


LE BARON, entrant, à part. - Voici donc mon nouveau domestique ! Sapristi ! qu‘il est beau !

POLICHINELLE. - C‘est sans doute à Monsieur le baron que j‘ai l‘honneur de parler.

LE BARON. - À lui même ! (À part.) Jamais je ne pourrai demander quoi que ce soit à un homme qui a un si bel habit.

POLICHINELLE. - Je suis aux ordres de Monsieur le baron.

LE BARON. - Je vous remercie ! (À part.) Non, mais mettez-vous à ma place, comment voulez-vous que je demande à un tel personnage de cirer mes bottes ?

POLICHINELLE. - Monsieur le baron doit avoir besoin de moi ?

LE BARON. - C'est à dire que je voudrais...

POLICHINELLE. - Monsieur le baron voudrait... ?

LE BARON. - Ce sont mes bottes....

POLICHINELLE. - Les bottes de Monsieur le baron... ?

LE BARON. - Oui ! Je voudrais qu‘elles fussent cirées ?

POLICHINELLE. - Elles vont l‘être, Monsieur le baron ! Elles vont être cirées ! Elles vont briller comme mon habit !

LE BARON. - Mais ce n‘est pas vous-même qui....

POLICHINELLE. - Non, Monsieur le baron, c‘est mon domestique.

LE BARON. - Ah ! vous aussi, vous avez un domestique ?

POLICHINELLE. - Oui, Monsieur le baron, et vous aller voir comme il s‘acquitte de ma besogne.

LE BARON. - Eh bien, donnez lui vos ordres, car je vais sortir.

POLICHINELLE. - Dans un instant, vos bottes cirées seront chez vous.

 




Créer un site
Créer un site