BELMONT. - Le butor aura fait une confusion. Je lui ai dit de m‘envoyer Dujarret, le maître de danse qui demeure au-dessus de vous.
TOURTEAU. - Cela m‘a dérangé, c‘est bien désagréable !
BELMONT. - C‘est bien plus désagréable pour moi. Prenez-vous-en à mon valet regagnez vos fourneaux.
TOURTEAU. - J‘y retourne, Monsieur ! (À part.) C‘est égal ! Il aurait bien pu me donner une petite indemnité. (Tourteau sort.)
SCÈNE VII
BELMONT.
Cet imbécile de Polichinelle ! Je le croyais plus intelligent ! Je lui ai pourtant bien expliqué ! Cela me contrarie fort ! Et voici maintenant qu‘il ne revient pas ! Où peut-il être Allé ? Au cabaret, sans doute. Décidément, le meilleur des valets ne vaut rien ! Avec tout cela, voici ma leçon manquée. Je tâcherai de m‘en tirer de mon mieux, et je vais aller faire des salutations devant ma glace, pour m‘habituer aux belles manières ! (Il sort.)
SCÈNE VIII
DUJARRET, entre en sautillant et en chantonnant.
La la la, la la, la la la, la la !... C‘est bien ici qu‘on m‘a prié de me rendre. Malheureusement, j‘ai oublié le nom du seigneur qui m‘a fait venir. Habite-t-il à droite ou à gauche, je l‘ignore. N‘importe. Je vais toujours frapper à. la porte de ce côté. (Il frappe à la porte de Florval.)
SCÈNE IX
DUJARRET, FLORVAL, sortant de chez lui.
FLORVAL. - Que me voulez-vous ?
DUJARRET. - Je vous adresserais la même question, si je ne connaissais pas mon métier. Quand on m‘appelle, moi, je sais ce qu'on me veut !
FLORVAL. - Enfin qui vous a prié de venir ici ?
DUJARRET. - Je suppose que vous avez un laquais.
FLORVAL, fièrement. - J‘en ai même plusieurs, mais, sauf un, ils sont malades en ce moment.
DUJARRET. - Eh bien ! c‘est ce laquais qui m‘a prié de venir ici.
FLORVAL, à part. - Ah ! j‘y suis ! C‘est Tourteau, le traiteur ! Je le croyais plus gros.
DUJARRET. - Veuillez donc me dire, Monsieur, ce que vous me voulez.
FLORVAL. - Eh ! Eh ! vous vous en doutez bien !
DUJARRET. - Sans doute, et je suis tout prêt à vous satisfaire.
FLORVAL. - Eh bien : je vous dirai donc qu’il s‘agit d‘une petite réception intime, aussi je ne veux pas faire de frais.
DUJARRET. - J‘entends, un peu de pratique, pas de théorie !
FLORVAL. - Non ! ni thé, ni riz ! Mais quelque chose de substantiel.
DUJARRET. - La personne ne sait absolument rien ?
FLORVAL. - La personne ! Quelle personne ?
DUJARRET. - Je ne suppose pas que vous m‘avez fait venir pour vous ?
FLORVAL. - Mais au contraire, c‘est pour moi et pour mes invités, du reste, je n‘en ai qu‘un.
DUJARRET. - C‘est bizarre ! Et où est-il ?
FLORVAL. - Il va venir ce soir.
DUJARRET. - Ah ! c‘est pour se soir ! Et combien serez-vous ?
FLORVAL. - Nous serons trois !
DUJARRET. - C‘est bien peu ! Avez-vous un clavecin ?
FLORVAL. - Non ! (À part.) Ah ! ça, est-ce qu‘il veut nous faire manger du son ?
DUJARRET. - Un petit violon suffira.
FLORVAL. - Allons au fait. Nous sommes trois à dîner ; je voudrais un menu très simple, délicat, avec un plat de résistance.
DUJARRET. - Je ne comprends pas ! Vous dînerez comme vous voudrez, ceci n‘est pas mon affaire. Mais, si vous voulez danser, il faut vous y préparer dès maintenant.
FLORVAL. - Danser ! Moi ! À mon âge ? Vous voulez me faire danser ?
DUJARRET. - Dame ! puisque je suis venu pour ça !
FLORVAL. - Vous n‘êtes donc pas Tourteau, le traiteur ?
DUJARRET. - Non ! Je suis Dujarret, le maître de danse.
FLORVAL. - Je ne m‘explique pas ! Interrogeons ma fille. (Appelant.) Rosine !
SCÈNE X
Les mêmes, ROSINE
ROSINE. - Que me voulez-vous, mon père ?
FLORVAL. - As-tu chargé notre valet de quelque commission ?
ROSINE. - Non, mon père !
FLORVAL. - Voici cependant Monsieur Dujarret, maître de danse, qui vient se mettre à notre disposition.
ROSINE. - Ce n‘est pas moi qui l‘ai appelé.
FLORVAL. - Comment se fait-il alors ?
ROSINE. - Attendez ! c‘est peut-être une attention de Belmont, mon fiancé.
FLORVAL. - Tu crois ?
DUJARRET. - Eh ! sans doute ! C‘est une galanterie de votre prétendu, à n‘en pas douter. Vous l‘offenseriez de ne pas l‘accepter. Je vais vous donner tout de suite la leçon. Un petit menuet !
FLORVAL, à part. - Et moi qui attendais un petit menu !
DUJARRET. - Placez-vous là, cambrez la taille, arrondissez les bras, c'est cela ! Je vais fredonner l‘air, attention. (Rosine et Dujarret dansent le menuet.)
Air : Du menuet d'Exaudet (Clé du caveau 752)
Doucement,
Lentement,
Avec grâce,
Que les yeux les plus subtils
De vos pieds si gentils
Ne puissent voir la trace.
Balancez
Et marquez
La cadence,
Pliez votre pied cambré
Et puis faites la ré-
vérence !
Ne soyez pas sérieuse,
Ayez la mine joyeuse.
Maintenant
Vivement
Un sourire
Qui veut dire :
Je vais combler tous vos vœux,
Ami, soyez heureux,
À vos désirs je veux
Souscrire !
N‘allez pas
D‘un faux pas
Compromettre
Ce menuet cadencé
Que vous avez dansé
Aussi bien que le maître.
À présent,
Languissant
Votre danse,
Ayez l‘air énamouré
Et puis faites la ré-
vérence !
Vous dansez à ravir. Sur l‘honneur, on ne danse pas mieux à l‘Opéra. Je vous enverrai ce soir un petit violon ! Serviteur ! (Il sort en fredonnant l’air du menuet.)
SCÈNE XI
ROSINE, FLORVAL
FLORVAL. - Je trouve cette galanterie bien singulière ! Au moins, Belmont aurait dû nous prévenir ! Avec tout cela, mon valet ne revient pas. Que peut-il faire ? Il faut cependant que je commande mon dîner. Je vais écrire au traiteur pour lui éviter de se déranger. Reste ici, dès que tu verras notre valet tu me l‘amèneras. (Florval rentre chez lui.)
SCÈNE XII
ROSINE, puis BELMONT
ROSINE. - Je ne m‘attendais guère à danser le menuet ce matin et surtout devant la porte de ma maison ! Belmont a eu une idée bizarre ! Après cela il n‘y est peut-être pour rien. Le voici ! Je vais éclaircir cela !
BELMONT. - Mon laquais qui ne revient pas ! - Ah ! Rosine ! (Il s‘approche d‘elle.)
ROSINE. - Je suis contente de vous voir, Belmont, pour vous remercier de l‘attention délicate que vous avez eue pour moi.
BELMONT, à part. - L‘attention ! Quelle attention ?
ROSINE. - Je vois qu‘en mon absence, vous ne cessez de penser à moi.
BELMONT. - Peut-il en être autrement ! chère Rosine.
ROSINE. - Et vous ne savez qu‘imaginer pour m‘être agréable.
BELMONT, à part. - Serait-ce une ironie ? J‘aurais dû lui envoyer des fleurs.
ROSINE. - J‘aurais pensé cependant que vous ne m‘auriez pas crue capable de ne savoir point danser.
BELMONT. - Que voulez-vous dire ?
ROSINE. - Eh sans doute ! Ce professeur de danse que m‘avez envoyé….
BELMONT. - Je vous ai envoyé un professeur de danse ?
ROSINE. - Ce n‘est donc pas vous ?
BELMONT. - Assurément non !
ROSINE. - Alors je ne sais pas qui. C‘est bien singulier !
BELMONT. - En effet ! Mais j‘y songe ! Ne serait-ce pas une mystification ?
ROSINE. - Une mystification ? De qui ? et pourquoi ?
BELMONT. - Je n‘étais pas seul à vous faire la cour, Rosine, et mes rivaux n‘ont pas du être satisfaits de voir l‘intérêt que vous me portiez. Il se peut que l‘un d‘eux ait imaginé cette petite plaisanterie ; d‘autant plus que ce matin même, ils m‘en ont fait une autre.
ROSINE. - Laquelle ?
BELMONT. - Ils m‘ont envoyé Tourteau, le traiteur, qui voulait à toute force me faire accepter un menu de sa façon.
ROSINE. - Voici qui est bien curieux !
BELMONT. - N‘est-ce pas ? D‘autant plus que ce n‘est pas un traiteur que j‘attendais ; mais bien un maître à danser.
ROSINE. - Vous ?
BELMONT. - Oui, moi, Rosine ! Je vous l‘avoue, je ne suis pas un homme de bel air, j‘ai toujours vécu à la campagne et ai peu fréquenté la société, alors au moment d‘unir votre sort au mien, je voulais me dégrossir un peu pour vous faire honneur. Il eût été fâcheux n‘est-ce pas, qu‘à notre bal de noces, je ne pusse pas danser un menuet, une gavotte ou un sarabande avec vous !
ROSINE. - Mais alors, le maître à danser était pour vous ?
BELMONT. - Probablement ! Mais le traiteur ?
ROSINE. - Il était pour mon père qui est en ce moment en train de lui écrire pour lui reprocher de n‘être pas venu.
BELMONT. - Comment se fait-il ? Ah ! mais c‘est bien simple ! J‘ai fait faire la commission par mon laquais.
ROSINE. - Et nous par le nôtre.
BELMONT. - Les deux laquais se sont trompés.
ROSINE. - À moins que ce ne soit le maître à danser et le traiteur.
BELMONT. - En tout cas, tout s‘explique ! Voici votre père.
SCÈNE XIII
BELMONT, ROSINE, FLORVAL.
BELMONT. - Monsieur Florval !...
FLORVAL. - Bonjour Belmont ! Excusez-moi, je suis d‘une colère ! figurez-vous que j‘ai donné à mon valet une commission et non seulement il l‘a mal faite mais encore il ne revient pas ; si bien que je vais être obligé de porter moi-même cette lettre à son adresse.
BELMONT. - Ne m‘en parlez pas ! La même aventure m‘arrive à moi-même. Je disais tout à l‘heure à votre fille les sottises de mon valet et il paraît que le vôtre ne vaut pas mieux.
FLORVAL. - On ne peut plus se faire servir.
BELMONT. - Votre laquais est-il un vieux serviteur ?
FLORVAL. - Non ! Il est seulement entré en fonctions ce matin.
BELMONT. - Tiens ! C‘est comme le mien !
FLORVAL. - Nous sommes voisins, j‘ai idée que les drôles auront fait connaissance et auront bu une bouteille ensemble.
BELMONT. - Cela ne m‘étonnerait pas !
FLORVAL. - Ce sont des habitudes que je ne laisserai pas prendre.
BELMONT. - Ni moi non plus !
FLORVAL. - De toutes façons, il me semble qu‘il devrait être de retour.
BELMONT. - C‘est exactement ce que je pense !
FLORVAL. - Ah ! je le vois qui vient de ce côté. Rosine, rentre à la maison, il est inutile que tu sois là, pendant que je vais lui demander des explications.
ROSINE. - Oui, mon père ! (Rosine rentre à la maison.)