THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE VALET DE DEUX MAÎTRES
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Comédie en un acte.

 

Lemercier de Neuville.

PERSONNAGES :
FLORVAL,
BELMONT,
ROSINE, fille de Florval,
POLICHINELLE, valet,
TOURTEAU, traiteur,
DUJARRET, maître de danse.

Une place publique.

SCÈNE PREMIÈRE

FLORVAL, sortant de chez lui avec ROSINE, sa fille.

 

FLORVAL. - J‘ai à te parler, ma chère Rosine. Depuis quelque temps, je suis préoccupé et j‘ai pu témoigner quelques marques d‘impatience, tu t‘en es peut-être aperçue ?

ROSINE. - Non, mon père.

FLORVAL. - Tant mieux ! Mais il n‘en est pas moins vrai que je veux mettre fin à cet état nerveux dont je vais te dire la cause. Tu as dix-neuf ans, Rosine, et à cet âge la maison paternelle est bien triste.

ROSINE. - Pas avec vous, mon père !

FLORVAL. - Je comprends ton indulgence, mon enfant, mais il n‘en est pas moins vrai que tu ne t‘amuses guère chez moi. Tu es à l‘âge ou les filles, sous le prétexte de prendre l‘air, se mettent à la fenêtre et cherchent à apercevoir l‘oiseau bleu de leurs rêves.

ROSINE. - Je vous jure, mon père...

FLORVAL. - Ne jure pas ! Cet oiseau bleu n‘a pas d'ailes, il se meut simplement à terre avec : un bel habit de soie et une perruque frisée.

ROSINE, à part. - Saurait-il ?

FLORVAL. - Il est coquet, joli, séduisant et cherche à se faire remarquer.

ROSINE. - Que voulez-venu dire ?

FLORVAL. - Il arrive moment quand il est comme je viens de le dépeindre. Or, cet oiseau bleu est venu me trouver il y a deux jours et m‘a dit : - Monsieur Florval, vous avez une jolie fille dont je serais heureux de faire ma femme, voulez-vous me la donner ?

ROSINE. - Quoi ! mon père on vous a demandé ma main ?

FLORVAL. - Oui, ma fille, cela n‘a rien d‘étonnant. Nous avons été reçus dans diverses sociétés, on a pu te voir, t‘apprécier et par conséquent, tu as pu plaire.

ROSINE, troublée. - Père à qui ? Je ne vois pas...

FLORVAL. - Cherche bien ! Voyons, je vais t‘aider. Damis ?

ROSINE. - Je ne crois pas, il est trop fat ! Il ne regarde que lui.

FLORVAL. - Valère ?

ROSINE. - Il n‘a de regards que pour Isabelle, et puis il ne m‘a jamais parlé.

FLORVAL. - Léandre peut-être ?

ROSINE. - Un sot ! non, ce n‘est pas lui ! Mais pourquoi me faire languir, vous le connaissez, puisqu‘il s‘est déclaré.

FLORVAL. - Je voudrais que tu eusses la franchise de le nommer toi-même.

ROSINE. - C‘est que... si je me trompais...

FLORVAL. - Son nom est sur tes lèvres… que dirais-tu de Belmont ?

ROSINE, émue. - Belmont !

FLORVAL. - Eh bien ? réponds ! Te plaît-il ?

ROSINE. - Il ne me déplaît pas !

FLORVAL. - Allons donc ! Je m‘en doutais ! Eh bien Rosine, c‘est lui qui m‘a demandé ta main.

ROSINE. - Et qu‘avez-vous. répondu ?

FLORVAL. - Je ne pouvais rien répondre sans t‘avoir consultée… Ce que je fais maintenant. Cependant, comme il me plaît aussi, j‘ai cru devoir m‘engager quelque peu et je l‘ai invité à dîner pour ce soir afin de faire plus ample connaissance et pour que tu puisses l‘étudier et prendre une décision.

ROSINE. - Et il a accepté ?

FLORVAL. - Avec joie ! Mais ce n‘est pas tout. J‘ignore la fortune de Belmont, mais il doit être à son aise et sans doute il s‘imagine que notre fortune est égale ; en tout cas, si épris que soit un jeune homme, il n‘oublie pas que sa femme doit lui apporter une certaine dot. Or ta dot est maigre, mon enfant, et avant qu‘il ne parle, je crois bon de l‘éblouir quelque peu. Nous n‘avons qu‘une vieille servante qui ne lui imposera guère, je viens de lui adjoindre un valet. Qu‘en dis-tu ?

ROSINE. - Cela nous rehaussera à ses yeux.

FLORVAL. - Je m‘étonne que tu ne l‘aies pas déjà vu. Il est superbe ! Il a de l‘or sur toutes les coutures. Maintenant, rentre à la maison, Rosine, et prépare une jolie toilette pour recevoir ton prétendant. (Rosine rentre chez Florval.)

 

SCÈNE II


FLORVAL, puis POLICHINELLE

 

FLORVAL. - Ah ! ces jeunes filles qui se figurent avoir des secrets ! Voici plus d‘un mois que je vois Rosine échanger des signes avec Belmont qui demeure en face. Aussi ai-je fait dire à l‘amoureux qu‘il ait à se retirer ou à se déclarer. Maintenant songeons à notre nouveau valet, je ne l‘ai pas encore vu de la matinée. (appelant) Polichinelle !

POLICHINELLE, entrant. - Me voici aux ordres de Monsieur Florval.

FLORVAL. - Ah ! ah ! Très bien ! As-tu retenu en que tu devais faire à la maison ?

POLICHINELLE. - Monsieur Florval se moque de moi !

FLORVAL. - Nullement ! Voyons, il a été convenu, comme je ne puis pas te loger, que tu viendrais à sept heures du matin.

POLICHINELLE. - Parfaitement. À sept heures j‘étais chez vous.

FLORVAL. - Puis, que tu servirais à table, brosserais mes habits et ferais mes courses.

POLICHINELLE. - C‘est exact ! Et me voici à vos ordres.

FLORVAL. - Ce soir, je donne un petit dîner à un de mes amis que je veux bien traiter ; comme la cuisinière pourrait être embarrassée, j‘ai résolu de faire venir le repas de chez le traiteur : Tu vas donc aller tout de suite dire à Tourteau, le traiteur, de venir me trouver pour que je m‘entende avec lui. Tu connais bien Tourteau ?

POLICHINELLE. - Tourteau ? Celui qui a de si bon vin ?

FLORVAL. - Je ne sais pas s‘il a de bon vin, ma cave à moi est bien garnie, mais il loge sur la place de l’Église à côté du charcutier.

POLICHINELLE. - Je ne connais que lui !

FLORVAL. - Et bien, va le prier de venir ici tout de suite. Je l'attends. (Florval rentre chez lui.)

 

SCÈNE III


POLICHINELLE

 

     J‘y vais ! Monsieur ! - Je me suis engagé ce matin chez monsieur Florval et je vois que je n ‘aurai pas grand chose à faire. Ça me va ! Voici le premier ordre qu‘il me donne. Les gages ne sont pas gros, aussi, sachant que j‘ai du temps de reste, j'ai imaginé de les doubler ; et voici comment. Avant d‘entrer en place, j‘ai pris mes renseignements et j'ai appris que le voisin de monsieur Florval, monsieur Belmont, était amoureux de sa fille. Je me suis donc présenté chez monsieur Belmont en lui offrant de lui servir de valet ; je lui ai dit qu‘un prétendu devait représenter et qu‘il serait d'autant mieux accueilli, qu'il aurait l‘air d‘avoir un train de maison. Monsieur Belmont parut goûter mon raisonnement et me retint. Il n‘y a rien à faire chez lui, cela m‘allait. Me voici donc à la tête de deux maîtres. Bien entendu ils ne se doutent pas de ma combinaison. Il me sera facile de les contenter l‘un après l‘autre et le bénéfice sera double ! Allons maintenant chez le traiteur. (Il va pour sortir.)


SCÈNE IV


POLICHINELLE, BELMONT

 

BELMONT. - Ah ! te voilà, Polichinelle, où étais-tu donc ?

POLICHINELLE. - Je venais me mettre aux ordres du Monsieur.

BELMONT. - J‘ai justement une commission à te faire taire.

POLICHINELLE. - Je suis à vos ordres, Monsieur.

BELMONT. - Connais-tu, monsieur Dujarret ? C‘est un professeur de danse qui est très renommé dans la belle société. Tu vas aller le trouver et lui dire de venir chez moi tout de suite.

POLICHINELLE. - Où demeure-t-il ?

BELMONT. - À côté de l’Église. Au dessus du traiteur Tourteau. Son nom est sur sa porte.

POLICHINELLE. - J‘y vais de ce pas ! (À part.) Je ferai les deux commissions en même temps. (Il sort.)

 

SCÈNE V

 

BELMONT.

 

     Allons ! mes affaires ne vont pas mal ! Florval m‘a l‘air tout disposé à me donner sa fille pourvu que je lui plaise. Or, la conquête est déjà faite ; depuis plus d‘un mois Rosine et moi sommes d‘accord en secret. Il ne s‘agissait plus une de faire la demande, il y a deux jours que je me suis présenté et je n‘ai pas été éconduit. Maintenant surgit une question plus grave : j‘ai une toute petite fortune, sera-t-elle suffisante aux yeux de Florval ? En tout cas, il faut que je paraisse être un homme du bel air, aussi ai-je pris un laquais qui ne manque pas de mine et, comme je n‘ignore pas que je manque un peu de belles façons, je l'ai envoyé chercher un professeur de danse et de maintien qui va un peu me dégrossir. Ce soir même après le dîner chez Florval, je risquerai négligemment quelques pirouettes qui lui montreront que j‘appartiens à la bonne société, ce qui le rendra moins exigeant pour les apports. Ce n‘est pas le tout d‘avoir séduit la fille, c‘est le père maintenant qu‘il faut conquérir !

 

SCÈNE VI


BELMONT, TOURTEAU


TOURTEAU, à part. - Ce doit être ici ! (Haut.) Salut Monsieur, je suis votre serviteur !

BELMONT. - Ah ! voici, mon homme ! Je suis le vôtre, Monsieur.

TOURTEAU. - Vous m‘avez fait appeler ?

BELMONT. - Oui ! Je voudrais faire appel à votre talent bien connu.

TOURTEAU. - Il est tout à votre service.

BELMONT. - Je tiens tout d‘abord à la présentation. Est-elle de plusieurs manières ?

TOURTEAU. - Certainement ! Il en a de toutes simples, mais de bon goût, d‘autres ont des décorations, des fleurs, etc.

BELMONT. - Je ne veux ni fleurs ni décorations.

TOURTEAU. - Quelque chose de simple, alors, je vais vous faire le menu… et...

BELMONT. - Pas de menuet ! Non ! Plus tard, nous verrons. Comprenez-moi bien, je vais être présenté à ma fiancée et dîner avec elle et son père. Il s‘agit de me présenter. Le salut se fait-il à droite, ou à gauche, ou bien en face ?

TOURTEAU. - Moi, je la saluerais à droite, si elle est à droite ; à gauche si elle est à gauche et en face...

BELMONT. - Si elle est en face ! J‘ai compris ! Cela me semble en effet plus naturel ! Mais faut-il d‘abord saluer son père ?

TOURTEAU. - Évidemment ! (À part.) Pourquoi me demande-t-il tout cela ?

BELMONT. - Je salue d‘abord le père, puis la fille. Ensuite...

TOURTEAU. - Ensuite vous vous mettez à table.

BELMONT. - Avant, n‘y a-t-il pas quelques petites manigances à faire ?

TOURTEAU. - Qu‘appelez-vous des manigances ?

BELMONT. - Comment vous dire ? Des façons d‘être aimable.

TOURTEAU. - Ceci vous regarde ! Occupons-nous du repas.

BELMONT. - Au fait vous avez raison. Faut-il manger beaucoup ? Je crois qu‘il vaudrait mieux toucher à peine aux plats, pour indiquer l‘état de mon âme.

TOURTEAU. - Ce n‘est pas mon avis, vous auriez l‘air de trouver le dîner mauvais.

BELMONT. - C‘est juste ! Je n‘y pensais pas.

TOURTEAU. - Mais ne craignez rien ! le dîner sera bon, car je m‘y connais ; du reste, vous allez en juger : potage aux quenelles ; hors-d’œuvres variés ; brochet au bien, poularde de Bresse, dessert, etc. Qu‘en dites-vous ?

BELMONT. - Cela sera parfait ! Mais, dites-moi, ne perdons pas de temps. Il se peut, qu‘après le dîner, surtout s‘il y a de la compagnie, on organise quelque danse, je ne voudrais pas être trop emprunté ; apprenez-moi une chaconne, ce ne doit pas être trop difficile.

TOURTEAU. - Je ne sais pas.

BELMONT. - Je comprends, vous avez vaincu toutes les difficultés, vous êtes arrivé au plus haut point de votre art et rien ne vous paraît difficile, mais n‘importe ! Apprenez-moi à danser une chaconne.

TOURTEAU. - Ah ça ! Monsieur, me prenez-vous pour un danseur ?

BELMONT. - J‘imagine que vous n‘êtes pas autre chose.


TOURTEAU, à part. - Cet homme a le cerveau dérangé. (Haut). Vous vous trompez, Monsieur, je suis Tourteau, Tourteau le traiteur, je fais des entremets et non des entrechats !

BELMONT. - Mais je ne vous ai pas fait appeler...

TOURTEAU. - Que m‘a donc dit votre domestique ?
 

 



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