THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE NOTAIRE. - Que me veut-il ? (Il s approche et se penche vers lui.)


GUIGNOL. - Je voudrais vous faire prendre quelque chose.

LE NOTAIRE. - Je vous remercie, je ne veux rien prendre.


GUIGNOL. - Si... si... si c'était un effet de votre part de me prendre une puce qui me larde depuis une demi-heure ; elle voyage à présent entre le quarante-cinquième et le quarante-sixième degré de latitude sud.


LE NOTAIRE. - Le délire le reprend ; il est bien malade.


GUIGNOL. - Plus, je donne au notaire mon grand pot de machin pour s'en faire une tabatière... Plus, je lui donne mon bonnet de coton pour se faire des caleçons de laine.,. Plus, je lui donne mes bottes pour se faire des tuyaux de poêle...


LE NOTAIRE. - Décidément il est bien malade.


MADAME BOBINARD, bas. - Mais, Guignol, que tu es bête !


GUIGNOL, de même. - On est bien bête quand on est malade.


LE NOTAIRE, apportant un parchemin. - Il faut signer à présent.


MADAME BOBINARD. - Je vais le faire signer... Éloignez-vous un instant... Il est fort agité... Je crains que votre présence le trouble.


LE NOTAIRE. - Je vais auprès des témoins... Je leur ferai signer l’acte, quand il l'aura été par le testateur. (Il s'éloigne.)


MADAME BOBINARD, à Guignol. - Viens vite signer là, à côté... je te tiendrai la main.


GUIGNOL. - Finissons vite, finissons vite ! la puce m'a à moitié mangé. (Il se lève et on l'entend dire dans ta pièce voisine :) Il faut écrire mon nom... Matthieu Bobinard... Ça m'a toujours ennuyé d'écrire mon nom., j'ai pourtant été à l'école... mais il a si longtemps !... Voyons voir comme ça s'écrit. — c... h... a... ma... p... y... u... thieu... Matthieu... Voilà toujours Matthieu.— b... o... l... t... bo... b... i... s... bi... bobi... n... e... r... s... t... h... nard... Bobinard.

(Il vient se recoucher et Madame Bobinard porte le testament au notaire.)


GUIGNOL. - Allons, bon, la v'là qui me saute dans l'oreille.


LE NOTAIRE, revenant. - C’est bien votre signature ?


GUIGNOL, Bas. - Comment le v'là encore ! Attends ! je vais te faire sauver... (Haut.) Oui, oui, c’est mon pataraphe... (Il pousse des cris et prononce des mots sans suite.)


LE NOTAIRE, effrayé. - Ah ! mon Dieu ! il devient furieux. Madame, je vais faire signer les témoins.


MADAME BOBINARD. - Dans quelques jours, je ferai passer chez vous pour vos honoraires.


 

LE NOTAIRE. - Fort bien, Madame ; ne vous dérangez pas pour cette bagatelle. (Il sort.)

SCÈNE X


MADAME BOBINARD, GU1GNOL.


(Guignol défait le lit.)

MADAME BOBINARD. - Tu perds la tête, Guignol ! Dire au notaire toutes les bêtises que tu as débitées, et te donner deux-cents-mille euros encore !


GUIGNOL. - Tiens, vous n'êtes pas contente ! Je vous donne les maisons, la campagne, les fiacres, six-cents-mille euros et je n'en garde que deux-cents. Ça n’est pas trop cher.


MADAME BOBINARD. - Je t'avais promis une récompense ; tu n'auras rien.


GUIGNOL. - Hein ! dis donc ! t'es bien rageuse !


MADAME BOBINARD. - Comment ! tu te permets de me tutoyer à présent !


GUIGNOL. - Puisque je suis votre mari.


MADAME BOBINARD. - Allons, c’est vrai, j'ai tort de t'en vouloir ! Qu'importe ce que tu t'es donné, puisque ce testament n'a rien de sérieux... Avec ton aide j'aurai gagné la partie, et ce vilain Raymond sera joué... Mais que fais-tu donc là ?


GUIGNOL, qui a défait le lit et étalé son drap sur le devant du théâtre. - Hé ! Pardine, je cherche ma puce.


MADAME BOBINARD. - Tu la trouveras bien, ta puce, en faisant comme tu fais !


GUIGNOL. - N'ayez pas peur ! Je la reconnaîtrais entre mille. J'ai son signalement...
(En se penchant pour chercher sa puce, il met le feu à son bonnet.)


MADAME BOBINARD, rêvant. - Oui, quand il aura signé le dédit, il faudra bien qu'il marie son fils avec ma nièce. (Elle voit le feu au bonnet de Guignol.) Mais prends donc garde, Guignol, tu es en feu.


GUIGNOL. - Le feu ? Dans quel arrondissement ?


MADAME BOBINARD. - À ton bonnet, malheureux !


GUIGNOL. - Ma foi, tant pis ; il est pas à moi ; les affaires des autres ne me regardent pas... Ah ! sapristi, ça commence à me chauffer la tête.
(Il plonge le bonnet dans le pot de chambre et sort.)


MADAME BOBINARD, seule. - Je l'attends ; il verra le testament et...


GUIGNOL, revenant- Maintenant, Madame, que c’est fini, faut-y partir ?

MADAME BOBINARD. - Tiens, voilà les cent euros que je t'ai promis ; je te remercie... Mais, je t'en prie, reste jusqu’à ce soir. 
(Coup de sonnette) On sonne. Va ouvrir.


SCÈNE XI.

MADAME BOBINARD, RAYMOND.



(Guignol paraît dans cette scène pour écouter, tout en feignant d'épousseter les meubles.)
RAYMOND. - Bonjour, charmante voisine !... Je reviens, suivant ma promesse... J'ai vu tout à l'heure sortir de chez vous un monsieur que je ne connais pas du tout.


MADAME BOBINARD. - C'est le notaire qui a fait le testament de mon mari et qui est venu m'apporter l’acte.


RAYMOND. - Bien, bien ; je venais précisément pour en prendre connaissance.

MADAME BOBINARD. - 
À votre gré, M. Raymond ! je vais le chercher.


RAYMOND. - Fort bien ! nous allons l'examiner. Ce n’est pas que je me méfie... bien au contraire. Mais dans les affaires sérieuses il faut de la prudence ; je ne m'en rapporte qu'à moi-même.


MADAME BOBINARD. - Tenez, voici l'acte... Lisez.


RAYMOND, lisant. - C’est bien cela ; voici la clause qui vous nomme héritière universelle... Je donne et lègue à Jeanne-Julie Birotteau, ma femme, mes deux maisons... ma ferme de Vénissieux avec les fiacres. Ah ! il y a des fiacres ! Avec les fiacres à bondon. Quelle singulière idée de spécifier de tels objets ! Enfin, c’est fort joli d'être ainsi légataire universelle. Mais que vois-je ? Je donne à mon domestique Guignol, pour ses bons soins, deux-cents-mille euros. Comment ! vous ne vous êtes pas opposée à ce legs ? C'est une folie.


MADAME BOBINARD. - Mais pourquoi donc ? Guignol est un vieux serviteur, et il est bien juste de reconnaître ses services.


RAYMOND. - Ta, ta, ta ; les domestiques nous servent, nous les payons pour cela... Un vieux domestique, on lui donne trois euros et non pas deux-cents-mille. C’est insensé. Laissez-moi faire ; je vous éviterai la peine de payer ce legs... Donnez-moi plein pouvoir, appelez Guignol, et je me charge d'arranger cette affaire.


MADAME BOBINARD. - Volontiers. Guignol !


SCÈNE XII.

LES MÊMES, GUIGNOL 


GUIGNOL. - Présent !... Monsieur Raymond, bien le bonjour !...


RAYMOND. - Guignol, je viens de lire le testament de ton maître ; tu as une belle récompense, mais malheureusement tu ne peux pas toucher ce legs.

GUIGNOL. - Et pourquoi donc ?


RAYMOND. - C'est que Madame Bobinard s'y oppose... Tu auras un procès... C'est un legs trop fort pour un domestique... Il y a captation... Il peut même y avoir plainte au lieutenant criminel.


GUIGNOL. - Alors que faut-y donc deviendre ?


RAYMOND. - Je te conseille de t'arranger... Tiens, si tu veux renoncer à ton legs moyennant deux-mille euros, je te les donne.


GUIGNOL. - Oh ! deux-mille euros, ce n'est pas assez.


RAYMOND. - Allons, trois-mille euros... et je paie comptant.


GUIGNOL. - Faites voir l'argent... J'accepte, si vous aboulez tout de suite.


RAYMOND. - Je vais te les chercher. (À Madame Bobinard.) Vous voyez, Madame ; ce n’est pas plus difficile que ça !... (À Guignol.) Je reviens, et tu me signeras une renonciation... Allons aussi de ce pas, ma toute belle, signer notre promesse de mariage.
(Raymond et Madame Bobinard sortent.)


SCÈNE XIII.

GUIGNOL, 
seul.


GUIGNOL. - Hé ben, en v'là un qu’est galvanisé !... Vieux concombre, va !... Il croit nous attraper tous, et il s'arrache une dent qui va joliment le faire crier... Moi aussi je vais avoir une dot... Qu'est-ce que je vais en faire ?... Je vais monter un service de bateaux à vapeur pour Saint-Just.



SCÈNE XIV.


RAYMOND, GUIGNOL. 


RAYMOND. - Allons, tiens, voilà tes trois-mille euros ; signe-moi ta renonciation... Voilà toutes mes affaires réglées... Ma belle veuve est à moi ; notre dédit est signé.. Si elle ne tient pas sa parole, elle me paie cinquante-mille euros. Quelle brillante affaire !


GUIGNOL. - Ah ! vous épousez donc Madame Bobinard ; je vous fais mon compliment... Mais, dites donc, comment faut-il que je signe sur cette renonciation ? Faut-il mettre Matthieu Bobinard ?


RAYMOND. - Comment ! Bobinard ?

GUIGNOL. - Je voulais savoir s'il fallait mettre comme j'ai mis sur le testament.

RAYMOND. - Que dis-tu là, malheureux ? Ce testament que j'ai vu...


GUIGNOL. - C’est moi qui l'ai fait... c’est une frime... La bourgeoise n'a pas le sou de l'héritage de son mari... Vous avez bu un million, pauvre vieux.


RAYMOND. - Ah ! scélérat, tu as commis un faux semblable ! Je te ferai pendre.

GUIGNOL, 
le cognant avec la tête. - Tiens, pends ça, vieux !



SCÈNE XV.


LES MÊMES, MADAME BOBINARD.



MADAME BOBINARD. - Qu'y a-t-il donc ? On se bat chez moi !


RAYMOND. - Madame, avez-vous signé la promesse ?


MADAME BOBINARD. - Certainement, et j'entends bien m'y tenir.


RAYMOND. - Moi, j'entends l'annuler et vous faire poursuivre criminellement... Vous avez fait un faux testament.


MADAME BOBINARD. - Ce testament n’existe plus, je l'ai brûlé... Il est vrai que je n'ai pas l'héritage de mon mari ; mais j'ai votre promesse.

RAYMOND. - Je plaiderai.


MADAME BOBINARD. - Voyons, M. Raymond, il y a moyen de tout arranger... Vous ne tenez pas à ce mariage, ni moi non plus... Mais il en est un autre que nous pouvons faire... Votre fils aime ma nièce Caroline... marions-les... Vous donnerez à votre fils les cinquante-mille euros du dédit que j'abandonnerai pour lui, et j'assure à ma nièce toute ma petite fortune.

RAYMOND. - Non, non, je veux plaider.


MADAME BOBINARD. - Plaidez, Monsieur, contre votre signature... si vous pouvez... Cela fera un bien joli procès... pour les avocats.


GUIGNOL. - On fera votre portrait à l'audience... Il y aura fête dans le quartier ce jour-là... On racontera des bien belles histoires.


RAYMOND. - Vous dites... votre nièce... Mademoiselle Caroline... Au fait, elle paraît bonne femme de ménage.


MADAME BOBINARD. - Faites le bonheur de ces enfants, Monsieur Raymond. 


RAYMOND. - Allons, faisons le bonheur de ces enfants... (À part.) puisque je ne peux pas faire autrement... (À Guignol.) Et toi, scélérat, tu vas me rendre mes trois-mille euros.





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