THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

MADAME BOBINARD. - Doutez-vous de ma parole ? Et serait-ce là le motif qui vous a fait demander ma main ?


RAYMOND. - Oh ! fi donc ! vous n'auriez pas un denier que je mettrais avec bonheur mon cœur et ma fortune à vos pieds. Néanmoins je désirerais le lire... Il peut y avoir certaines clauses... Les collatéraux sont si avides !... C’est dans votre intérêt que je m'en préoccupe. Les femmes ne connaissent pas bien les affaires.


MADAME BOBINARD. - Je vous le montrerais volontiers ; mais je ne l'ai pas là. Je puis seulement l'envoyer chercher chez le notaire... Si vous reveniez...

RAYMOND. - Certainement je reviendrai... Oh ! je ne suis pas pressé ; je le lirai un autre jour... Voulez-vous que je revienne dans une heure et demie, dans une heure ?


MADAME BOBINARD. - Il faudra bien deux heures... le notaire pourrait être absent. Au revoir, Monsieur Raymond !


RAYMOND. - Bien, bien !... À bientôt, mon beau dahlia ! à bientôt, ma belle rose mousseuse ! à bientôt, tout ce que j'aime ! (Il sort.)



SCÈNE V.

MADAME BOBINARD, seule. 

MADAME BOBINARD. - Je m'explique sa visite... Il a pensé, comme tout le monde, que je devais être héritière de mon mari, et il est venu s'en assurer... Il veut m'engager de façon à ce que je ne lui échappe pas... Mais je ne serai pas sa femme... et il faudra bien qu'il marie son fils avec ma chère Caroline... J'aurai du plaisir à duper cet avare.



SCÈNE VI.


MADAME BOBINARD, GUIGNOL.


GUIGNOL, apportant un havresac. - Madame, v'là ma malle faite. Voulez-vous venir voir dedans ?

MADAME BOBINARD. - Je t'ai déjà dit que cela était inutile.


GUIGNOL. - Voyons, Madame, y a donc pas moyen de me garder rien que pour ma nourriture ?


MADAME BOBINARD. - Je te répète que cela m’est impossible... Mais veux-tu gagner cent euros ?


GUIGNOL. - Je pense bien ; est-ce que ça se demande ? Qu'est-ce qu'il faut faire pour ça ?


MADAME BOBINARD. - Il faut prendre la place de mon mari.


GUIGNOL. - Vous épouser ?... Mais je demande rien pour ça ; je suis tout prêt.


MADAME BOBINARD. - Il ne s'agit pas de m'épouser.


GUIGNOL. - Oh ! Madame ! si on a vu des rois épouser des bergères...


MADAME BOBINARD. - Encore une fois, il ne s'agit pas de cela.


GUIGNOL. - Mais de quoi donc ? Est-ce que vous voulez que j'aille remplacer votre mari dans le royaume des taupes ? Excusez ! Je vois bien comment j'irais, mais je ne vois pas comment votre mari en reviendrait.


MADAME BOBINARD. - Tais-toi donc, bavard ; tu ne me laisses pas parler... Il s'agit de tromper Monsieur Raymond, notre voisin.


GUIGNOL. - Ce grippe-sou ! Tant que vous voudrez. Je lui en veux depuis qu'un jour il m'a offert une pièce de deux centimes pour avoir porté sa malle... deux centimes !... Ah ! il est bien connu dans tout le quartier pour son avarice... c'est à qui racontera des histoires sur son compte. (Guignol raconte ici ad libitum quelque trait comique d'avarice.)


MADAME BOBINARD. - Voici l'affaire.. Tout à l'heure il est venu ici. Il me croit héritière de mon mari, et dans cette croyance il m'a demandé ma main... Comme il faut attendre dix mois encore, de peur de manquer un aussi beau parti, il veut que nous signions un acte suivant lequel celui qui se dédira de ce projet de mariage paiera cinquante-mille euros à l'autre... Je voudrais bien lui faire payer ce dédit... mais voilà le difficile !... Il croit que par un testament mon mari m'a fait son héritière, et il n'y a point de testament... Il faut que nous lui en montrions un... Tu vas te mettre au lit ; j'irai chercher des témoins et un notaire... Justement celui qui est là dans cette rue est arrivé depuis peu de jours et ne nous connaît pas... Quant aux témoins, nous avons des voisins qui détestent Raymond et qui seront ravis de m'aider à le duper... Tu feras ton testament comme si tu étais mon mari, et nous brûlerons cet acte, quand nous aurons accompli notre dessein.


GUIGNOL. - Oh ! s'il ne faut que ça, ce n’est pas bien difficile... Je suis fort pour faire le malade... Quand j'étais petit, j'étais toujours malade à l'heure d'aller à l'école, et puis le soir j'étais guéri.


MADAME BOBINARD. - C'est entendu : tâche de te tirer de ton rôle avec aplomb.


GUIGNOL. - Soyez tranquille, Madame.


MADAME BOBINARD. - Il faut tout préparer pour recevoir le notaire ici... Tu vas y faire ton lit... Je t'expliquerai ensuite ce que tu devras lui dire.



SCÈNE VII.

GUIGNOL,
seul.


GUIGNOL, emporte sa malle en disant : - Viens, toi qui as fait la campagne de Margnoles.
(Puis il sort et rentre à plusieurs reprises, apportant ce qui lui est nécessaire pour monter un lit qu'il établit sur le bord du théâtre : matelas, traversin, drap, couverture. En faisant le lit, il fredonne quelque refrain.)


GUIGNOL. - Nom d'un rat ! j’espère que j'aurai là un lit bien mollet... Ah ! n'oublions pas l'essentiel... Quand on est malade... (Il apporte le pot de chambre.) Allons, c’est complet !


SCÈNE VIII.

GUIGNOL, MADAME BOBINARD.


MADAME BOBINARD. - Très bien, Guignol ; te voilà parfaitement installé... Tout va le mieux du monde... J'ai prévenu le notaire et les témoins... Ils vont être ici à l’instant... Dépêche-toi de prendre la position d'un malade, et gémis convenablement.


GUIGNOL. - Tout de suite. Mais je suis bien mal comme ça... Je vais me déshabiller... Madame, voudriez-vous me tirer mes bottes ?


MADAME BOBINARD. - Ah ! par exemple !... Mais cela n'est pas nécessaire. Il faut te coucher tout habillé.


GUIGNOL. - Allons, je m'y mets avec armes et bagages... Mais y me faut bien un bonnet de coton pour ressembler à un malade ?


MADAME BOBINARD. - Je vais te donner celui de mon mari.


GUIGNOL. - Si ça me donnait sa fièvre tigrinaque !... (Il sort et revient coiffé du bonnet de coton.) Nom d'un rat ! je vais ressembler à un mitron avec ça ! (Il se couche.) Bon ! v'là une puce qui entre dans mon mollet... Elle a pris ma jambe pour l'omnibus de Sainte-Foy : aïe ! aïe !


MADAME BOBINARD. - Qu'as-tu donc ? Un peu de patience. Tu n'es pas bien mal dans ce lit.


GUIGNOL. - C’est une coquine de puce qui me laboure le mollet... Ah ! je ne plaisante pas ; si tu mords encore, je m'escanne... Mais, Madame, est-ce que vous allez rien me donner à boire ?


MADAME BOBINARD. - Non, tu es malade.


GUIGNOL. - Pas pour boire... Je ne demande pas de mangement, rien que de buvaison. Donnez-moi une bouteille, je la mettrai sous ma couverte.


MADAME BOBINARD, lui donnant une bouteille. - Tiens donc ; il faut faire comme tu veux.


GUIGNOL, buvant. - C’est du bon ! ça me soutiendra dans mes souffrances... Ah ! nom d'un rat ! v'là la puce qui repique. (On sonne.)


MADAME BOBINARD. - Laisse-la faire et tiens-toi. On vient... gémis.


(Guignol gémit comme un malade.)


SCÈNE IX

LES MÊMES, LE NOTAIRE.


LE NOTAIRE. - Madame, vous m'avez mandé pour un acte de mon ministère ; je me rends à vos ordres.


MADAME BOBINARD. - Mon mari désire faire son testament.


LE NOTAIRE. - Fort bien, Madame... Voici sans doute Monsieur Bobinard ; il paraît bien malade.


GUIGNOL. - Aïe, aïe ! oh, là, là !


LE NOTAIRE. - Vous souffrez beaucoup, Monsieur ?


GUIGNOL. - Je pense bien... je voudrais vous y voir à ma place. (À part.) C'est ma puce.


LE NOTAIRE. - Un peu de patience... Il faut oublier vos douleurs un instant pour songer à vos dernières volontés.


GUIGNOL. - Ah ! vous venez pour mon testament ?... Mais, pauvre vieux, je ne suis pas encore prêt à tourner l’œil.


LE NOTAIRE. - C’est bien aussi mon avis ; mais cela ne fait pas mourir de régler ses affaires ; au contraire...


GUIGNOL. - Ah ! la coquine ! elle monte le long de mes guiboles... Veux-tu finir ? si tu continues, je prends la poudre d'escampette.


LE NOTAIRE. - (À Madame Bobinard.) Le délire va le prendre ; hâtons- nous. (À Guignol.) Soyez calme ; je n'en ai que pour quelques minutes. Si vous voulez me dicter, je suis prêt.


GUIGNOL. - Diqueter !.. Comment donc qu'il faut faire pour diqueter ?


LE NOTAIRE. - Cela consiste à déclarer à haute voix quelles sont vos intentions... (À Madame Bobinard.) Où puis-je me mettre pour écrire, Madame ?


MADAME BOBINARD, indiquant une des coulisses. - Ici, dans ce cabinet, vous trouverez ce qu'il vous faut... les témoins y sont déjà... Vous verrez et vous entendrez le malade.


LE NOTAIRE - Fort bien, Madame. (À Guignol.) Allons, Monsieur, parlez haut ; je vous entends.


GUIGNOL. - Oh ! s'il ne s'agit que de ça, ce n'est pas difficile, j'ai un bon coffre.
(Le notaire entre dans le cabinet. Madame Bobinard se place près du lit.)


MADAME BOBINARD, bas à Guignol. - Répète mot à mot ce que je vais te dire.

GUIGNOL,
de même. - Oui, Madame... Gredine de puce ; elle me mange en détail.

MADAME BOBINARD,
bas à Guignol qui répète à haute voix chaque mot. - Moi... Jean-Matthieu-Fortuné-Félix Bobinard... je donne et lègue... à Jeanne-Julie Birotteau, ma femme, mes deux maisons de la rue Ferrachat... ma ferme de Vénissieux...


GUIGNOL, continuant seul. - ...ma ferme de Vénissieux à côté du beau lac... avec ses fiacres. (Guignol pourra improviser des réparties sur le fiacre à bondon qui ne partait jamais, sur un souvenir douloureux chez un dentiste...)


LE NOTAIRE, revenant. - Que dites-vous ? des fiacres ?


GUIGNOL - Oui, les fiacres de ma ferme de Vénissieux... C'est des fiacres à bondon.


LE NOTAIRE, retournant dans le cabinet. - Des fiacres à bondon ! Allons, écrivons : « avec ses fiacres à bondon. »


MADAME BOBINARD, bas. – Plus huit-cents-mille euros.


GUIGNOL, haut. - Plus six-cents-mille euros.


MADAME BOBINARD. - Huit-cents-mille euros !


GUIGNOL. - Je sais ce que je dis : six-cents-mille euros.


MADAME BOBINARD, au notaire. - Monsieur, c’est huit-cents-mille euros.


LE NOTAIRE, revenant. -Ah ! Madame, je dois suivre la volonté du testateur. (À Guignol.) Voyons, est-ce huit-cents ou six-cents-mille euros ?


GUIGNOL. - Six-cents-mille euros.


LE NOTAIRE. - Vous entendez, Madame... J'écris, six-cents-mille euros.


GUIGNOL. - Ah ! je suis mordu, je suis mordu. Une puce monte toujours.


LE NOTAIRE. - Est-ce tout ?


GUIGNOL. - Non, non. — Plus, je donne à mon bon... à mon brave, à mon gentil domestique Guignol, pour les soins qu'il a eus pour moi... la somme de deux-cents-mille euros.


LE NOTAIRE. - Ah ! voilà les deux-cents-mille euros de différence !


MADAME BOBINARD, bas. - Y penses-tu ?


GUIGNOL, de même. -Tiens ! puisque c’est moi qui meurs, et encore pour vous être agréable, je peux ben me laisser quéque chose pour vivre... (Au notaire.) Vous avez écrit, Monsieur le notaire ? Je donne à mon domestique Guignol deux-cents-mille euros.


LE NOTAIRE. - Oui, oui.


GUIGNOL. - Ah ! la puce, la puce !... Monsieur le notaire, je voudrais vous dire un mot en particulier.





Créer un site
Créer un site