THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

SCÈNE VI

POLICHINELLE.


Ils sont charmants, ces ministres ! Ils se figurent que je prends au sérieux leurs louanges. Mais je les connais bien et si je les laisse s'engraisser aux dépens de l’État, c‘est que moi aussi j'y trouve mon compte. Ils me passent mes fantaisies, ils les préviennent même et il faut que le Pays soit joliment riche pour y résister. Il est vrai de dire que mes fantaisies sont spéciales. Mes prodigalités s‘appliquent toutes à la nourriture. Il me faut des plats somptueux, des vins exquis, des liqueurs incomparables. Ce n‘est pas cela qui peut ruiner le trésor ! Mais cette conférence m‘a fatigué, je me sens un appétit d‘enfer, est-ce que cela n‘indiquerait pas que l‘heure de mon cinquième repas est arrivé. - Pierrot.

 

SCÈNE VIII

POLICHINELLE, PIERROT


PIERROT. - Me voilà, Sire ! - Ah ! il n‘y a personne. Qu‘est-ce que tu veux ?

POLICHINELLE. - Je veux manger !

PIERROT. - Encore ! Tu sors de table.

POLICHINELLE. - Qu‘est-ce que ça fait, si j‘ai faim.

PIERROT. - Tu as raison, et puisque tu as le moyen, tu peux t’empiffrer à ton aise.

POLICHINELLE. - Dis-moi : Que penses-tu de mes ministres ?

PIERROT. - Ils ne valent pas grand chose !

POLICHINELLE. - Comment dis-tu cela ! Quoi ! Tu n‘estimes pas ces hommes qui viennent de me dire que les affaires marchent, que les impôts sont payés et que l‘armée est dévouée.

PIERROT. - Que voulez-vous donc qu‘ils vous disent ?

POLICHINELLE. - Sans doute, ils doivent le dire ; mais cependant si ce n‘était pas exact ?

PIERROT. - Veux-tu que je te dise. Tu n‘y vois pas plus loin que ton nez, ou plutôt que le leur. Tu es trop gourmand et tu ne songes qu‘à tes repas, tu devrais penser un peu à ceux qui meurent de faim.

POLICHINELLE. - Qui meurent de faim ? Il y a des gens qui meurent de faim ! Ce n‘est pas possible ! Ils doivent bien souffrir !

PIERROT. - Je t‘en réponds ! Et tiens, justement, il y a là, dans mon cabinet, un homme qui te demande audience. Je n‘ai pas voulu l‘introduire parce que je ne savais pas si cela te serait agréable, mais vraiment, si tu voulais te renseigner, je crois que est homme-là te dirait plus de vérités que tes ministres.

POLICHINELLE. - Tu le connais ?

PIERROT. - Non ! C‘est un homme du peuple, mais il m‘a l‘air très sensé.

POLICHINELLE. - Je ferais peut-être bien de le voir. Il faut quelquefois descendre du trône pour se faire bien venir de ses sujets.

PIERROT. - Et ton cinquième repas ?

POLICHINELLE. - Ah ! c‘est vrai ! je l‘oubliais ! va me le faire préparer et introduis cet homme, il me servira d‘apéritif. (Pierrot sort.)

 

SCÈNE VIII

POLICHINELLE.


     Ce que vient de me dire Pierrot me donne à réfléchir. Pierrot est un homme de bon conseil qui ne me dit que ce qui peut m‘être utile. S‘il m‘a parlé de cet homme, c‘est qu‘il croit à l‘utilité de ce qu‘il va me dire. Un homme du peuple ! J‘ai en un moment l‘intention de m‘entourer de ces gens-là, mais j‘ai ré?échi que le changement de position les rendrait aussi corrompus que les autres. En?n, nous allons voir.


SCÈNE IX

POLICHINELLE, JOBARDOS.



POLICHINELLE. - C‘est vous, mon brave, qui avez demandé à me parler ? Et bien, je vous écoute. Ne soyez pas intimidé.

JOBARDOS. - Oh ! je ne suis pas intimidé. Ce qui m‘embarrasse, ce sont les formules. Faut-il vous parler à la troisième personne ? Vous appeler Sire ? Voilà qui va m‘embarrasser, parce que je n‘en ai pas l‘habitude. Autrement, je sais bien ce que je veux vous dire.

POLICHINELLE. - Et bien, mettez-vous à votre aise ; parlez-moi comme à un camarade, ça me changera.

JOBARDOS. - À la bonne heure ! Vous êtes un bon zig, nous allons nous entendre.

POLICHINELLE. - Seulement ne soyez pas long, parce que je vais me mettre à table et que je n‘aime pas à faire attendre mes repas.

JOBARDOS. - Sufficit ! Pour lors j‘arrive au fait. Vous croyez que nous sommes heureux, que nous ne désirons rien, que nous vivons en liberté, que la poule au pot est mise chez nous tous les dimanches et que nous buvons des verres de vin pour nous désaltérer ?

POLICHINELLE. - C‘est ce que viennent de me dire mes ministres.

JOBARDOS. - Eh bien, ce sont des farceurs, quand nous buvons, c‘est pour oublier ; notre pot au feu est toujours vide ; nous sommes écrasés d‘impôts ; les denrées deviennent de plus en plus chères ; nous ne pouvons plus nous rassembler, parler, écrire, lire et penser, en un mot, nous tirons la langue, tant nous sommes étranglés.

POLICHINELLE. - Que me dites-vous-là ?

JOBARDOS. - La vérité, mon Prince, la vérité que personne n‘ose vous dire, vos ministres, pas plus que les autres, et que j‘ai résolu, moi, de vous faire connaître.

POLICHINELLE. - Mais alors, à vous en croire, mon peuple n‘est pas heureux ?

JOBARDOS. - Oh ! non ! par exemple ! Et la preuve, c‘est qu‘il est à la veille de se révolter.

POLICHINELLE. - Une insurrection !

JOBARDOS. - Comme vous dites !

POLICHINELLE. - C‘est grave ! Heureusement, ma bonne armée est là.

JOBARDOS. - En êtes vous sûr ? - Et puis cela ne remédiera à rien. il y aura toujours les impôts, la misère…

POLICHINELLE. - Pourquoi ne pas vous adresser à mes ministres ? C‘est eux qui font tout. Moi je ne suis qu‘une signature.

JOBARDOS. - Et une responsabilité ! - Mais les ministres n‘écoutent rien, ils ne reçoivent personne, ils se contentent d‘émarger leurs gros appointements... Il faudrait tout chambarder.

POLICHINELLE. - Je chambarde ! et je vous nomme ministre.

JOBARDOS. - Je n‘y tiens pas ! Mais je vous dis : il faut tout chambarder. Les ministres d‘abord et vous après.

POLICHINELLE. - Moi ! Et qu'est ce qui dirigera l’État ?

JOBARDOS. - Les mécontents !

POLICHINELLE. - Ils ne feront pas mieux que moi. Ils ne se mettront jamais d‘accord.

JOBARDOS. - C‘est possible ! Mais il feront leurs affaires eux-mêmes. Ils veulent aussi, eux, goûter à l‘assiette au beurre.

POLICHINELLE. - Non ! Non ! Non ! Elle est trop bonne, je ne la lâcherai pas comme cela.

JOBARDOS. - Alors on vous mettra à la porte !

POLICHINELLE. - Nous verrons bien !

JOBARDOS. - Je vous ai averti ! En ce moment le peuple se soulève, vous ne coucherez pas dans votre Palais ce soir.

POLICHINELLE. - Merci ! Vous êtes un brave homme. Comment vous appelez-vous ?

JOBARDOS. - Jobardos !

POLICHINELLE. - Eh bien, Monsieur Jobardos, je me souviendrai de vous. Adieu ! (Jobardos sort.)

SCÈNE X

POLICHINELLE.
 

     Ah ! Ah ! Ils ne veulent plus de moi ! Les imbéciles ! Ils ne savent pas ce qu‘ils vont perdre. Jamais ils ne trouveront un souverain pareil : bon, beau, bien mis et ayant un estomac d‘autruche, ce qui est le signe d‘un bon caractère et d‘une humeur enjouée ! À propos d‘estomac, le mien me rappelle que j‘ai retardé mon cinquième repas pour écouter ce brave homme ; il m‘a dit des choses très sensées quoique peu rassurantes, mais cela ne m‘a pas coupé l‘appétit ; allons ! pensons aux choses sérieuses et mettons nous à table. Pierrot ! Pierrot ! Il ne répond pas ! Est-ce que il aurait déjà quitté le Palais ! (Pierrot entre.)

 

SCÈNE XI

POLICHINELLE, PIERROT.
 

PIERROT. - Me voilà, patron ! me voilà !

POLICHINELLE. - Pourquoi ne viens-tu pas quand je t‘appelle ?

PIERROT. - C‘est que je regardais à la fenêtre. Je ne sais pas ce qui se passe dans la ville, mais tout le monde est sens dessus dessous. On parle, on crie, on chante et on a l‘air de vouloir envahir le Palais.

POLICHINELLE, à part. - Je vois que Jobardos ne m‘a pas menti.

PIERROT. - À ta place, mon vieux Polichinelle, je ne serais pas tranquille et j‘irais incognito me réfugier dans une de mes propriétés nationales où je n‘aurais affaire qu‘à des faisans et des petits lapins.

POLICHINELLE. - Mon petit Pierrot, tu as les idées de ton emploi, qui est secondaire, aussi j‘excuse ta couardise, moi, élu du peuple, je dois rester sur mon trône et attendre les événements. Je serais indigne de régner si je n‘allais pas en ce moment me mettre à table. - Mon repas est-il servi ?

PIERROT. - Il est prêt ! Il t‘attend depuis longtemps, j‘ai dû même faire réchauffer les plats.

POLICHINELLE. - Je vais donc à ma salle à manger, s‘il se passe quelque chose d'extraordinaire tu m‘avertiras ! (Il sort.)

 

SCÈNE XII

PIERROT.

 

    Il est vraiment étonnant ce Polichinelle ! Il n‘est ému de rien ! Les événements les plus graves le trouvent sceptique et philosophe. Je vois bien qu‘il est d‘une race à part. Il m‘a dit qu‘il descendait des Pulcinelli d‘Italie, lesquels descendaient du fameux Maccus à qui les Romains élevaient des autels, cela ne m‘étonne pas ! Il tient de ses ancêtres ! Mais c‘est égal, dans la crise présente, je me demande comment il va s‘en tirer.

 

SCÈNE XIII

PIERROT, PATAPOUM, DUTRÉSOR, FINACIER


PIERROT. - Tiens ! voilà les ministres !

PATAPOUM. - Le Roi ! Où est le Roi ?

DUTRÉSOR. - Avertis Sa Majesté que nous sommes là.

FINACIER. - Il faut absolument que nous lui parlions de suite.

PIERROT. - Messieurs ! Sa majesté est à table.

PATAPOUM. - Encore ! Mais nous, nous sommes encore à jeun.

PIERROT. - Je le regrette pour vous, mais vous savez que Sa Majesté n‘aime pas à être dérangée pendant ses repas.

DUTRÉSOR. - Hé ! Morbleu ! Il y va de son trône, il faut l‘avertir.

FINACIER. - Il y a urgence !

PIERROT. - Je veux bien le prévenir que vous êtes là, mais je ne réponds pas qu‘il vous donne audience. (Il sort.)

 

SCÈNE XIV

PATAPOUM, DUTRÉSOR, FINACIER

 

PATAPOUM. - Eh bien, Messieurs, voyons où nous conduit notre mésintelligence ! Vous n‘avez pas voulu m‘écouter.

DUTRÉSOR. - Vous écouter ! Vous tiriez toute la couverture à vous.

FINACIER. - Vous vouliez être notre chef, quand il était convenu que nous serions associés.

DUTRÉSOR. - À quoi bon remplacer Polichinelle par Patapoum ?

FINACIER. - Et pendant ce temps-là, le peuple s‘est organisé tandis que l‘armée se désorganisait et nous ne pouvons plus arrêter les événements.

PATAPOUM. - Il ne s‘agit pas en ce moment de nous jeter nos fautes à la tête ; il s‘agit de les réparer. C‘est le Roi seul qui peut nous sauver. Il faut qu‘il se montre et qu‘il nous couvre. Sa responsabilité dominera la nôtre.

FINACIER. - Et vous croyez que nous l'aménerons à cela ?

PATAPOUM. - Il est vaniteux ! Il fera tout pour conserver son trône ! Jusqu‘alors, il nous a toujours écoutés...

DUTRÉSOR. - Du moins il nous a entendus.

PATAPOUM. - En?n, il faut lui persuader que nous lui sommes indispensables et l‘amener à se persuader qu‘il ne l‘est pas.

DUTRÉSOR. - Ce sera dif?cile !

PATAPOUM. - Le voici ! Nous allons voir !

 

SCÈNE XV

Les mêmes, POLICHINELLE

 

POLICHINELLE. - Eh bien, Messieurs, les choses ont bien changé depuis ce matin ! Vous me disiez que les affaires étaient prospères, que les ouvriers avaient du travail, qu‘on payait les impôts et qu‘il n‘y avait plus de malheureux et vous voyez, nous sommes en pleine révolution.

PATAPOUM. - Quoi, Sire, vous savez..

POLICHINELLE. - Je sais tout ce que vous auriez dû m‘apprendre. Dans cinq minutes le Palais va être envahi et si vous ne prenez pas vos précautions, le bon peuple va faire votre affaire.

PATAPOUM. - Mais vous, Sire, vous aussi vous êtes menacé !

 




Créer un site
Créer un site