THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

DUSAUMON, à part. - Je crois que le petit déjeuner que nous venons de faire a fait son effet, certains vins capiteux que nous avons bus lui sont montés à là tête.

VÉRAGAZE. - Dusaumon, prêtez-moi toute votre attention.

DUSAUMON. - Vous me la rendrez ?

VÉRAGAZE. - Mon ami, je vous en prie, écoutez-moi. Vous me prenez toujours, n'est-ce pas, pour le simple, le modeste, le naïf monsieur Véragaze, charcutier en retraite ?

DUSAUMON. - Pourquoi cette question ?

VÉRAGAZE. - Pour vous faire savoir au juste quelle est la situation que j'occupe, et quelle mission j'ai à remplir ici.

DUSAUMON. - Quel est ce galimatias ? Vous n'êtes pas un ancien charcutier ? Pourquoi m'avoir trompé à ce sujet ?

VÉRAGAZE. - Je suis un agent de la sûreté !

DUSAUMON. - Bah ! Eh bien, qu'est-ce que ça peut me faire ?

VÉRAGAZE. - Ce que ça peut vous faire, malheureux ! Mais je viens de vous le dire, j'ai une mission terrible à remplir auprès de vous.

DUSAUMON. - Auprès de moi ? Allons donc !

VÉRAGAZE. - Vous avez donné votre fille en mariage à un jeune homme que vous connaissez fort peu, du reste...

DUSAUMON. - Le temps nécessaire pour savoir à qui j'avais affaire. Mon gendre est le plus parfait honnête homme.

VÉRAGAZE. - Pauvre monsieur Dusaumon !

DUSAUMON. - En douteriez-vous ?

VÉRAGAZE. - Non, certes, ce n'est pas un doute que j'exprime, c'est une certitude. Savez-vous ce que c'est que votre gendre ?

DUSAUMON. - Si vous croyez le savoir mieux que moi, dites-le !

VÉRAGAZE. - C'est tout simplement l'assassin du sous-préfet des Batignolles !

DUSAUMON, tombant sur le dos et agitant les bras. - Mon gendre ? (Il se relève.) Mais ce n'est pas sérieux, ce que vous me dites là, c'est impossible !

VÉRAGAZE. - Hélas ! Dusaumon, c'est la pure vérité.

DUSAUMON. - Vous êtes sûr de ça ?

VÉRAGAZE. - Parfaitement ! J'attends l'ordre d'arrestation depuis six semaines, et je sais que je vais le recevoir aujourd'hui. Vous avez bien dû voir quelle insistance je mettais à ne pas vous quitter, depuis le jour où je suis venu chez vous.

DUSAUMON. - C'est vrai, mais pourquoi me prévenir maintenant ? Il est bien temps ! Vous ne pouviez pas me dire ça avant le mariage !

VÉRAGAZE. - L'assassin pouvait m'échapper. Notre métier a des exigences terribles.

DUSAUMON. - Je m'en aperçois. Que faire, hélas ! que faire ? Ainsi, ma pauvre fille a épousé un assassin ! C'est épouvantable !

VÉRAGAZE. - Du courage, Dusaumon, mon vieil ami !

DUSAUMON. - Je t'en donnerai de l'amitié.

VÉRAGAZE. - Soyez persuadé que l'intérêt que je vous porte m'engage seul à vous révéler cette affaire, afin, puisqu'il en est temps encore, que vous puissiez éviter un scandale dont le retentissement pourrait rejaillir sur votre famille.

DUSAUMON. - Un scandale... un scandale !... Comment voulez-vous que je l'évite, ce scandale ?

VÉRAGAZE. - L'éviter, c'est impossible, en effet, mais vous pouvez en atténuer le bruit.

DUSAUMON. - C'est facile à dire ! Mais que voulez-vous que je fasse ?

VÉRAGAZE. - C'est cependant bien simple. Vous allez prendre votre gendre en particulier, et vous lui direz carrément que vous connaissez son histoire, vous arrangerez ça avec un peu de boniment. Si, par hasard, il lui reste encore un-peu de cœur, ce qui est peu probable, cette révélation lui permettra d'éviter une complication plus terrible, en se logeant une balle dans la tête.

DUSAUMON. - Vous croyez ?

VÉRAGAZE. - Essayez toujours.

DUSAUMON. - Je vais essayer ! Mon Dieu, est-il possible ! un garçon qui avait l'air si bien !

VÉRAGAZE. - Allons, du courage, Dusaumon ! Mon vieux Dusaumon, du courage ! Adieu ! (Il s'éloigne.)

DUSAUMON. - Du courage ! Ah ! il en faut... Tiens, le voilà, ce scélérat !
(Dumoulin arrive, en chantant.)

DUSAUMON. - Comment ! malheureux, vous avez l'audace de chanter ?

DUMOULIN. - Pourquoi ça ?

DUSAUMON. - Je sais tout, misérable ! Je sais tout... tout... tout !

DUMOULIN, à part. - Qu'est-ce qui lui prend ? (Haut.) Comment, vous savez tout ? Dites-moi donc ce que vous savez, afin que je l'apprenne à mon tour !

DUSAUMON. - Ainsi, monsieur, vous avez pensé qu'un pareil crime pourrait rester impuni ?

DUMOULIN, à part. - Un pareil crime ?

DUSAUMON. - Et vous n'avez pas craint de jeter le désordre et d'apporter la honte dans une famille qui vous a donné une hospitalité si large ?

DUMOULIN. - Je vous avoue, cher beau-père...

DUSAUMON. - Il est bien temps d'avouer !

DUMOULIN, à part. - Je crois qu'il n'a pas la tête solide, mon beau-père ! Voyons, monsieur Dusaumon, permettez...

DUSAUMON. - Il vous reste une chose à faire, monsieur, si vous avez encore un peu de cœur... Dans un instant, peut-être, la police, qui est sur vos traces, peut vous mettre la main sur le collet. Pour éviter ce procédé souvent désagréable, il y a un moyen bien simple : achetez un revolver — aujourd'hui on en vend à très bon marché, ce n'est pas la peine de vous mettre en frais — puis, avec cette arme destructive, logez-vous une balle entre les deux yeux !

DUMOULIN. - Ah ! permettez, jamais de la vie ! Pour qui me prenez-vous ?

DUSAUMON. - Ça ne vous va pas ! Je m'en doutais ! Je sais que moi, à votre place, je ne pourrais pas non plus. Il y a alors un autre moyen plus canaille, mais moins dangereux. Vous voyez, là-bas, cette maison sur laquelle flotte, au gré du vent, le drapeau tricolore ? C'est la gendarmerie, monsieur. Vous allez y aller et vous vous constituerez prisonnier.

DUMOULIN. - Mais, papa, beau-père !

DUSAUMON. - Je ne suis plus pour vous papa beau-père. Je suis un juge inflexible, quoique clément, qui vous donne ce moyen, le dernier, pour purger le crime dont votre âme est souillée. Allez, monsieur, allez ! (Il sort majestueusement.)

DUMOULIN. - Pauvre homme, il est devenu fou ! Oh ! c'est épouvantable ! Le jour même de mon mariage ! Comment apprendre cette nouvelle à ma femme, à ma belle-mère ? Il le faut cependant. La voilà justement, ma belle-mère. Elle pleure, elle sait déjà ce qui se passe, sans doute. (Madame Dusaumon arrive en sanglotant.) Voyons, belle-maman, du courage ! Ça ne sera peut-être rien , la science a fait tellement de progrès aujourd'hui !

MADAME DUSAUMON. - Comment, monsieur, vous trouvez ça tout simple, vous ? Ah ! vous en prenez à votre aise ! Quand on pense que nous avions tant confiance en vous ! nous vous chérissions déjà comme notre enfant, et vous avez répondu à notre douce tendresse par la plus noire des infamies.

DUMOULIN. - Mais je vous assure, belle-maman...

MADAME. DUSAUMON. - J'avais pourtant bien l'intention d'agir envers vous comme une mère. Enfin, ne perdons pas de temps inutilement. Il me reste encore au fond du cœur un rayon d'affection qui m'engage à vous dire comme mon mari, ce pauvre homme, dont vous avez fait dérailler l'existence : allez vous constituer prisonnier, monsieur, la gendarmerie est là-bas, à gauche, à côté de l'épicerie centrale. Allez, monsieur, allez ! (Elle sort en poussant des sanglots formidables.)

DUMOULLN. - Comment, elle aussi ? Oh ! c'est trop fort ! Ils ont dû assister à un sinistre quelconque, pour que leur raison soit aussi ébranlée. Que va dire ma pauvre Ernestine en apprenant ce coup fatal !

ERNESTINE arrive en pleurant. - Oh ! quel malheur !

DUMOULIN, à part. - Ça y est, elle sait déjà ! (Haut.) Ernestine. ma chère Ernestine !

ERNESTINE. - Taisez-vous, malheureux... ne m'approchez pas ! Je vois encore du sang sur vos vêtements...

DUMOULIN, regardant sur lui. - Du sang ! où ça ?

ERNESTINE. - J'étais si heureuse, trop heureuse, hélas ! Soyez cependant convaincu que je n'oublierai jamais votre image, et songez toujours, dans les tourments que vous allez endurer, que ma voix, la seule peut-être, fera des vœux pour qu'il vous soit accordé des circonstances atténuantes. (Ces paroles doivent se dire au milieu des sanglots.) Faites ce que papa et maman vous ont dit : allez vous constituer prisonnier. Allez, monsieur ! Ah ! j'étais si heureuse ! (Elle part en pleurant très fort.)

DUMOULIN. - C'est complet ! Comprenez-y quelque chose si vous pouvez ; quant à moi, j'y renonce. Je crois cependant que c'est une mauvaise plaisanterie qui m'a été faite par un de mes amis. Il se sera dit : «  Tiens, ce Dumoulin qui va se marier en province, sans prévenir ses amis ! Attends un peu ! Je vais lui en faire une bien bonne... » C'est égal, c'est aller un peu loin.

VÉRAGAZE. - Ah ! voilà la dépêche, je suis sûr que c'est l'ordre d'arrestation. Je ne l'ai pas lue, mais j'en, suis sûr !

DUMOULIN. - C'est vous, monsieur Véragaze !

VÉRAGAZE. - À nous deux, jeune homme ! Nous allons régler notre petit compte.

DUMOULIN. - Quel petit compte ?

VÉRAGAZE. - Silence !

DUMOULIN, à part- Comment, lui aussi !

VÉRAGAZE. - Je dois commencer par vous dire qui je suis. Je suis, non un charcutier, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, mais un agent de la sûreté.

DUMOULIN. - Bah ! Eh bien ! qu'est-ce que ça peut me faire ?

VÉRAGAZE. - Cela peut vous faire qu'il est inutile de feindre plus longtemps avec moi. Je suis un malin, moi !

DUMOULIN. - Vous ? Allons donc !

VÉRAGAZE. - Depuis deux mois, je vous suis, épiant vos moindres gestes. Ne niez pas, c'est inutile ! Je viens de recevoir l'ordre de vous arrêter... Tenez, le voilà. Je ne l'ai même pas lu, j'ai voulu vous en laisser la primeur.

DUMOULIN. - Comment, m'arrêter, moi ? vous êtes toqué !

VÉRAGAZE. - Respectez la préfecture, dont je suis un membre vigilant, et lisez cette dépêche. Vous allez voir comme on me parle à la préfecture. (Il lui met la dépêche devant lui.)

DUMOULIN. - Qu'est-ce que c'est que. ça ? (Lisant.) Véragaze à Trouville : « Vous êtes un idiot. »

VÉRAGAZE. - Hein ?

DUMOULIN. - Un idiot ! ça y est en toutes lettres. (Continuant à lire :) « Vous poursuivez bêtement un honnête homme qui n'a jamais eu aucun rapport avec l'assassin du sous-préfet des Batignolles. »

VÉRAGAZE. - Comment, vous n'êtes pas l'assassin du sous-préfet des Batignolles ?

DUMOULIN. - Moi, un assassin ! Je disais bien ! Vous êtes timbré, mon brave homme, du reste, on vous juge bien à la préfecture, on sait reconnaître votre capacité. (Il éclate de rire.)

VÉRAGAZE. - Oh ! c'est curieux ! Ainsi, il va falloir que je suive une autre piste ! J'en aurai jusqu'à la fin de mes jours ! Je vous demande pardon de vous avoir dérangé, monsieur. Au plaisir de vous revoir. (Il s'éloigne)

DUMOULIN, lui criant. - Ça ne presse, pas ! En voilà, un abruti !... Je m'explique maintenant cette singulière affaire, cet imbécile a troublé notre petite fête. Il va falloir, maintenant que j'explique tout ça à ma famille éplorée.

DUSAUMON. - Mon gendre, cher ami ! Ah ! combien je suis désolé de tout ceci ! A-t-on jamais vu ce monstre, qui vous prenait pour un assassin ! Mon pauvre ami, je vous demande pardon d'avoir été assez naïf pour croire une semblable calomnie.

DUMOULIN. - Mais, cher beau-père, tout le monde s'y serait laissé prendre comme vous !

DUSAUMON. - Enfin, n'y pensons plus, ne songeons plus qu'à votre bonheur. Nous allons passer ici quelques heureux jours, et ensuite nous retournerons à Pontoise.

DUMOULIN. - À Pontoise, parfaitement, et au moins quand on me dira que j'en suis revenu, je pourrai répondre que j'y suis allé chercher le bonheur et que j'ai su le trouver.

Rideau.





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