THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE REVENANT DE PONTOISE


COMÉDIE EN TROIS ACTES

Le Guignol des salons, par L. Darthenay

1888 - domaine public

PERSONNAGES :

DUSAUMON, notaire.
GASTON DUMOULIN, rentier,
VÉRAGAZE, agent de police.
GROBOUFT, concierge.
MOULAPIPE, tailleur.
MADAME DUSAUMON.
ERNESTINE, sa fille.


ACTE PREMIER


La scène représente une place publique.


GR0B0UFY. - Ah ! voilà le petit jour. C'est bienheureux, avec une chaleur pareille, il n'y a pas moyen de dormir la nuit. Il y a un moustique qui m'a donné une petite sérénade toute la nuit, il m'a piqué le nez, ça me démange ! (Un papillon voltige et vient se poser sur sa figure, scène comique, chasse, coups de tête, etc.) Il est parti, c'est pas malheureux ! (Répétition de la scène précédente.) C'est épouvantable d'être martyrisé comme ça.

MOULAPIPE. - Après qui en avez-vous donc, Groboufy ?

GROBOUFY. - Tiens, c'est vous, voisin ! Ne m'en parlez pas, je suis furieux : c'est un n'hanneton qui trouve ma physionomie à son goût, voilà une demi-heure qu'il me fait des caresses. — Eh bien ! et votre voyage ?

MOULAPIPE. - Ne m'en parlez pas ! Je suis exaspéré, furieux, outré ! J'en ferai une maladie, c'est certain.

GROBOUFY. - Mais après qui en avez-vous donc, à votre tour ?

MOULAPIPE. - Après qui ? Après ces Parisiens !

GROBOUFY. - Comment ça ? qu'est-ce qu'ils vous ont fait ?

MOULAPIPE. - Ce qu'ils m'ont fait ? Ils m'ont blessé, froissé, avec leurs sarcasmes, leurs plaisanteries perpétuelles, leurs railleries incessantes.

GROBOUFY. - Vous m'étonnez ! Comment ! à vous ?

MOULAPIPE. - À moi, à vous, à nous tous, gens de Pontoise ! Avec leur éternel refrain qu'ils entonnent pour qualifier une chose naïve : « On dirait que vous revenez de Pontoise ! » Ils ne savent dire que ça. Je vous demande un peu ! Ils n'y sont jamais venus, à Pontoise, peut-être, pour savoir comment on en revient.

GROBOUFY. - Allons, mon ami, vous exagérez ! C'est un vieux dicton qui reste en usage, et qui certainement ne peut porter atteinte à la renommée de notre cher pays. Venez avec moi, nous allons voir si le cabaret de l'Escargot sympathique est ouvert.

MOULAPIPE. - Je veux bien , allons vite ! (Ils sortent.)

DUMOULIN, parlant à la cantonade. - Oui, mon ami, laissez tout ça là ! Tout à l'heure, je vous dirai où il faudra porter ces bagages. (Au public.) Enfin, m'y voici ! Quand on pense que je ne connais pas Pontoise ! J'ai visité une partie de la France, j'ai parcouru l'Europe, je suis allé jusqu'en Amérique, et jamais je n'ai eu l'occasion ou l'idée de venir à Pontoise. — Ça paraît très gentil, ma foi ! Je vais passer quelques jours ici. J'ai une adresse qui m'a été donnée par un vieil ami de ma famille ; c'est celle d'un notaire, maître Dusaumon. Il est encore trop tôt pour que je puisse me présenter, je vais, en attendant, aller faire un petit tour dans la ville. (Il s'éloigne.)

VÉRAGAZE, le regardant partir. - C'est lui ! je suis convaincu que c'est lui ! Ah ! misérable ! tu crois pouvoir m'échapper ? Allons donc ! Je suis sur ta piste, je la tiens bien et ne la lâcherai pas. Fiez-vous donc aux apparences ! Voilà un jeune homme qui paraît fort bien ; l'air le plus honnête est sur sa figure. Quand on pense qu'il n'y à là qu'un vulgaire malfaiteur, l'assassin du sous-préfet des Batignolles ! J'attends d'un instant à l'autre l'ordre d'arrestation. Je viens de télégraphier à la préfecture notre arrivée à Pontoise... Ah ! voilà un fait qui me vaudra de l'avancement, c'est certain. Tiens, il revient ! Cachons-nous. (Il sort.)

DUMOULIN. - Rien de bien extraordinaire, Pontoise ! Petite ville comme tant d'autres. On doit y vivre juste assez pour ne pas mourir. (Véragaze montre sa tête pour l'écouter.) — Mes amis, sont loin, j'en suis sûr, de se douter que je me suis réfugié ici pour trouver un peu de calme et de tranquillité. Jamais l'idée ne viendra à quelqu'un de venir me chercher ici !

VÉRAGAZE, sans se montrer. - Excepté à moi, mon ami !

DUMOULIN cherche d'où vient cette voix. - Il m'avait semblé entendre parler quelqu'un ! Tiens, voilà un indigène. Je vais m'adresser à lui pour savoir où se trouve la demeure de maître Dusaumon.

MOULAPIPE, à lui-même. - Revenir de Pontoise, hum ! revenir de Pontoise.

DUMOULIN. - Pardon, monsieur, un mot, je vous prie ! J'arrive de Paris, et....

MOULAPIPE. - Oui. Eh bien ! retournez-y donc, à Paris. (Il s'éloigne.)

DUMOULIN. - Tiens, en voilà un spécimen ! Si tout le monde est comme ça ici, je vais m'en aller. Ah ! en voilà un autre.

DUSAUMON, sans voir Dumoulin. - Il fait bon ce matin. Je vais faire ma petite promenade habituelle. J'ai recommandé à Pétronille de faire mon chocolat pour huit heures, je...

DUMOULIN. - Pardon, monsieur, vous êtes de Pontoise ?

DUSAUMON. - Seine-et-Oise, oui, monsieur. Qu'y a-t-il pour votre service ?

DUMOULIN, à part. - À la bonne heure ! Il paraît très aimable, celui-là ! (Haut.) Je désirerais avoir un petit renseignement, monsieur. Pourriez-vous m'indiquer la demeure de maître Dusaumon ?

DUSAUMON. - La demeure de maître Dusaumon ? Mais, rien de plus facile, monsieur, sa demeure est la mienne. Je suis moi-même maître Dusaumon !

DUMOULIN. - Tiens, c'est curieux ! Comme on se rencontre ! Figurez-vous, monsieur, que je suis porteur d'un mot de monsieur Ratiboisé... un de vos amis, n'est-ce pas ?

DUSAUMON. - Ratiboisé ! un vieil ami d'enfance, en effet... et vous venez de sa part ?

DUMOULIN. - Oui, monsieur. En apprenant que j'avais le désir de venir voir Pontoise, il m'a prié de vous présenter ses meilleurs souvenirs. Il m'a dit, mon cher Dumoulin...

DUSAUMON. - Dumoulin !... vous êtes monsieur Dumoulin ?

DUMOULIN. - Oui, monsieur.

DUSAUMON. - En effet, Ratiboisé nous a souvent parlé de vous. Il nous a vanté votre esprit, votre caractère , il vous aime beaucoup. — C'est bien aimable à vous d'être venu. Mais, dites-moi, vous n'êtes pas descendu à l'hôtel, je suppose ?

DUMOULIN. - Non, j'attendais votre conseil pour en choisir un.

DUSAUMON. - Du tout, vous allez descendre chez moi.

DUMOULIN. - C'est trop d'amabilité, vraiment, je craindrais d'abuser.

DUSAUMON. - Mais non, mais non ! Ma femme et ma fille seront enchantées de vous recevoir, et moi, j'en suis bien aise, croyez-le bien. Vous nous ferez passer quelques bons moments. Nous en avons tant besoin ! Vous savez, ce n'est pas gai, Pontoise, l'animation manque beaucoup ici, en fait de plaisir, on ne connaît guère que le domino et le loto.

DUMOULIN. - Je crains de troubler vos paisibles soirées.

DUSAUMON. - Au contraire ! Tant mieux, ça nous réveillera. Je vais faire préparer votre chambre. Vous allez faire apporter vos bagages, n'est-ce pas ? Je reste là, vous voyez, la maison où se trouve l'écusson. Allez et revenez vite, nous vous attendons. (Il sort.)

DUMOULIN. - Charmant, ce monsieur ! bien aimable, ma foi ! J'aurais tort de ne pas profiter de son aimable invitation, je serai toujours mieux là qu'à l'hôtel. Voyons, je vais à la gare. Ah çà ! qu'est-ce que c'est donc, celui-là que je rencontre partout ? Un voyageur de commerce probablement. (Il sort.)

VÉRAGAZE. - Pourvu qu'il ne se doute de rien ! Il parlait tout à l'heure au notaire, par là peut-être aurai-je quelques précieux renseignements. Il s'éloigne, ne perdons pas sa trace. (Il sort.)

DUMOULIN, rentrant. - Ah çà ! qu'est-ce qu'il veut donc ? Serait-ce un malfaiteur ? (Il sort.)

VÉRAGAZE, rentrant. - Je crois qu'il se doute de quelque chose ; soyons prudent. (Il sort. Grande scène, faire passer Dumoulin, toujours suivi par Véragaze, sept ou huit fois, la première tout doucement, et en augmentant progressivement la vitesse jusqu'à la dernière, qui se fait avec la plus grande rapidité.)

VÉRAGAZE. - Ah ! je suis tout essoufflé ! Il est entré dans la gare ! Voilà le notaire qui revient, sans doute pour le chercher. Si je m'informais tout de suite ? Non, ce n'est pas le moment, il est préférable d'écouter ce qu'ils disent. Cachons-nous ! (Il sort.)

DUSAUMON, à Dumoulin. - Par ici, mon ami ! Vous avez chargé un commissionnaire de porter vos bagages ?

DUMOULIN. - Oui, oui, je lui ai donné votre adresse...

DUSAUMON. - Vous allez prendre une bonne tasse de chocolat... Allez devant, je vous rejoins tout de suite, je vais commander quelques provisions.

DUMOULIN. - À tout à l'heure, cher monsieur !

DUSAUMON. - Un Parisien chez moi, quelle chance ! Je vais donner des soirées pendant tout le temps qu'il sera mon hôte.

VÉRAGAZE. - Pardon, monsieur ! Je vous dérange peut-être, et vous allez sans doute me trouver bien indiscret. Je voudrais cependant vous adresser une question.

DUSAUMON. - C'est facile, monsieur. Parlez, je vous écoute.

VÉRAGAZE. - Connaissez-vous ce jeune homme à qui vous parliez tout à l'heure ?

DUSAUMON, à part. - Qu'est-ce qu'il veut, celui-là ? Il a une drôle de tête ! (Haut.) Pourquoi cette demande, je vous prie ?

VÉRAGAZE. - Il me semble le connaître, et je ne puis me souvenir où et comment je l'ai connu.

DUSAUMON, à part. - Pourquoi ne s'est-il pas adressé directement à lui ? (Haut.) Je vous dirai, monsieur, que cette démarche me paraît singulière, et je vous prie, au moins, de me dire à qui j'ai l'avantage de parler.

VÉRAGAZE. - Parfaitement, monsieur, c'est très juste. Je comprends votre désir, et j'y obtempère. Cyprien Balthazar Véragaze, charcutier retiré depuis quinze jours.

DUSAUMON. - Ceci ne m'explique pas...

VÉRAGAZE. - J'y arrive, monsieur, j'y arrive ! On m'a conseillé l'air de Pontoise pour y passer la belle saison, et je suis venu ici ce matin, afin de trouver un petit endroit en rapport avec, mes moyens, pour m'y installer pendant quelque temps.

DUSAUMON. - Ceci ne m'explique toujours pas...

VÉRAGAZE. - Attendez donc, m'y voilà ! j'y arrive ! Or, en descendant du train, je me suis trouvé en présence de ce jeune homme, et, depuis ce moment, je cherche où diable j'ai bien pu le voir.

DUSAUMON, à part. - Au fait, il a l'air d'un brave homme, ce monsieur ! (Haut.) Je puis vous renseigner, en effet, ce jeune homme se nomme Dumoulin.

VÉRAGAZE. - C'est bien ça !

DUSAUMON. - Vous le connaissez ?

VÉRAGAZE. - Moi ? pas du tout. Et vous ?

DUSAUMON. - Moi non plus... Seulement, il m'a été adressé par un de mes bons amis, et il vient passer quelques jours ici pour se distraire

VÉRAGAZE, à part. - Je vais lui en donner, moi, de la distraction ! (Haut.) Je me trompais, je vous demande pardon, monsieur, et puisque je suis en train d'abuser de votre complaisance, je vous demanderai encore un service. Vous ne connaissez pas un petit endroit à louer, un petit pavillon dans les prix doux ?

DUSAUMON. - J'ai votre affaire. J'en ai justement un à moi, et je cherchais un locataire, il est mitoyen avec ma maison, il y a même une petite porte qui peut faire communiquer avec mon jardin, et je le mettrai volontiers à votre disposition, si. cela peut vous être agréable.

VÉRAGAZE. - Mais comment donc, c'est charmant !


DUSAUMON. - Venez donc à mon étude, tout à l'heure, n'est-ce pas ? Nous nous entendrons à ce sujet. Je vous demande pardon, je vous quitte, j'ai quelques commissions à faire.

VÉRAGAZE. - Parfaitement, monsieur le notaire. À tout à l'heure ! (Dusaumon sort.) Ça va joliment bien ! Me voilà installé dans la place, bientôt je serai invité dans la famille, et de là, au moins, tous les faits et gestes de ce scélérat passeront devant mes yeux. Je vais toucher une fameuse prime ! Envoyons tout de suite un rapport détaillé à la préfecture. (Il sort.)
 




Créer un site
Créer un site