THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE RETOUR DU MATELOT


COMÉDIE EN TROIS ACTES


L. Darthenay,

1890 - domaine public


PERSONNAGES :

FORESTIER, vieux fermier.
PAUL, son fils, matelot.
NICOLAS, aventurier.
MATHIEU, fiancé de Gertrude.
POMPONEAU, garde-champêtre.
GAVROCHE.
LORD TOGRAF.
MARASQUIN, voisin.
BOUFPOMME, maître d'école.
MADAME FORESTIER.
GERTRUDE, sa fille.
Passants.


ACTE PREMIER

La scène représente une place de village.


MARASQUIN. - Mon cher monsieur Boufpomme, c'est comme je vous le dis, et je n'exagère en rien malheureusement. C'est un homme qui, pour de l'argent, ferait n'importe quoi !


BOUFPOMME. - Bah !


MARASQUIN. - Du reste, vous le voyez bien, ici, il ne possède aucune sympathie, personne ne le fréquente.


BOUFPOMME. - C'est vrai ! Est-ce que vous avez connu son fils Paul ?


MARASQUIN. - Si je l'ai connu ? je crois bien. Un charmant petit garçon, d'une intelligence remarquable, et un cœur, monsieur Boufpomme ! un cœur extraordinaire !


BOUFPOMME. - Et avec des qualités semblables, il était maltraité par ses parents ?


MARASQUIN. - Maltraité, battu à un tel point qu'un beau jour, fatigué de souffrir, il a disparu ; il y a de cela quinze ans, et depuis il n'a jamais donné de ses nouvelles, on a toujours ignoré ce qu'il était devenu !


BOUFPOMME. - C'est navrant, monsieur Marasquin, c'est navrant !


MARASQUIN. - Comme vous le dites, monsieur Boufpomme, c'est désolant ; et j'en ai toujours été frappé, car j'aimais beaucoup cet enfant.


BOUFPOMME. - Non seulement çà, mais on dit que ce méchant homme va maintenant jusqu'à sacrifier le bonheur de sa fille.


MARASQUIN. - C'est vrai, il veut la marier de force avec ce Nicolas, un aventurier, un inconnu, qui est venu s'installer dans le pays il y a six mois ; on se demande de quoi il peut bien vivre, jamais il ne travaille et il est toujours en état d'ivresse.


BOUFPOMME. - Oh, quelle infamie ! Est-ce que sa fille ne devait pas épouser le fils Mathieu ?


MARASQUIN. - Oui, mais tout est rompu !


BOUFPOMME. - Eh, bien mais, la mère n'a donc aucune influence ?


MARASQUIN. - La mère ! Ah ! bien oui, mais mon ami elle est encore pire que lui ; ils étaient bien faits pour s'entendre, les deux monstres, c'est à qui des deux aura le plus de vices et de méchanceté. Allons je vous quitte, monsieur Boufpomme, je vais à la charrue, tantôt.


BOUFPOMME. - Au revoir, monsieur Marasquin, bon courage ! (Ils sortent chacun de leur côté.)


FORESTIER. - Il ne manquerait plus que ça que je ne sois pas le maître de mes actions. Je sais que personne ne peut me souffrir dans le pays, mais ça m'est bien égal par exemple. Moi je ne m'occupe pas des affaires des autres, par conséquent je ne veux pas que l'on s'introduise dans les miennes. (Gavroche sans être vu de lui le chatouille avec le bout d'un bâton, Forestier s'impatiente et s'emporte.)


GAVROCHE, caché. - Bonsoir, père Lentimèche !


FORESTIER. - Je vais vous en donner du Lentimèche. (Il sort furieux.)


GAVROCHE, revenant d'un autre côté. - Il est furieux ce pauvre père Forestier Moi, si je ne l'avais pas pour me distraire je passerais de tristes journées. (Il fait le moulinet avec son bâton. Forestier qui arrive à ce moment reçoit un coup sur la tête et Gavroche se sauve.)


FORESTIER. - Misérable gamin il me fera mourir avant la fin de mes jours.


MATHIEU, il arrive en pleurant bêtement. - Ah, père Forestier.


FORESTIER. - Qu'est-ce que vous avez, Mathieu ?


MATHIEU. - Pouvez-vous le demander, monsieur Forestier ! J'ai mon cœur qui sèche.


FORESTIER. - Bah ! bon faut l'humecter !


MATHIEU. - Ne plaisantez pas, monsieur Forestier, c'est mal ce que vous faites là. (Il se met à sangloter d'une façon ridicule.)


FORESTIER. - Ah ça, avez-vous fini ? Oh mon pauvre ami que vous avez l'air bête quand vous pleurez, il est vrai que ça ne vous change pas beaucoup.


MATHIEU. - Que voulez-vous, monsieur Forestier, c'est de naissance ! C'est vous qui m'avez brisé le cœur !


FORESTIER. - Allons donc, je n'y ai pas touché !


MATHIEU. - Non, mais voyons franchement, ce n'est pas sérieux, n'est-ce pas, vous ne donnerez pas Gertrude en mariage à ce Nicolas ?


FORESTIER. - Et pourquoi, je vous prie, ne la lui donnerais-je pas ?


MATHIEU. - Mais parce que vous me l'aviez donnée avant, j'avais votre parole. Je l'ai même toujours, votre parole.


FORESTIER. - Faut la garder précieusement, mon ami, ça vous fera un souvenir de moi.


MATHIEU. - Mais pourquoi avez-vous changé d'idée ? est-ce que vous ne me trouvez pas assez beau pour votre fille, moi qui l'aime depuis le jour où je l'ai connue en nourrice ?


FORESTIER. - C'est pas ça, mon pauvre Mathieu. La vérité, la voilà c'est que vous n'avez pas le sou.


MATHIEU. - Moi ? j'ai onze euros vingt-cinq.


FORESTIER. - Tandis que Nicolas, en épousant ma fille, lui apporte dix beaux petits billets de mille euros !


MATHIEU. - Savez-vous d'où ils viennent ces beaux billets ?


FORESTIER. - Ah ça, je m'en moque pourvu qu'ils viennent chez moi c'est le principal.


MATHIEU. - Eh, bien père Forestier, vous verrez que vous allez commettre une grave imprudence ; pour moi, votre Nicolas, ce n'est qu'un débauché, un ivrogne, un paresseux.


FORESTIER. - C'est bon, c'est bon, c'est la jalouseté qui vous fait parler.


MATHIEU. - Je vous demande pardon.


FORESTIER. - En voilà assez, je ne veux plus rien entendre. (Il s'en va, Mathieu le suit, voulant lui parler. Ils traversent ainsi plusieurs fois la scène et disparaissent complètement.)


NICOLAS, se tenant la tête. - Ah, misérables paysans ! Je viens encore de recevoir un coup, et impossible de découvrir celui qui me l'a donné. Ils ne peuvent me voir, tous les habitants de ce pays, parce qu'il m'a plu de venir m'y installer sans leur demander conseil, sans doute. Depuis le jour où mon mariage avec mademoiselle Gertrude a été annoncé, leur rage a été plus forte encore. Ça m'est égal ! je leur ferai voir que je me soucie bien peu de leur rancune et de leur dédain ; en attendant, j'épouserai quand même la plus riche héritière du pays, grâce aux dix-mille euros que j'ai su si adroitement me procurer, d'une façon peu avouable, c'est vrai, mais baste ! moi seul connais mon secret, c'est le principal.


(Gavroche vient d'entendre les dernières paroles de Nicolas. Il ne montre que sa tête.)


GAVROCHE. - Hé ! psstt ! Nicolas regarde en l'air et reçoit un coup de bâton sur la tête.


NICOLAS. - C'est insupportable !


FORESTIER. - Qu'est-ce qu'il y a donc, mon ami ?


NICOLAS. - Il y a, cher monsieur Forestier, que ma situation n'est plus tenable, je suis martyrisé par tout le monde ici, et si nous ne terminons pas vivement ce mariage, je risque fort d'être tué avant le jour de la cérémonie, vous serez forcé alors de vous passer de moi ce jour-là.


FORESTIER. - Mon ami, vous avez parfaitement raison, je sais que tous ces envieux vous veulent beaucoup de mal, c'est pourquoi nous allons fixer immédiatement le jour du mariage. En attendant, ne faites pas attention à tout ce qui se dit, à tout ce qui se fait. Ainsi, moi si je les écoutais, vous seriez le dernier des malfaiteurs, un ivrogne, un paresseux...


NICOLAS. - Ah ! peut-on dire des choses pareilles !


FORESTIER. - La méchanceté, cher ami, il n'y faut pas faire attention, je sais bien au contraire que je trouverai en vous le meilleur des gendres, un homme sérieux, laborieux, consciencieux.


NICOLAS. - Soyez-en convaincu, cher beau-père, allons, à tantôt, n'est-ce pas ?


FORESTIER. - À tantôt, mon ami, et si on vous donne des coups de bâton, recevez-les avec grandeur et mépris !


NICOLAS. - Parfaitement, au revoir. (Il s'éloigne.)


FORESTIER. - Pauvre garçon, un si bon cœur ; il m'a encore offert une tabatière de vingt-cinq euros avant-hier.


MARASQUIN. - Tiens, vous voilà père Forestier.


FORESTIER. - Bonjour, monsieur Marasquin.


MARASQUIN. - Monsieur Forestier, j'ai à vous faire part d'un petit évènement qui certainement va vous causer une grande joie.


FORESTIER. - Une grande joie... je ne vous comprends pas.


MARASQUIN. - Il y a longtemps, n'est-ce pas, que vous avez entendu parler de Paul ?


FORESTIER. - Longtemps, en effet, Monsieur, et je désirerais qu'il en soit toujours ainsi.


MARASQUIN. - Allons donc vous ne dites pas ce que vous pensez.


FORESTIER. - Toujours, Monsieur, je dis ce que je pense. Mon fils Paul est parti de la maison. Depuis le jour où il s'est enfui, il est mort pour moi ; je le saurais dans la plus affreuse des misères, je m'en réjouirais, et je ne ferais pas la dépense d'un verre d'eau pour le secourir.


MARASQUIN. - Vous dites ça, mais je suis bien certain que, s'il était là devant vous implorant son pardon, vous seriez le premier à lui tendre les bras.


FORESTIER. - Jamais et si le cas se présentait, ce qui est peu probable, je vous prouverais que quand j'ai dit une chose, elle est dite et bien dite, et que rien au monde ne m'en ferait démordre. Mais cela ne se présentera pas, espérons-le.


MARASQUIN. - C'est-à-dire, au contraire, que cela va se présenter aujourd'hui même, car j'ai reçu une lettre de Paul par laquelle il m'annonce son arrivée et me charge de vous y préparer pour éviter une trop grande émotion.

FORESTIER. - J'ai mal entendu, ce n'est pas possible ; comment ce monstre aurait l'aplomb de revenir chez moi, de s'asseoir à ma table, après avoir été vagabonder on ne sait où. Ah ! monsieur Marasquin je vous en prie, si vous voulez éviter un malheur, tâchez qu'il ne paraisse pas devant mes yeux.


MARASQUIN. - Allons, monsieur Forestier, calmez-vous et permettez-moi de vous parler franchement. Il faut avouer que vous n'avez pas toujours bien agi envers lui !


FORESTIER. - Moi ?


MARASQUIN. - Certainement, vous avez des reproches à vous faire de même en ce moment, ce que vous faites pour votre fille, en la mariant avec cet ignoble personnage.


FORESTIER. - Ah, monsieur Marasquin, en voilà assez ! Je fais ce qui me plaît et ne reconnais à personne le droit de juger mes actes. Je vous prie dorénavant de ne plus m'adresser la parole !


MARASQUIN. - Quelle horrible naturel ! Tiens voilà sa femme, je vais lui apprendre la chose, nous allons voir si elle a un peu plus de cœur que son respectable époux.


MADAME FORESTIER. - Dites donc, monsieur Marasquin, savez-vous ce qu'a mon mari ? Il court comme un fou, il rentre à la maison.


MARASQUIN. - C'est une nouvelle que je viens de lui apprendre, qui l'a mis dans cet état.


MADAME FORESTIER. - Une nouvelle, quelle nouvelle ?


MARASQUIN. - L'arrivée de votre fils, dans un instant il sera ici !


MADAME FORESTIER. - Mon fils ici ! Ah ! je comprends sa douleur, pauvre homme, évitez-nous un nouveau chagrin, n'est-ce pas ? tâchez qu'il ne vienne pas à la maison, ce scélérat, sans cela il lui arriverait un malheur. (Elle se sauve.)


MARASQUIN. - Ils sont gentils à croquer tous les deux Ce n'est pas le sentiment paternel qui les étouffera ceux-là ! Tiens j'aperçois une foule sur la place, des gens qui entourent quelqu'un. Mais oui, un matelot, c'est Paul, sans doute. Il m'a vu, je crois, il vient par ici.


PAUL. - Bonjour, monsieur Marasquin !


MARASQUIN. - Bonjour, mon petit Paul ! (Ils s'embrassent.) Comme tu es bel homme.


PAUL. - Eh bien avez-vous parlé à papa et maman de mon arrivée ?


MARASQUIN. - Hélas, mon ami !


PAUL. - Comment ils ne sont pas contents de mon retour ?


MARASQUIN. - Ah non, loin de là, ils te font défendre expressément de venir à la maison.


PAUL. - Vraiment ? (Avec émotion.) Oh, moi qui étais si heureux.


MARASQUIN. - Que veux-tu, mon pauvre Paul, j'aime mieux te dire la vérité, afin que tu saches à quoi t'en tenir.


PAUL. - Je n'ai qu'une chose faire, je vais essayer d'embrasser ma sœur, et ensuite je partirai pour toujours.


MARASQUIN. - Je crois qu'en te voyant tes parents se laisseront attendrir, tu peux toujours essayer, s'ils te repoussent tu le verras bien, au moins tu n'auras rien à te reprocher.


PAUL. - Je vais suivre votre conseil. J'aperçois de la lumière chez eux !


MARASQUIN. - Va, Paul, va mon ami, du courage ! Tu viendras me retrouver à la maison pour me dire comment cela s'est passé. (Il s'éloigne.)


PAUL, il réfléchit un instant. - Bah ! après tout ! Pourquoi pas ? Allons, j'y vais, du courage. (Il sort.)




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