THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE RETOUR DE GÉRONTE

Comédie en un acte.
Lemercier de Neuville - Théâtre des marionnettes T1
domaine public
http://urlz.fr/6k8G

PERSONNAGES :

GÉRONTE
CLITANDRE, son fils.
VALMONT, ami de Clitandre.
POLICHINELLE, valet de Clitandre
PIERROT, valet de Géronte.

Un salon.


SCÈNE PREMIÈRE


VALMONT, CLITANDRE.


VALMONT. - Voyons, mon cher Clitandre, fais-nous une autre mine que celle-là ! Qu'est-ce que tu as ? Ton père est absent et ne reviendra pas avant six mois. Tes petits besoins d'argent ont été satisfaits, grâce à Polichinelle, ton laquais, et à moi, qui connaissons les affaires. Que peux-tu avoir à craindre ?

CLITANDRE. - Absolument rien, mon cher Valmont ! Mais je ne connais pas la vie ; quand mon père est parti, il y a six mois, pour son grand voyage à Constantinople, j'étais encore un écolier qui pâlissait sur ses livres ; j'ignorais le monde et ses plaisirs ; c'est toi qui m'as dégourdi et as fait d'un pauvre étudiant...

VALMONT. - Un jeune homme à la mode, j'ose le dire !

CLITANDRE. - Oui ! Mais cela m'a coûté cher !

VALMONT. - Tu plaisantes ? Cela ne t'a rien couté ! Tu n'avais pas d'argent, mais tu avais un père. Tu t'es servi de son crédit pour remplir ta bourse, quoi de plus juste ? Tu es fils unique, cet argent devait te revenir un jour : il t'appartient donc ! Que tu l'aies un peu plus tôt ou un peu plus tard, il n'en est pas moins à toi !

CLITANDRE. - Oui ! mais mon père n'est pas mort et cet argent est à lui maintenant.

VALMONT. - Tu m'amuses avec les scrupules. Veux-tu donc passer les plus belles années de ta vie dans la misère et l'ennui ?

CLITANDRE. - Certes non ! Mais tu dois savoir que mes ressources commencent à s'épuiser. J'ai emprunté sur la maison de mon père, sur ses champs ; j'ai escompté ses revenus, et maintenant j'en suis à vendre ses meubles l'un après autre ; tout cela ne me mènera pas loin ; et alors, après ? Que ferai-je ?

VALMONT. - À quoi bon songer au lendemain ? Cela gâte le plaisir de la veille. Ne suis-je donc pas la pour trouver des expédients ? Ne t'en ai-je pas déjà trouvé ? Allons, mon cher Clitandre, laisse-toi vivre ! Quand on est jeune, la vie est belle. Plus tard tu auras tout le temps de réfléchir ! Allons ! chasse ces diables bleus ! Et ne songe qu'au plaisir ! Nous allons d'abord commencer la journée par un excellent déjeuner qui va nous mettre en train ; puis nous monterons en carrosse et ferons quelques visites à nos amis ; nous irons au bois et saluerons les belles dames ; enfin nous terminerons la journée en allant au théâtre, où nous applaudirons Zerbinette ; puis nous souperons ; nous nous griserons peut-être, et nous pourrons dire que nous avons vécu !

CLITANDRE. - Tu as raison ! Foin des soucis, et mettons nous à table. Polichinelle.

VALMONT. - C'est ton valet que tu appelles ? Je le trouve un peu disgracieux.

CLITANDRE. - Oui ! Mais il m'est si utile ! Polichinelle !

 

SCÈNE II


Les Mêmes, POLICHINELLE.


POLICHINELLE. - Me voici, Monsieur ! J'étais avec le tapissier.

CLITANDRE. - Le tapissier ? Qu'as-tu à faire avec lui ?

POLICHINELLE. - Nous n'avions plus d'argent ! Je viens de lui vendre le meuble de salon à de très bonnes conditions !

CLITANDRE. - Tu vends les meubles, maintenant ?

POLICHINELLE. - Ils sont vieux, et ne servent à rien ; vous n'allez jamais dans le salon. D'ailleurs on dégarnira d'autres chambres. Ne craignez rien, ou ne s'en apercevra pas !

CLITANDRE. - Tu crois ?

POLICHINELLE. - Et puis, quand nous apprendrons le retour de votre père, nous les rachèterons.

CLITANDRE. - Avec quoi ?

POLICHINELLE. - Ah ! Monsieur, vous m'en demandez trop ! Quand nous en serons-là, nous aviserons. Jusqu'ici, vous n'avez manqué de rien, grâce à moi ! Je saurai bien vous tirer d'embarras encore une fois.

CLITANDRE. - Tu as raison ! Avec tout cela, tu as oublié le déjeuner.

POLICHINELLE. - Pas du tout ! il vous attend ; il est même des plus soignés ; j'ai choisi les meilleurs vins et le champagne est dans la glace. Le maître d'hôtel va vous servir.

VALMONT, à part. - Ce laquais est réellement précieux ! Quand il sera ruiné, il faudra que Clitandre me le cède.

CLITANDRE. - Et bien donc ! allons nous mettre à table !

VALMONT. - C'est cela ! à table ! (Valmont et Clitandre sortent).


SCÈNE III


POLICHINELLE. - C'est cela ! Allez vous étourdir, jeunesse ! Ne songez pas au lendemain, cela me regarde. Il est vrai que je commence à être au bout de mon rouleau. Nous avons déjà mangé l'argent comptant, puis l'argent emprunté, et maintenant nous faisons argent de tout. – Après ? vogue la galère ! Moi, je m'en tirerai toujours. Comme je ne servirai plus à rien, on me renverra et je trouverai un autre maître. Mais lui ? Bah ! N'y pensons pas ! D'ailleurs, nous avons du temps devant nous ! Il y a six mois que Monsieur Géronte est parti et il doit s'absenter une année. Il nous reste donc six mois pour parer aux événements. – Il faut bien penser que dans cette débâcle, j'ai mis de côté ma petite part ; je ne serais pas Polichinelle, c'est-à-dire un valet modèle, si je n'avais pas d'abord pensé à moi… et largement ! De ce côté, je n'ai pas a me plaindre ; mais la bonne récolte n'est pas loin d'être terminée, et les six derniers mois ne me rapporteront guère. Enfin ! ne soyons pas trop exigeant ! En attendant, je vais aller déjeuner, moi aussi ; j'ai mis de côté un petit perdreau, et toutes les bouteilles ne seront pas vidées. (Il va pour sortir.)

 

SCÈNE IV


POLICHINELLE, PIERROT.


POLICHINELLE. - Pierrot ! Comment, c'est toi, Pierrot ? te voilà donc revenu ? Et Monsieur Géronte ?

PIERROT. - Il est revenu avec moi, il me suit.

POLICHINELLE. - Mais comment se fait-il que vous soyez déjà de retour ? Vous n'êtes donc pas allés à Constantinople ?

PIERROT. - Pas tout à fait ! En arrivant à Marseille, nous avons trouvé une lettre de notre correspondant qui nous annonçait son arrivée. C'était économiser un long voyage ; nous attendîmes.

POLICHINELLE. - Pourquoi ne pas nous avoir écrit ?

PIERROT. - À quoi bon ? Nous espérions revenir tout de suite. Mais deux mois se passèrent et nous reçûmes une seconde lettre dans laquelle on nous disait de nous rendre à Palerme. Moi, je n'étais pas fâché de voir du pays ; mais, ce qui me gênait, c'était la langue, dont je ne savais pas un mot. À Marseille, déjà, j'avais été un peu embarrassé, à cause de la prononciation ; mais à Palerme, c'était à n'y rien comprendre.

POLICHINELLE, avec dédain. - Mon pauvre Pierrot !

PIERROT. - Et bien quoi ; mon pauvre Pierrot ?

POLICHINELLE. - Dans ce pays on parle italien.

PIERROT. - Sans doute ! mais je ne sais pas l'italien.

POLICHINELLE. - Tu n'as donc pas mangé de macaroni ?

PIERROT. - Si fait ! j'en ai mangé.

POLICHINELLE. - Alors, tu dois savoir l'italien. Du reste, ce n'est pas difficile ! On termine tous les mots en i en o et en a, et c'est de l'Italien. Toi, Pierrot, tu es italien.

PIERROT. - Ma foi, c'est bien sans m'en douter.

POLICHINELLE. - Le macaroni aurait dû t'inspirer ! Et alors, qu'aviez-vous fait à Palerme ?

PIERROT. - Nous avons attendu le correspondant.

POLICHINELLE. - Ce correspondant ! Qu'est-ce que n'est que ce correspondant ?

PIERROT. - C'est un marchand de tapis de Smyrne, avec lequel monsieur Géronte fait des affaires.

POLICHINELLE, à part. - Je comprends maintenant ce fameux voyage.

PIERROT. - Mais, à Palerme, nous avons attendu encore deux mois.

POLICHINELLE. - Ça fait quatre !

PIERROT. - Oui, ça fait quatre !

POLICHINELLE. - Et Géronte, qu'est-ce qu'il faisait en attendant ?

PIERROT. - Il faisait des affaires de toutes sortes ; mais c'est l'affaire des tapis qui lui tenait le plus au cœur. Bref, au bout de deux mois nous reçûmes encore une lettre.

POLICHINELLE. - De votre correspondant ?

PIERROT. - Mais oui ! Il nous disait de venir le retrouver à Athènes, en Grèce, où il était malade.

POLICHINELLE. - Et vous y êtes allés.

PIERROT. - Certainement !

POLICHINELLE. - Et vous l'avez-vu ?

PIERROT. - Oui, nous l'avons vu, mais il était mort !

POLICHINELLE. - Diavolo ! – Tu vois, je parle italien !

PIERROT. - Alors, comme il était mort, nous n'avons pas pu faire d'affaires avec lui ; c'est pour cela que nous sommes revenus.

POLICHINELLE. - Et vous avez mis deux mois pour revenir ?

PIERROT. - Parce que Monsieur Géronte voulait réparer la perte des tapis. Nous avons été en Italie, à Naples, à Rome, où il a fait encore du commerce, et puis à Venise où il a acheté des dentelles ; enfin nous sommes revenus à petites journées, en passant par Gênes, Milan et Turin ; nous sommes rentrés en France en nous arrêtant à Lyon pour acheter des soieries ; et nous voici.

POLICHINELLE. - Vous avez acheté beaucoup, je le vois.

PIERROT. - Mais oui, pas mal !

POLICHINELLE. - Et bien, nous, nous avons beaucoup vendu !

PIERROT. - Vendu quoi ?

POLICHINELLE. - Oh ! nous avons vendu de tout. La maison d'abord, puis les meubles, l'argenterie. les objets d'art.

PIERROT. - Je ne savais pas que Monsieur Clitandre s'occupait de commerce.

POLICHINELLE. - Il l'a bien fallu… nous n'avions plus d'argent !

PIERROT. - Et que dira monsieur Géronte de tout cela ?

POLICHINELLE. - Ah ! voilà ! que dira-t-il ? Je ne pense pas qu'il sera très satisfait.

PIERROT. - Ni moi non plus ! D'autant plus qu'il revient de mauvaise humeur.

POLICHINELLE. - Comment lui faire avaler tout cela ?

PIERROT. - Mais si vous avec vendu, vous avez l'argent, au moins ?

POLICHINELLE. - Innocent ! Mais l'argent a glissé comme l'eau d'une fontaine, comme un verre de bon vin quand il passe dans mon gosier. Ah ! nous l'avons menée joyeuse ! Mais aujourd'hui, c'est fini ; il va falloir rendre nos comptes, et du diable si je sais comment m'en tirer !

PIERROT. - Qu'est-ce que je puis faire pour toi ?

POLICHINELLE. - Rien, mon cher Pierrot. Si tu t'en mêlais, tu te compromettrais sans nous sauver. Laisse-moi agir seul ; j'ai encore de bons tours dans ma bosse, je vais essayer de m'en servir. Toi, tu vas aller trouver Clitandre, qui est en train de déjeuner avec un ami. Tu lui annonceras l'arrivée de son père, ce qui va le mettre dans la plus grande inquiétude ; mais tu lui diras de finir tranquillement son repas avec son ami ; que je me charge de ses intérêts, et que j'arrangerai toutes les affaires. Surtout, qu'il ne vienne pas ! Pour toi, qui dois avoir faim, tu te rendras ensuite à l'office où tu trouveras un bon perdreau et des bouteilles de vin. Ne mange pas trop, si tu peux, et ne bois pas trop non plus, quoique cela te sera bien difficile.

PIERROT. - J'y vais ! C'est égal, j'aime mieux être à ma place qu'à la tienne ! (Pierrot sort.)

 



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