THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

POLICHINELLE PRÉCEPTEUR


Louis-Émile-Edmond Duranty

1880 - domaine public

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55103720/f8.image.r=louis%20edmond%20duranty


 

PERSONNAGES :

POLICHINELLE
PIERROT
CASSANDRE
ARLEQUIN
LE GENDARME OU LE COMMISSAIRE

LE DIABLE


Place publique mêlée d'arbres.

CASSANDRE. — PIERROT.


CASSANDRE. — Mon fils, vous ne serez jamais qu'un sot !


PIERROT. — Tel père, tel fils !


CASSANDRE. — Taisez-vous, impertinent !


PIERROT. — On me dit toujours que je suis bête ! C'est de votre faute !


CASSANDRE. — Oui, vous ne pouvez rien apprendre. Savez-vous seulement combien font deux et deux ?


PIERROT. — Ça ne fait rien.


CASSANDRE. — Qu'est-ce que vous dites ? Ça fait cinq... du moins ça fait trois... non... quatre..


PIERROT. — Pourquoi ?


CASSANDRE. — Comment, pourquoi ? Est-ce que je le sais, moi !


PIERROT. — Eh bien ! vous voyez que vous n'en savez pas plus que moi.


CASSANDRE. — Coquin ! certainement je ne sais pas tout, mais je suis plus instruit que vous !


PIERROT. — Pourquoi la cuisinière dit-elle qu'elle pourrait vous donner des leçons d'orthographe ?


CASSANDRE. — C'est une sotte, et vous êtes un ignare ! Dites-moi un peu ce que c'est que la lune, si vous le pouvez ?


PIERROT. — C'est un fromage.


CASSANDRE. — Un fromage ! Mais vous voulez me faire mourir de honte par votre ignorance !


PIERROT. — Eh bien ! qu'est-ce que c'est ?


CASSANDRE. — C'est un ballon !


PIERROT. — Est-ce que vous y êtes allé voir ?


CASSANDRE. — Non, imbécile ! mais c'est facile à comprendre : un fromage ne peut se soutenir en l'air, tandis qu'un ballon...


PIERROT. — Eh bien ! savez-vous pourquoi la lune brille le soir ?


CASSANDRE. — Et toi, tu le sais peut-être ?


PIERROT. — Oui ! c'est parce qu'on y met une veilleuse.


CASSANDRE. — Donc, c'est un ballon ! Ah ! que je voudrais vous trouver quelque bon précepteur savant et honnête homme, qui infiltrerait sa science clans votre cervelle épaisse et spongieuse !


PIERROT. — Faites-vous infiltrer le premier !


CASSANDRE. — Taisez-vous, drôle ! (Polichinelle entre.) Voici un étranger de bonne mine auquel je vais demander s'il ne connaîtrait pas un précepteur. (Il salue. Pierrot, en saluant aussi, se cogne le nez dans le dos de Cassandre.)


PIERROT. — Oh !


CASSANDRE. — Prenez donc garde, nigaud ! (Saluant) Monsieur !


PIERROT (donnant un soufflet à Cassandre.) Vous avez une mouche au bout du nez !


CASSANDRE. — Coquin ! restez donc tranquille !


POLICHINELLE. — Ce jeune garçon a la plus heureuse physionomie. On voit bien que c'est votre fils, Monsieur ; il vous ressemble incroyablement.


CASSANDRE. — Hélas ! Monsieur, c'est mon fils, mais c'est un niais !


POLICHINELLE. — Tant mieux !


CASSANDRE. — Comment, tant mieux ?


POLICHINELLE. — Il ne perdra jamais l'esprit.


CASSANDRE. — Voilà, Monsieur, la situation. Il est mon héritier... Ce garçon sera très riche.


POLICHINELLE. — Ah ! Oui da ! Mais il m'intéresse beaucoup, ce petit jeune homme. Il me plaît déjà !


CASSANDRE. — Je suis dans un grand embarras. Je voudrais lui donner un précepteur capable de le déniaiser ! (Pierrot secoue la tête.)


POLICHINELLE. — C'est une bonne idée... Et le payerez-vous bien, ce précepteur ?


CASSANDRE. — Oh ! Monsieur, autant qu'il voudra, s'il fait de mon fils un homme d'esprit !


POLICHINELLE. — Précisez davantage !


CASSANDRE. — La table, le logement, six-mille écus, des étrennes, des gratifications, des subventions, des cadeaux... Ah ! Monsieur, si vous connaissiez un précepteur !


POLICHINELLE. — J'en connais un.


CASSANDRE. — Vraiment ?... Oh ! indiquez-moi son adresse !


POLICHINELLE. — C'est moi !


PIERROT. — C'est toi ?...


POLICHINELLE. — Oui, moi...


PIERROT. — Tu es rouge comme un ivrogne !


CASSANDRE. — C'est le rouge de la santé et de la vertu.


POLICHINELLE. — Je me charge de l'éducation du petit... Comment t'appelles-tu ?


PIERROT. — Pierrot.


POLICHINELLE. — C'est un nom de bon augure... Pierrot, Pierrot, Pierrot !


CASSANDRE. — Ainsi, Monsieur, vous consentez à entreprendre cette tâche difficile... Mon fils a vingt-cinq ans !


POLICHINELLE. — Eh bien ! il est impossible que ce soit un âne, car les ânes ne vivent pas jusqu'à cet âge.


CASSANDRE. — Je vous préviens qu'il a la tête dure.


POLICHINELLE. — Peuh ! je la lui casserai !


CASSANDRE. — Vous la lui casserez ?... Mais... mais...


POLICHINELLE. — C'est une façon de dire que je la lui assouplirai !


CASSANDRE. — Oh !... à la bonne heure !... Eh bien ! je vous le confie, Monsieur !


POLICHINELLE. — Bon ! je vais voir à l'instant s'il est docile. — Pierrot, prends un bâton !


PIERR0T. — Voilà ! (Il apporte un bâton.)


POLICHINELLE. — Donne un bon coup sur la tête de ton père !


PIERROT —Voilà ! (Il frappe Cassandre.)


CASSANDRE. — Eh mais, Monsieur, qu'est-ce que cela signifie ?


POLICHINELLE. — Vous voyez, je l'ai déjà rendu obéissant !


CASSANDRE. — Rendez-le intelligent !


POLICHINELLE. — Dans un instant, vous m'en direz des nouvelles !


CASSANDRE. — Et toi, Pierrot, écoute bien Monsieur ; remplis-toi la cervelle de ses conseils. (Il sort.)


POLICHINEILE — Mon jeune ami, nous allons commencer la leçon tout de suite ! Tu vas d'abord me tutoyer, entends-tu ? Je suis ton ami !


PIERROT. — J'aimerais mieux m'en aller.


PIERROT. — Holà ! Est-ce que c'est là la leçon ?


POLICHINELLE. — Imbécile ! tout à l'heure tu me remercieras et tu m'aimeras mieux que ton père ! À présent, tu ne dois plus écouter que moi. Tu enverras promener ton père quand il voudra te régenter !


PIERROT. — Ce n'est pas difficile à apprendre ni à faire.


POLICHINELLE. — Très bien, très bien ! Continue, mon ami ! Connais-tu la géographie ?


PIERROT. — Je ne sais pas !


POLICHINELLE. — Oh ! ce n'est pas compliqué ; je vais te l'enseigner en un tour de main.


PIERROT. — Je suis curieux de voir ça.


POLICHINELLE. — Qu'est-ce qu'une rue ?


PIERROT. — Je ne sais pas.


POLICHINELLE. — Malin garçon !... une rue est un chemin au bout duquel il y a toujours un cabaret.


PIERROT. — Ah bah !


POLICHINELLE. — Qu'est-ce que c'est qu'un cabaret ?


PIERROT. — Je ne sais pas.


POLICHINELLE. — Diable ! il n'est guère avancé !... C'est un endroit où l'on boit du bon vin, où l'on s'amuse du matin jusqu'au soir. On y entre sur ses deux pieds et on en sort sur la tête !


PIERROT. — C'est un bon endroit !


POLICHINELLE. — Qu'est-ce que c'est qu'une ville ?


PIERROT. — Je ne sais pas.


POLICHINELLE. — Une ville est un bazar où, quand on a faim et soif, on n'a qu'à prendre chez son voisin ce dont on a besoin... Tu te rappelleras bien tout cela ! (Il lui donne un coup de bâton.)


PIERROT. — Oh !... oui, oui !...


 



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