THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

FRITURIN. - On croit me tromper... mais... je veillerai jour et nuit... je vais charger ma vieille carabine, et malheur à toi, Graboyos !... (voyant Dorothée.) Qu'est-ce que tu fais là ?

DOROTHÉE. - J'allais sortir... faire les provisions.

FRITURIN. - Je te défends de sortir, d'approcher de qui que ce soit... sans ma permission.

DOROTHÉE. - Alors nous allons mourir de faim. Je vous préviens qu'il n'y a rien pour déjeuner.

FRITURIN. - J'irai moi-même... rentre chez toi. Pas de réplique !
(Il sort.)



SCÈNE XIII

ARTHUR, dans la malle, DOROTHÉE, puis CHANDELLE.



DOROTHÉE. - Ah ! mon père s'empare de mes lettres, il viole le secret de mes amours, c'est bien mal... Si je n'étais pas arrivée à temps, je n'aurais pas su qu'Arthur pénétrerait ici sous un déguisement (voyant Chandelle à la porte de l'auberge). C'est probablement lui ! Oui, il me semble reconnaître ses traits sous cette perruque... Comme il est bien grimé !... On dirait son père ou son oncle ou quelqu'un des siens (elle l'appelle). Psitt ! Psitt !

CHANDELLE, étonné. - Hein ?

DOROTHÉE. - Le cœur ne trompe pas... Je te reconnais bien... Viens donc ici ! Mon père m'a enfermée, mais par la fenêtre, nous pourrons causer.

CHANDELLE, à part. - Je ne m'attendais pas à une aventure de balcon.
(Il va vers la fenêtre.)

DOROTHÉE. - As-tu bien réfléchi à ce que tu me proposes ?... C'est bien effrayant pour moi. Un mariage honnête, je comprends ça ; mais être enlevée en l'air comme un Nadar, j'en ai le vertige.

CHANDELLE. - N'êtes-vous pas mademoiselle Friturin ?

DOROTHÉE. - Inutile de feindre, nous sommes seuls, embrasse-moi, tutoie-moi, n'aie pas peur.

CHANDELLE, l'embrassant. - Je veux bien ! Eh bien, qu'en penses-tu ?

DOROTHÉE. - Que tu es parfait ! Dis donc, mon père a surpris ta lettre...

CHANDELLE . - Tu veux dire que ma lettre l'a surpris.

DOROTHÉE. - Il est furieux !

CHANDELLE. - Je lui avais pourtant présenté ma demande bien poliment... et j'espère que le garçon ne te déplaira pas...

DOROTHÉE. - Le garçon ! Quel garçon ?... Un garçon d'auberge pour te remplacer...

CHANDELLE. - Je ne comprends plus !

DOROTHÉE. - Ni moi non plus... Vous n'êtes donc pas Arthur 

CHANDELLE. - Arthur ? C'est le nom de mon neveu... Vous êtes pourtant au courant de l'affaire ?

DOROTHÉE. - Non !

CHANDELLE. - Votre père est par trop discret... Il faut que vous sachiez... car vous êtes une des parties intéressées. Il s'agit d'un mariage pour vous avec mon neveu Arthur Chandelle.

DOROTHÉE. - Arthur Chandelle !.. jamais ! J'ai donné mon cœur à Graboyos.

CHANDELLE. - Graboyos, connais pas !



SCÈNE XIV

FRITURIN, LES PRÉCÉDENTS.


FRITURIN, à part. - C'est lui ! Il cause avec ma fille ! Ils s'entendent... (À Dorothée.) Est-ce ainsi que tu m'obéis ? Je t'ai défendu de parler avec qui que ce soit ! (À Chandelle) Et toi, espèce de galopin, tu t'es rasé la moustache, mais on ne me trompe pas. Tu t'es mis en fallacieux...

CHANDELLE, à part. - C'est un fou ! Ne le contrarions pas... J'ai bien fait de vouloir connaître la famille avant de m'avancer davantage. (Haut.) Oui, mon cher monsieur Friturin... tout ce que vous voudrez...

FRITURIN, furieux. - Inutile de changer ton organe.

CHANDELLE, à part. - Il commence à m'ennuyer.

FRITURIN. - Je t'avais interdit l'entrée de mon hôtel, tu n'en tiens pas compte... Sors d'ici avant que je me mette en colère. (Il le prend par une oreille.) À la porte !

CHANDELLE, se rebiffant, à part. - Ah ! mais... Il m'ennuie tout à fait ! (Il donne un croc en jambe.) Laissez-moi donc tranquille, idiot.

FRITURIN, par terre. - Ah ! tu veux m'assassiner ?... (Il se relève et tire un couteau de cuisine de sa gaine.) Eh bien, tu vas mourir !... Fais ta prière !...

CHANDELLE, tirant un revolver de sa poche et ajustant Friturin. - Ne bougez pas ou je fais feu !
(On entend un air de flageolet jouant la Marseillaise.)

DOROTHÉE. - Cette flûte ! C'est lui ! Arthur !

FRITURIN, rengainant son couteau. - Mais alors, vous n'êtes pas ce Graboyos détestable... Monsieur, je vous prie d'excuser un mouvement de vivacité (À part). J'étais sur le chemin du bagne... sans celle flûte !

CHANDELLE, à part. - Ils sont gentils, les bons soins pour les voyageurs, au Veau qui désire... Fiez-vous donc aux guides !

ARTHUR, dans sa malle. - Ouvrez ! au nom de la loi !

FRITURIN. - Mais qui donc invoque la justice ? (À Bidet qui entre.) Est-ce vous, facteur ?
 


SCÈNE XV

BIDET, LES PRÉCÉDENTS.


BIDET. - Non ! Mais j'aurais pu le faire... C'est assez d'un crime...

FRITURIN. - Un crime !

DOROTHÉE. - Un crime !

CHANDELLE, à part. - Ce fou aura déjà tué quelqu'un.

BIDET, ouvrant la malle. - Voyez ! un cadavre ! celui d'un aide marmiton... il palpite encore, mais il n'en vaut guère mieux... Il y a là meurtre avec préméditation... (Bas, à Friturin.) Je me tairai si vous consentez à me donner la main de votre fille.

FRITURIN. - Mais, je ne suis pas coupable... je ne connais pas ce gâte-sauce...

DOROTHÉE. - Je le reconnais, moi ! c'est Arthur !

ARTHUR, éternuant. - Trop de poivre !
(Il s'assied sur le bord de la malle.)

CHANDELLE. - Il en sera resté !... Dites-moi, qu'avez-vous fait de ma provision d'épices ?

ARTHUR. - Monsieur, j'allais vous la porter quand j'ai été mis à la porte par mon patron.

CHANDELLE. - Et que faisiez-vous dans ma malle ?

ARTHUR. - J'attendais la nuit pour... mais, qu'est-ce que ça vous fait ? Quant à vous, facteur, qui m'y avez enfermé par un sentiment de jalousie féroce et sous un prétexte fallacieux...

FRITURIN, à part. - Fallacieux ! j'y suis, c'était la malle.

ARTHUR. - Son intention était de m'étouffer dedans. Heureusement que j'ai de bons poumons. Facteur ! je porterai plainte.

BIDET. - Vous me ferez perdre ma place, mais quand j'aurai l'hôtel avec mademoiselle Dorothée, je m'en moquerai.

FRITURIN. - Piéton ! vous êtes tout simplement une canaille... vous n'aurez pas ma fille. Regardez bien ma porte et n'en franchissez plus jamais le seuil.

BIDET. - C'est comme ça ? Eh bien, je poserai votre correspondance dans le ruisseau !...

FRITURIN. - Comme vous ne m'apportez que des lettres non affranchies, vous pouvez les garder pour vous. Bien le bonjour.

BIDET. - Salut !...
(Il sort.)

FRITURIN, s'approchant d'Arthur et regardant sa veste. - Mais, dites donc, c'est ma veste et mon bonnet...

ARTHUR. - Je ne le nie pas... le temps me pressait...

FRITURIN. - C'est ça, tu prends mes souliers, mon bonnet, mes habits... ma fille... Veux-tu aussi ma maison... et moi avec ?

DOROTHÉE, à son père. - Alors, vous consentez à ce qu'Arthur soit mon époux ?

FRITURIN. - Un instant, j'ai promis la main à monsieur Arthur Chandelle et j'attends son oncle...

CHANDELLE. - Mais Chandelle, c'est moi !

ARTHUR, bondissant. - Vous ! mon onde ?...

FRITURIN. - Son oncle ?...

DOROTHÉE. - Son oncle ?

ARTHUR. - Mais oui... mon oncle d'Amérique, dont j'attends la succession.

CHANDELLE. - Rien ne presse ! (Regardant Arthur.) Mais oui, c'est bien mon neveu... je le reconnais à présent... mais pourquoi t'appelles-tu Graboyos quand ton vrai nom est Chandelle ?

ARTHUR. - Parce que vous m'avez laissé sans le sou pour aller au Nicaragua faire fortune... je le suppose, du moins...

CHANDELLE. - Avec raison.

ARTHUR. - Je crevais de faim, et comme Chandelle eut prêté au ridicule dans les arts j'ai choisi celui de Graboyos, un nom espagnol.

CHANDELLE. - Tu aurais pu en trouver un mieux,

FRITURIN, méfiant. - Tout ça n'est pas clair... Et cette photographie que vous m'avez envoyée en me demandant ma fille.... (Il montre la photographie.) Elle ne ressemble pas du tout à cet Arthur-là !...

CHANDELLE, regardant la photographie. - Je crois bien ! c'est la mienne !... je me suis trompé...

FRITURIN. - Tout s'explique !

CHANDELLE. - Je rapporte quelques capitaux et je fais une dot de quarante-mille francs à mon neveu, Arthur Chandelle, dit Graboyos. (À Friturin.) Accordez-donc ! que ça finisse.

FRITURIN, à Chandelle. - Vous le voulez ?

CHANDELLE. - Oui.

FRITURIN, à Dorothée. - Et toi ?

DOROTHÉE. - 0h ! Oui, papa.

FRITURIN. - (À Arthur.) Et vous ?...

ARTHUR. - Vous êtes bien bon de me le demander.

FRITURIN, à part. - Il n'y a que moi qui ne le veuille pas... (À sa fille.) Dorothée ! embrasse ton oncle !... j'accorde !... (À part.) J'avais juré que ce Graboyos n'entrerait jamais dans ma famille... mais devant la majorité, je cède, comme tant d'autres !

RIDEAU


 




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