THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE  FLAGEOLET

Le théâtre des marionnettes / par Maurice Sand


1890 - domaine public.


PERSONNAGES :

CHANDELLE, armateur.
FRITURIN, aubergiste.
ARTHUR GRABOYOS.
BIDET, facteur de la poste
Un COMMISSIONNAIRE
DOROTHÉE, fille de Friturin.

La scène se passe de nos jours, à Jeu-Maloches (Indre).

UNE COUR D'AUBERGE.



À gauche, corps de logis, avec une porte et une fenêtre au rez-de-chaussée. Une plate-bande de fleurs. Devant, à droite, une porte donnant accès dans l'auberge. Au-dessus est écrit : Entrée de l'hôtel. En face, mur et grille arec une enseigne : Hôtel du Veau qui désire téter. Ville au fond.


SCÈNE PREMIÈRE



ARTHUR, en domestique devant la porte de l'auberge, cirant des bottes. - Dire que depuis quinze jours que j'ai trouvé le moyen d'entrer comme garçon d'auberge chez monsieur Friturin, propriétaire de l'Hôtel du Veau qui désire téter, je n'ai pas encore ciré les bottes d'un seul voyageur Ah ! ce n'est pas très passager la ville de Jeu-Maloches. Croyez bien que ces chaussures-là n'appartiennent pas à d'autres qu'aux maîtres de la maison : celles du patron, celles de sa fille, mam'zelle Dorothée, un pied mignon. (Il embrasse les souliers.) Ça sent le vinaigre !... C'est là qu'elle respire. (Montrant la fenêtre, au rez-de-chaussée, à gauche.) Ce matin, son père est parti en course, profitons de son absence pour aller jouer un air de flageolet (Il tire un flageolet de sa poche.) sous la fenêtre de celle que j'aime. Mais il est méfiant le patron !... Il a déjà remarqué mes pas au milieu de sa plate-bande, dépistons-le. (Il met les chaussures de Friturin.) Les patafs du patron lui-même ! Quels pieds ! (Il va vers la fenêtre en marchant sur les plates-bandes.) Ah ! j'ai cassé les giroflées, mais avec une ficelle et un tuteur, ça ne se verra pas !

(Il joue l'air : Je suis Lindor. La fenêtre s'ouvre. Dorothée paraît en peignoir. )



SCÈNE II


ARTHUR, DOROTHÉE, puis BIDET.



DOROTHÉE. - Arthur ! Quelle imprudence, si mon père te voyait...

ARTHUR. - Bah ! il est loin...


DOROTHÉE. - Mais s'il t'entendait ?

ARTHUR. - Je ne suis pas le seul à jouer de cet instrument dans le monde.

BIDET, au fond, s'arrête et écoute. - part.) Un rendez-vous... Je m'en doutais !... (Il se cache.)

ARTHUR. - D'ailleurs, ton père ne va jamais au théâtre de l'endroit et ne peut pas deviner que moi, Arthur Graboyos, premier flageolet au théâtre de Jeu-Maloches, j'ai abandonné mes appointements et renoncé momentanément à la carrière musicale pour te voir tous les jours à chaque instant, car je n'aspire qu'au moment d'être ton époux.

DOROTHÉE. - Hélas ! je le désire aussi, tu le sais bien ; mais mon père est intraitable, il ne veut pas entendre parler d'un artiste.

ARTHUR. - Mais je ne suis plus artiste, puisque j'ai endossé le tablier de garçon d'auberge par amour pour toi. Et puis, je serai riche un jour, si l'oncle que j'ai en Amérique en revient jamais et s'il a fait fortune.

DOROTHÉE. - J'ai entendu du bruit de ce côté-là. On vient !... Sauve-toi !...
(Arthur, regagnant l'auberge, quitte ses souliers et les cire avec frénésie.)



SCÈNE III


BIDET, ARTHUR.


BIDET, à part. - Oui, oui, fais semblant de cirer !... Si je pouvais t'éloigner, toi, mon rival... (Haut.) Jeune homme ! (lui remettant une lettre.) Portez cette lettre à monsieur. Friturin, très pressée... j'attends la réponse.. !

ARTHUR, cessant son travail. - C'est que le patron n'est pas là, facteur.

BIDET. - Pardon, il vient de rentrer..

ARTHUR. - Par derrière, donc... Je ne l'ai pas vu...
(Il sort. Bidet va à la fenêtre de Dorothée, frappe au contrevent.)

DOROTHÉE. - Qu'est-ce que tu veux encore ? (Elle ouvre.) Ah ! c'est vous, facteur !

BIDET. - Oui, mademoiselle, c'est moi !...

DOROTHÉE. - Vous vous permettez...

BIDET. - Je me permets de vous dire que j'ai des vues honnêtes sur vous, que vous ne voulez pas comprendre. On est facteur, mais ça n'empêche pas les mouvements du cœur...

DOROTHÉE. - Je ne peux pas vous écouter.

BIDET. - Vous écoutez bien ce galopin de Graboyos, malgré la défense de votre père. Oh ! j'ai découvert votre secret et je claque tout si vous ne consentez pas à être madame Bidet.

DOROTHÉE. - Ce n'est pas un nom propre, c'est un nom de cheval.

BIDET. - Rien de surprenant, mon père était postillon et mon nom sera le vôtre.

DOROTHÉE. - Jamais !
(Elle lui ferme la fenêtre au nez.)

BIDET, à part. - C'est ce que nous verrons. (Il sort.)


SCÈNE IV


FRITURIN, ARTHUR.



FRITURIN. - Mais je n'ai pas de réponse à donner, puisque c'est une réponse que j'attendais. Est-il bête, ce piéton !

ARTHUR. - Une réponse à quoi donc, patron ?


FRITURIN. - À une demande en mariage.

ARTHUR. - Vous allez vous remarier ?

FRITURIN. - Mais non, pas moi... ma fille. Je demandais à voir le jeune homme et on me l'envoie...


ARTHUR, regardant autour de soi. - Où donc ?

FRITURIN. - Dans cette lettre...

ARTHUR, à part. - Ah ! il y a des projets de mariage. (Haut.) Et comment est-il fait, le prétendu de mademoiselle ?

FRITURIN cherche dans sa poche et en tire une carte. - Tu vas en juger. Tiens, regarde !

ARTHUR. - C'est un ramoneur... il est tout noir.

FRITURIN. - C'est l'effet de la photographie.

ARTHUR. - Il n'a pas de jambes, c'est un cul-de-jatte.

FRITURIN. - Imbécile ! Il n'a pas de jambes parce qu'il est fait à mi-corps, (À part.) J'aurais souhaité voir ses pieds. Peut-être aurais-je reconnu à sa chaussure si c'est lui qui s'avise de pénétrer dam mon enclos.

ARTHUR. - Est-ce que vous l'avez montré à mademoiselle Dorothée ?

FRITURIN. - Pas encore.

ARTHUR. - À votre place je ne le lui ferais pas voir.

FRITURIN. - Pourquoi ?

ARTHUR. - Parce qu'elle le trouvera trop petit.

FRITURIN. - Le crois-tu donc de la taille de sa photographie ? Ah ! quel naïf ! tu ne comprends donc pas qu'il est vu à distance et que l'objectif, le verre grossissant...

ARTHUR. - S'il est encore grossi, qu'est-ce que c'est que ce gendre-là ?

FRITURIN. - Ce gendre-là, c'est un gaillard qui possédera un jour une bonne vingtaine de milliers de francs en biens-fonds et avec ce que je laisserai à ma fille...

ARTHUR. - C'est toujours pas des voyageurs...

FRITURIN. - Ah çà ! est-ce que... tu te permettrais de critiquer mon hôtel ?...

ARTHUR. - Non, patron ! (Regardant la photographie.) Vous ne trouvez pas que ça me ressemblerait un peu, en petit... si j'étais ramoneur ?

FRITURIN. - Je ne trouve pas. Il est très bien, ce jeune homme.., tandis que toi...

ARTHUR. - Je ne vous plais pas, patron ?

FRITURIN. - Non, tu n'es pas beau.

ARTHUR, à part. - Sa fille n'est pas de son avis, heureusement.


FRITURIN, regardant par terre. - Voilà de nouvelles pistes, (il suit la piste). Elles s'arrêtent juste sous la fenêtre de Dorothée, toute fraîche encore, la piste, et ma fille aussi. (Regardant Arthur.) Ce ne serait pas cet animal-là par hasard qui se permettrait...


ARTHUR, à part. - Il flaire mes pas... (Haut.) Qu'est-ce que vous regardez donc là-bas ? Est-ce que les capucines ont levé ?


FRITURIN. - Non, pas encore. Va donc faire ton service, balaye pas trop cependant... ça fait de la poussière.


ARTHUR. - Oui, patron ! (À part.) Cherche, va ! (Il prend un balai et balaie.) Je vais les effacer autant que possible !


FRITURIN. - Va donc balayer plus loin (il tire un mètre de sa poche et mesure tes empreintes). Trente-cinq centimètres de la pointe au talon... un talon de botte... Arthur ne porte que des chaussons de lisière... ce n'est pas lui ! Et puis la dimension... je ne connais que moi qui aie un si beau pied dans tout Jeu-Maloches. Quel est l'intrus qui ose venir casser mes giroflées et flétrir l'honneur de ma maison ?... Ces pistes semblent partir de l'auberge... oh ! oh ! en voici d'autres... des semelles à clous (Il mesure). Trente-trois ! ... Avec des cors faciles à deviner... Les pas se croisent... ils viennent de la rue... ils piétinent sur place, puis ils retournent !... Je vais interroger Dorothée elle-même. (Il sort à gauche.)


SCÈNE V


CHANDELLE, UN COMMISSIONNAIRE, portant
une énorme malle, ARTHUR.


CHANDELLE, un guide à la main. - L'hôtel du Veau qui désire téter... recommandable par la promptitude du service, la propreté, les bons soins, prix modérés.


ARTHUR, stupéfait, à part. - Un voyageur ! Il doit se tromper ! (Haut.) Monsieur désire quelque chose ?


CHANDELLE. - Oui, une chambre...


ARTHUR. - Par ici, monsieur ; mais votre malle ne passera pas dans les portes.


CHANDELLE, au commissionnaire. - Posez-la ici. Voici votre pourboire ! (Le commissionnaire salue et sort. À Arthur.) Le maître d'hôtel est bien un nommé Friturin.


ARTHUR. - Oui, monsieur.


CHANDELLE. - Il a dû recevoir une lettre de moi ce matin ?


ARTHUR, à part. - C'est le demandeur en mariage (haut). Oui, monsieur.


CHANDELLE. - Bien, ne le dérangez pas. Voici la clef de ma malle ; vous déballerez tout ce qu'elle contient et vous me l'apporterez où est ma chambre.


ARTHUR. - Par ici. (Ils sortent.)



SCÈNE VI

FRITURIN, venant de la gauche, BIDET, au fond


FRITURIN. - Impossible de rien savoir !...


BIDET, à part. - Il est seul, c'est le moment de lui parler de ma demande (riant). Monsieur Friturin...


FRITURIN.. - Ah ! C'est vous, piéton. (Regardant les souliers de facteur.) Vous avez des souliers ferrés... avec des cors...


BIDET. - Forcément, dans mon emploi...


FRITURIN. - Qu'est-ce que vous mesurez ?


LE FACTEUR. - Je n'en sais rien.


FRITURIN, avec un mètre. - Voulez-vous permettre ? Donnez-moi le pied. Allons ! Haut le pied !


LE FACTEUR, à part. - Qu'est-ce qu'il a ce matin ? (Haut.) Si ça vous amuse, faites.


 


 




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