THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

FRITURIN. - Oui, ça m'amuse beaucoup ! (Il mesure.) Trente-trois, des clous, des cors, c'est bien ça ! (À part.) J'en tiens déjà un ! (Haut.) Ah ! farceur, vous vous permettez de briser mes fleurs et d'en conter à ma fille !...

BIDET. - Je l'avoue, monsieur Friturin ; mais je suis prêt à réparer le tort que j'ai pu porter à la réputation de mademoiselle Dorothée.

FRITURIN. - Je crois bien ! De simple facteur devenir aubergiste avec une belle clientèle.

BIDET, railleur. - Oh ! la clientèle...

FRITURIN. - Prétendez-vous mécaniser mon hôtel ! Tenez, voilà une malle, direz-vous encore que je n'ai jamais de voyageurs...

BIDET. - Une malle ! C'est ma foi vrai ! (À part.) Elle est à lui, c'est de la réclame. (Haut.) Enfin, monsieur Friturin, j'espère que ma demande vous agrée.

FRITURIN. - J'en suis désolé, facteur, mais votre demande vient trop tard. J'ai une proposition antérieure qui me convient mieux.

BIDET. - Je sais, monsieur l'aubergiste, je sais...

FRITURIN. - Qu'est-ce que vous savez ?

BIDET. - J'avoue que je n'y croyais pas...

FRITURIN. - À quoi ? Expliquez-vous donc, vous connaissez mon futur gendre ?

BIDET. - Votre domestique, oui.

FRITURIN. - Mon domestique n'a rien à voir là dedans...

BIDET. - Je vous demande pardon, et je suis à même de vous prouver que vous nourrissez un serpent dans votre sein, et que votre domestique n'est autre que monsieur Arthur Graboyos, flûtiste au théâtre de Jeu-Maloches, qui va tous les matins sous la fenêtre de votre fille jouer du flageolet.

FRITURIN. - Jouer du flageolet... C'était donc lui ! Je me demandais aussi quel était le fifre qui habitait dans mon voisinage.

BIDET. - C'est lui : un galopin sans le sou, qui passe les nuits dans les branches de votre arbre à jouer du flageolet. Je vous avertis de le flanquer à la porte... s'il n'est pas déjà trop tard.

FRITURIN, à part. - J'en tiens un autre !... (Haut.) C'est lui qui piétine aussi mon honneur !... Mais non ! Vous me trompez, facteur, il ne mesure pas trente-cinq, il n'a pas de talons !...

BIDET, allant prendre les chaussures de Friturin et les lui présentant. - Et ça ?

FRITURIN. - Ça, c'est à moi !

BIDET. - C'est à vous et à lui aussi.

FRITURIN. - Comment ! il oserait abuser de mes pieds. (Il place un de ses souliers sur une des pistes.) C'est irréfutable. Ô perversité humaine !

BIDET. - Êtes-vous convaincu ?

FRITURIN. - Oui !

BIDET. - Et acceptez-vous ma demande ?

FRITURIN. - Vous repasserez... je veux réfléchir !

BIDET. - C'est trop juste...

(Il sort.)


SCÈNE  VII


FRITURIN, ARTHUR.


ARTHUR, ouvrant la malle. - (À part.) Un bon type de voyageur, qui me dit de lui monter tout ce qu'il y a dans sa malle... une provision d'épices pour la noce... Le fait est que... (Il déballe et éternue.) ça sent le poivre !



SCÈNE  SEPTIÈME


FRITURIN. - À tes souhaits !

ARTHUR. - Merci, patron.

FRITURIN, à part. - Je vas t'en donner du patron, tout à l'heure... (Haut.) Où donc as-tu mis mes souliers ?

ARTHUR. - Ils sont là, patron.
(Il les lui donne.)

FRITURIN, à part. - Il y en a un encore tout crotté (haut, arec ironie). Je ne t'ai jamais rien donné... je veux te faire cadeau de mes souliers s'ils te vont... mets-les donc.

ARTHUR, méfiant, à part. - Est-ce qu'il serait assez malin pour avoir découvert... (Haut.) (Il ôte ses chaussons.) Ils seront beaucoup trop grands pour moi.

FRITURIN. - Garde tes chaussons, ils seront justes. D'ailleurs, ce n'est pas la première fois que tu les portes.

ARTHUR. - Jamais... je ne me permettrais pas.

FRITURIN. - Infâme menteur !... Je sais tout !

ARTHUR, à part. - Eh bien, voilà du propret (haut). Si vous savez tout... pardonnez-nous et mariez-nous...

FRITURIN. - Ah ! tu en conviens... Arthur Graboyos. Eh bien, sache que jamais un flûteur n'entrera dans ma famille ! En attendant, rends-moi mes souliers !

ARTHUR, ôtant les souliers. - Les voilà, vos souliers ! puisque vous reprenez ce que vous donnez !

FRITURIN. - Tu ne les mérites pas ! Se servir des pieds d'un père pour séduire sa fille, c'est le comble de l'ignominie. Je te défends de jamais remettre les savates dans mes souliers pour piétiner ma fille et déshonorer mes giroflées... Non ! Je me trompe. Enfin, tu comprends...

ARTHUR. - Ah ! vous êtes un père irrité, je le vois ; mais c'est votre faute.

FRITURIN. - C'est moi qui ai tort, à présent.

ARTHUR. - Oui ! J'aime Dorothée... elle m'aime, nous nous aimons, nous voulons nous marier et cela sera malgré vous... Nous attendrons votre mort, s'il le faut. Vous n'avez pas la prétention d'être éternel, je pense !

FRITURIN. - Je veux vivre cent-sept ans pour vous faire enrager. Quant à Dorothée, tu ne l'auras jamais. Sors de chez moi !

ARTHUR. - Votre maison est une auberge ; j'ai le droit d'y rester, si cela me plaît.

FRITURIN. - En y faisant de la consommation ; je ne dis pas, mais tu n'as pas le sou.

ARTHUR. - J'ai un oncle en Amérique, je serai riche un jour.

FRITURIN. - Je connais cette blague-là, je ne coupe pas dedans. J'en ai eu trois oncles d'Amérique qui sont tous morts sur la paille.

ARTHUR. - Payez-moi mes gages... Vous me devez quinze jours...

FRITURIN. - Quinze jours de flageolet... Ne me rappelle pas tes turpitudes ou malheur à toi !
(Il brandit les souliers qu'il tient et le menace.)

ARTHUR, fièrement. - Frappez, si vous l'osez ! Mes gages ?

FRITURIN, lui allongeant un coup de pied au derrière. - Voici un acompte ! Ça m'a fait du bien.

ARTHUR. - Pas mal ! Je vous tiens quitte du reste.

FRITURIN. - Passe devant !

ARTHUR. - C'est que... je n'en veux plus !

FRITURIN. - Passe ou je recommence. (Il le frappe.) Tiens !

ARTHUR. - C'est bien ! Je sais ce qu'il me reste à faire...
(Il prend son flageolet et sort en jouant : Partant pour la Syrie.)

 

SCÈNE VIII


FRITURIN. - Qu'est-ce qu'il lui reste à faire ? Me faire assigner pour coups et blessures ? M'envoyer un huissier pour me faire payer ses gages ?... Enlever ma fille, peut-être !... Si je l'appelais pour l'en avertir ?... Non ! Elle y consentirait peut-être... Mon Dieu ! que je suis perplexe ! Si je les mariais ?... Pour en finir ?... Non, jamais ce Graboyos ne me qualifiera de beau-père ! C'est que Dorothée, si tout ça s'ébruite en ville, ne va plus être facile à placer... Et ce monsieur Chandelle qui devait venir me parler de son neveu... Il ne se presse pas, lui ! C'est mon dernier espoir. Après, je ne vois plus que le facteur... un ambitieux avec de très modestes appointements... (Retardant à terre.) Encore une nouvelle piste !... (Il mesure.) Vingt-huit ! pied ordinaire... (Il suit la piste.) Celui-ci se dirige vers l'hôtel... Oh ! Oh ! ils sont deux ! l'un vient, l'autre s'en va, mal chaussé celui-là !.. Ah ! mais, c'est donc tout un régiment !... Alors, je n'ai plus que l'embarras du choix ! Je vais consulter mon notaire.
(Il sort.)



SCÈNE IX


ARTHUR, déguisé en cuisinier, une lettre à la main. - J'ai trouvé un moyen ingénieux de me glisser auprès de ma bien-aimée... J'ai mis une perruque, rasé mes moustaches, pris la veste et le bonnet de cuisine du père Friturin. Il s'agit d'attendre la nuit et d'avertir Dorothée de mes projets. Comment lui faire tenir ma lettre ?... Ma foi ! sur sa fenêtre !... (Il pose la lettre.) On vient ! Où me cacher ? (Voyant la malle de Chandelle.) Ah ! cette malle ! c'est le ciel qui me l'envoie... Elle ne ferme pas !... (Il l'ouvre.) Elle est énorme !... (Il se met dans la malle.)



SCÈNE X


RIDET, ARTHUR, dans la malle.



BIDET. - Monsieur Friturin doit avoir assez réfléchi... (Il va vers la fenêtre de Dorothée et regarde.) Elle est là ! (Voyant la lettre d'Arthur.) Un billet doux... et pas affranchi... Ah ! on floue l'administration des postes ! (Il s'en empare.)

ARTHUR, levant le couvercle et sortant sa tête. - Laissez ça !... cette lettre est de moi !

BIDET, à part. - Un marmiton ! Encore un rival !

ARTHUR. - Laissez donc cette lettre ! Elle est à moi !

BIDET. - Vous ne vous appelez pas mademoiselle Friturin, je suppose... Vous êtes en contravention... (Il appuie sur le couvercle et l'enferme.) Restez là ! je reviendrai après ma tournée vous assigner en faux colportage !... (À part.) J'espère bien qu'il va étouffer là-dedans !
 

SCÈNE XI


FRITURIN, BIDET, ARTHUR, dans la malle


FRITURIN. - Que voulez-vous encore, facteur ?

BIDET. - Je voudrais bien vous demander le résultat de vos réflexions ; mais, en y réfléchissant aussi, je commence à trouver que nous sommes trop nombreux.

FRITURIN. - Que voulez-vous dire ?

BIDET. - Cette lettre d'amour vous en apprendra plus long que tout ce que je soupçonne.

FRITURIN, prenant la lettre. - Donnez !

BIDET. - Elle n'est pas affranchie, c'est trente centimes.

FRITURIN, rendant la lettre. - Je la refuse.

BIDET. - Trop tard ! Vous l'avez prise.

FRITURIN, prenant la lettre. - Je vous les devrai... (À part.) toute ma vie. (Haut.) Bonjour !...

LE FACTEUR. - Au revoir, monsieur Friturin.
(Il sort.)


SCÈNE XII


FRITURIN, lisant, puis DOROTHÉE, ARTHUR, dans la malle.


FRITURIN. - « Puisque ton père me défend... » (À part.) Tiens, ce n'est pas pour moi... (Il lit l'adresse.) Mademoiselle Dorothée Friturin... ma fille ! Quel est le polisson qui se permet de la tutoyer ?... (Il lit.) Signé : ton Arthur !... (À part.) Son Arthur !... Encore lui, toujours lui ! Galopin ! Voyons ! qu'est-ce qu'il dit ? (Il lit, Dorothée entre et écoute.) « Puisque ton père me défend l'entrée de sa gargote !... (À part.) Gargote ! Impertinent !... (Il lit.) …et qu'il faut pour ton bonheur et le mien que nous nous mariions, je te propose un enlèvement. (À part.) C'est le seul moyen ; j'y avais déjà songé... (Il lit.) Je pénétrerai près de toi sous un déguisement fallacieux... (À part.) Fallacieux !... qu'est-ce que ça veut dire ?... C'est un ordre, un costume étranger ? (Il lit.) ...afin d'échapper à la vigilance paternelle. Le cœur ne trompe pas, et toi seule sauras bien me reconnaître la nuit venue ; nous fuirons ensemble. Ton Arthur. »

DOROTHÉE, à part. - Oh ! oui...




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