THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE  COCHER  DE  FIACRE


COMÉDIE  EN  TROIS  ACTES


Darthenay,

1890

domaine public

 

PERSONNAGES :
Monsieur JACQUES, cocher.
Monsieur DE BEAUQUESNE.
FRÉDÉRIC, fils de Jacques.
GEORGES, fils de Jacques.
GÉROMÉ, gendarme.
LE PROPRIÉTAIRE.
MADAME JACQUES.
LA PORTIÈRE;


ACTE  PREMIER

La scène représente un intérieur pauvre.


MADAME  JACQUES. - Comment se fait-il que Jacques ne rentre pas ? Il est déjà sept heures, ordinairement il est toujours ici. Pauvre homme, il se donne tant de mal et il nous est impossible d'arriver. Ah  il faut dire que nous avons des charges, si encore nous avions quelques satisfactions. Sur nos deux enfants, un seul me donne un peu d'espérance, mon petit Georges. Quant à l'autre, hélas, Frédéric, jamais nous n'en ferons rien de bon. Il a toutes les dispositions pour faire un mauvais sujet accompli. Quand on pense que nous devons trois termes au propriétaire, il est probable qu'il va finir par se fâcher. Oh ! ce métier de cocher de fiacre je l'ai en horreur ! Pauvre Jacques, pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé, j'ai toujours peur. (Elle sort.)

FRÉDÉRIC. - C'est ennuyeux que papa n'arrive pas. Mon pauvre papa, comme il doit avoir faim depuis ce matin. En voila un brave homme mon papa, je l'aime bien allez, moi, mon papa. J'aime bien maman aussi, mais elle ne peut pas me souffrir. C'est drôle ça, chaque fois que je dis quelque chose, elle m'esbrouffe, tandis que mon frère Georges, lui, c'est un phénomène. Oh ! quel phénix tout ce qu'il fait est admirable Je n'en suis pas jaloux certainement, mais ça me fait de la peine. Je vais voir en bas si papa arrive. (Il sort.)

GEORGES. - Ce n'est pas une raison parce que papa n'est pas là pour qu'on ne mange pas. J'ai faim moi, alors s'il lui plaît de venir à minuit il faudra donc l'attendre. Oh ! que je m'ennuie ici, c'est moi qui en ai assez d'une maison comme ça.

LA PORTIÈRE, parlant à la cantonade. -Voui, M'sieur le propriétaire, soyez tranquille, je vas leur-zy dire tel que vous me l'avez t'appris. (À peine entrée Georges lui applique un formidable coup de bâton sur la tête ; elle tombe en poussant des cris déchirants. Georges recommence plusieurs fois cette petite scène, et disparaît sans avoir été vu.) Le misérable ! il me fera mourir vingt-cinq ans avant le dernier jour de mon existence.

GEORGES, ne montrant que sa figure et se sauvant. - Oui m'ame Pipelet !

LA PORTIÈRE. - Ma foi j'y renonce, je vas-t-aller dire-z-au proprilliétaire qui peut ben faire cette commission là lui-même en personne, j'ai pas envie d'attraper z-une fièvre moqueuse. (Elle sort en recevant encore un coup de bâton.)

LE PROPRIÉTAIRE, parlant à la cantonade. - Bien ! Bien ! j'y vais ! Ah, c'est comme ça, attendez un peu nous allons voir. (Il reçoit un coup de bâton sur la tête et cherche de tous côtés par où ça peut bien venir.) Il me semble que je viens de recevoir une goutte d'eau. (Nouveau coup de bâton.) Entrez ! Ah ! tiens, je croyais qu'on avait sonné. (Même scène.) Ah ! cette fois, je ne me trompe pas, c'est un des gamins de ces misérables locataires. C'est bon je vais régler leur compte, ça ne va pas être long. (Appelant.) Eh là ! il n'y a donc personne ici ?

MADAME JACQUES. - Ah ! c'est vous, Monsieur le propriétaire, je vous demande pardon, je préparais mon dîner.

LE PROPRIÉTAIRE. - Votre dîner ! Vous trouvez donc le moyen de dîner ?

MADAME JACQUES. - Pas tous les jours, mais ça nous arrive de temps en temps.

LE PROPRIÉTAIRE. - Allons, c'est bon, ce n'est pas pour ça que je suis venu. Je viens vous demander si oui ou non vous allez vous décider à me payer ?

MADAME JACQUES. - Je vais vous dire, Monsieur le propriétaire.

LE PROPRIÉTAIRE. - Je ne veux rien entendre, si ce n'est des espèces sonnantes.

MADAME JACQUES. - Mon pauvre Monsieur.

LE PROPRIÉTAIRE. - Je ne suis pas un pauvre Monsieur.

MADAME JACQUES. - J'en suis heureuse pour vous, Monsieur, croyez-le bien.

LE PROPRIÉTAIRE. - Je ne reçois pas d'acomptes en compliments, mon boulanger ne prend pas cette monnaie-là.

MADAME JACQUES. - Enfin, Monsieur, patientez un peu 

LE PROPRIÉTAIRE. - Non, Madame, c'est impossible, je vous déclare que si demain matin je n'ai pas reçu pleine et entière satisfaction, je vous fais mettre tous vos vieux ustensiles sur le pavé. Il faut en finir une bonne fois !

MADAME JACQUES. - Comme vous voudrez, Monsieur, à la grâce de Dieu. (Elle sort.)

LE PROPRIÉTAIRE. - Il faut toujours se montrer énergique avec ce monde-là.

FRÉDÉRIC, paraissant derrière lui. - Parfaitement ! tenez en voilà de l'énergie. (Il lui donne un coup de bâton et se cache.)

LE PROPRIÉTAIRE. - Allons bon ! Qu'est-ce qui dégringole encore ? (Il regarde en l'air et reçoit un coup de bâton sur la figure). V'lan ! En plein dans l'œil, je saigne du nez. (Il sort.)

JACQUES, il entre avec un petit coffret qu'il dépose sur la tablette. - Ah ! ce n'est pas malheureux, ma pauvre femme doit être inquiète ! Pourvu que mon souper soit prêt, j'ai un appétit à tout dévorer 

MADAME JACQUES. - Eh bien, mon pauvre Jacques, qu'est-ce que tu fais donc ? Pourquoi rentre-tu si tard ?

JACQUES. - Mais ma pauvre Clémence je viens de finir à l'instant seulement. J'ai fait quelques heures en plus, j'ai eu beaucoup de chance aujourd'hui. Avec ce mauvais temps, j'ai travaillé toute la journée.

MADAME JACQUES. - Tant mieux, nous pourrons au moins donner un peu d'argent au propriétaire.

JACQUES. - Certainement ! À propos d'argent, tiens, regarde donc ! (Il ouvre le coffret). As-tu déjà vu tant d'argent que ça d'un seul coup ?

MADAME JACQUES. - Ah qu'est-ce que c'est que ça ?

JACQUES. - Une Fortune immense, ma chère Clémence, il y a là neuf-cents billets de mille euros.

MADAME JACQUES. - Mais à qui est-ce ?

JACQUES. - Je n'en sais rien, c'est-à-dire que c'est à un voyageur que j'ai laissé ce soir place de la Concorde. Je ne le connais pas du tout, mais comme je lui ai donné le numéro de ma voiture il ne tardera certainement pas à venir réclamer ce coffret.

MADAME JACQUES. - Eh bien alors, ça suffit ! Allons, viens manger.

JACQUES. - Je ne demande pas mieux, j'ai un appétit ! (Ils sortent.)

GEORGES, entrant tout doucement. - En voilà, par exemple, une belle occasion. Neuf-cent-mille euros ! Si j'osais ! pourquoi pas ? Ira-t-on jamais se douter que c'est moi qui ai pris ça ? Allons, allons, un peu de courage. Je vais aller enterrer cette fortune dans la cave, et dans quelques années, lorsque personne n'y pensera plus, avec mon trésor je ferai de longs voyages ! Pas d'hésitations, personne ne peut me voir, allons-y vivement. (Il prend le coffret et se sauve.)

FRÉDÉRIC. - Où est-il passé Georges ? Tout à l'heure il était en colère parce que papa n'était pas rentré et maintenant il se sauve. Enfin il ne faut rien dire, maman me donnerait encore tort. (Il sort.)

MONSIEUR DE BEAUQUESNE, parlant à la cantonade. - Merci, madame la Concierge, j'ai trouvé. (Il entre.) Voyons un peu ce que c'est que ce cocher Jacques ? Voilà un intérieur qui respire une triste misère. Quelle imprudence d'aller ainsi oublier ce coffret dans cette voiture ! Il est vrai que c'est une perte insignifiante pour moi, mais enfin ça n'en est pas moins désagréable, pourvu au moins que j'aie affaire à un honnête homme.

MADAME JACQUES. - Que désirez-vous, Monsieur ?

MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Le cocher Jacques, c'est bien ici, n'est-ce pas, Madame ?

MADAME JACQUES. - Oui, Monsieur ! Vous voulez le voir, il vient justement de rentrer.

MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Je voudrais lui dire deux mots, Madame, je lui ai fait faire une course ce soir, et j'ai eu l'imprudence de laisser un coffret dans sa voiture.

MADAME JACQUES. - Je sais, oui Monsieur, il m'en a parlé. Si vous voulez avoir la bonté d'attendre un petit instant je vais vous l'envoyer. (Elle sort.)

MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Ah ! je respire ! Voilà de braves gens, à la bonne heure. Aussi, je vais me faire un véritable plaisir en leur offrant une large récompense.

JACQUES. - Monsieur, je suis bien aise de vous voir pour vous remettre...

MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Mon coffret vous l'avez trouvé ?

JACQUES. - Oui, Monsieur, je vous ai cherché de tous les côtés, et ma foi, vous avez disparu si vivement qu'il m'a été impossible de vous voir, mais je savais que vous aviez mon numéro, et je pensais que vous ne tarderiez pas à venir.

MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - En effet, veuillez me le rendre, je vous prie.

JACQUES. - Tenez, Monsieur, il est là. (Il s'arrête stupéfait devant la place où il l'avait posé. Il cherche par terre, dans toute la pièce.)

MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Qu'est-ce que vous faites donc ?

JACQUES. - Pardon, Monsieur, une minute, je vous prie. (Il sort et rentre plusieurs fois, cherchant toujours.)

MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Eh bien mais que signifie ?

JACQUES. - Je n'y comprends rien, Monsieur, ce coffret je l'avais placé là tout à l'heure.

MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Alors il devrait y être encore, que voulez-vous que je vous dise ?

JACQUES. - C'est évident. (Il continue à chercher.)

MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Ah, pardon ! ceci ne me semble pas clair, et je crois que vous vous repentez d'avoir parlé si vite.

JACQUES. - Oh ! Monsieur, ne croyez pas ça, je suis incapable de commettre une pareille infamie. Prenez des renseignements sur moi, vous saurez ce que je suis.

MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Non, je n'ai pas besoin de ça, je sais ce qui me reste à faire. vous allez entendre parler de moi. (Il sort.)

JACQUES. - Oh ! c'est affreux Mais comment cela peut-il se faire ?

MADAME JACQUES. - Il est parti ce Monsieur ?

JACQUES. - Parti, hélas, sans son coffret, furieux, me menaçant.

MADAME JACQUES. - Comment ça ?

JACQUES. - Impossible de le trouver, pourtant je l'avais placé là 

MADAME JACQUES. - Mais bien sûr. (Ils cherchent tous les deux et dans leur précipitation se cognent plusieurs fois la tête, Jacques va chercher de l'autre côté.) C'est incroyable, en voilà une fatalité !

JACQUES. - Il n'est entré personne ici, n'est-ce pas ?

MADAME JACQUES. - Personne ! absolument. (Jacques sort encore.) Il me vient une idée horrible. Je suis sûre que c'est ce misérable Frédéric qui a volé ce coffret. Il est capable de tout ce monstre. Je veux en avoir le cœur net. (Appelant.) Frédéric venez ici !

FRÉDÉRIC. - M'man !

MADAME JACQUES. - Ah ! ça, dites-moi, c'est vous qui avez pris un petit coffret qui était là tout à l'heure ?

FRÉDÉRIC. - Moi, non m'man, je n'ai rien pris du tout.

MADAME JACQUES. - Regardez-moi donc bien en face !

FRÉDÉRIC. - Voilà m'man, mais je vous assure que je n'ai rien pris du tout.

MADAME JACQUES. - Vous n'êtes pas honteux de mentir comme ça ?

FRÉDÉRIC, pleurant. - Mais maman puisque je vous dis que.

MADAME JACQUES. - C'est bon ne restez pas devant moi, je vous tuerais ! (Il se sauve en sanglotant.) Je suis bien certaine que c'est lui, j'ai bien vu ça tout de suite. À moins que ce soit mon Georges qui l'ait pris sans y attacher d'importance, pour s'amuser, il est si innocent. (Appelant.) Georges !

GEORGES. - Oui, maman !

MADAME JACQUES. - Écoute donc, mon petit chéri, est-ce que tu n'aurais pas pris, pour t'amuser, un petit coffret, qui était là tout à l'heure ?

GEORGES. - Un petit coffret, non m'man ! comment donc que c'est fait ça, un petit coffret ?

MADAME JACQUES. - Une petite boîte où il y avait des papiers dedans ?

GEORGES. - Non, m'man, je n'ai pas vu de petite boîte.


MADAME JACQUES, l'embrassant- Pauvre trésor, va manger, va mon chéri. (Il sort en gambadant.) C'est évident, c'est l'autre, on ne me sortira pas ça de l'idée. (Elle sort.)
 




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