ACTE II
La scène représente une place publique.
FRÉDÉRIC, avec un bâton qu'il pose sur la tablette. - Ainsi quand on pense que mon pauvre papa a été condamné à six ans de réclusion. Un si bon homme, un si brave homme. La crème des honnêtes gens. Vous croyez que ce n'est pas épouvantable, ça ? Ce qui me fait le plus de peine c'est que maman m'accuse d'avoir commis ce vol, comme si j'en étais plus capable que lui. Enfin ! elle m'a chassé, je viens souvent rôder par ici pour tâcher de la voir, et quand je peux avoir le bonheur de l'apercevoir un peu, je pars content. Heureusement que je trouve à m'occuper. Je fais des courses, des commissions, je porte des paquets, je vends des journaux. Avec ça je gagne ma vie, et cela me permet tous les matins de me faufiler jusque chez maman, je lui glisse furtivement vingt euros sous sa porte. Il est probable qu'elle est loin de se douter que, sans moi, il y a longtemps qu'elle serait morte de faim. Tiens, voilà la concierge. Oh ! la mauvaise femme, c'est elle qui excite toujours maman contre moi. (Il se cache.)
LA PORTIÈRE. - C'te pauvre m'ame Jacques ! Elle me désole, j'en parlais-t-encore-z-à madame Chamouillard, la concierge du trente-deux ! Eune pauv' femme qu'à zèvu des malheurs que c'est une malédiction de satan. (Elle reçoit un grand coup de bâton.) Allons bon, v'la des émeutes c'est la révolution qui reprend ! Au secours ! À la garde municipale ! (Elle se sauve.)
LE PROPRIÉTAIRE. - Qu'est-ce qu'elle a donc madame Chaffin à crier comme ça ? (Il reçoit un coup de bâton sur la tête et ne bouge pas.) Je viens de recevoir un pot de fleurs sur la tête. (Il reçoit un nouveau coup et se sauve en criant.) Ma maison s'écroule !
FRÉDÉRIC. - Ils sont partis ces braves gens.
MADAME JACQUES. - Ah ça ! dites donc vous, qu'est-ce que vous faites par ici ? Je vous avais défendu de rôder autour de chez moi.
FRÉDÉRIC. - Je ne rôde pas, maman.
MADAME JACQUES. - Non, vous travaillez sans doute, n'est-ce pas, vous devez faire partie de quelque bande de malfaiteurs probablement ?
FRÉDÉRIC. - Oh ! Maman ! qu'est-ce que je vous ai fait ?
MADAME JACQUES. - Je vous exècre, entendez-vous, enfant dénaturé, ne restez pas devant moi, je ferais un crime ? (Il se sauve.) Le misérable c'est lui qui est cause de tous nos malheurs, quand on pense qu'il a fait mettre son pauvre père en prison. Et moi même, que serais-je devenue avec mon pauvre petit Georges, sans le secours de ce bienfaiteur inconnu qui m'apporte tous les jours vingt euros ? Impossible de savoir qui c'est. J'ai cherché plusieurs fois à m'en rendre compte, jamais je n'y suis arrivée. Une fois seulement j'ai aperçu une ombre qui fuyait si rapidement qu'il m'a été impossible de la suivre. (Elle s'éloigne.)
FRÉDÉRIC. - Quelle réception quel accueil ! Ça me brise le cœur. Tiens voilà mon frère Georges, j'aime mieux m'en aller, je me disputerais avec lui. (Il s'éloigne.)
GEORGES. - C'est moi qui en ai assez d'une existence pareille ! Oh ! que c'est monotone. Il va falloir que je me dispose à profiter un peu de ma fortune. Je ne m'amuse pas du tout avec maman, c'est pourquoi je me propose de la laisser là et de courir un peu l'aventure. Ça lui fera peut-être un peu de peine, mais baste... Elle en prendra son parti.
MADAME JACQUES. - Eh bien, mon Georges, as-tu encore quelques sous pour t'amuser, mon chéri ? Pauvre petit, il n'est pas heureux avec moi, mais il est si bon qu'il prend son mal en patience.
GEORGES. - Mais si, maman, je m'amuse.
MADAME JACQUES. - Pauvre petit, il ne se plaint jamais. Allons, amuse-toi, quand tu auras faim tu viendras à la maison.
GEORGES. - Oui, M'man !
MADAME JACQUES. - Ah ! si je ne l'avais pas celui-là pour me consoler dans ma douleur je serais bien plus malheureuse. (Elle s'éloigne.)
GEORGES. - Oh ! qu'elle est ennuyeuse, maman, toujours à se plaindre ; moi qui aimerais tant rire et m'amuser au contraire, ça ne fait joliment pas mon affaire. (Il se met à danser en chantant.)
FRÉDÉRIC. - Quel mauvais cœur, il chante pendant que notre pauvre père est en prison. Tu n'es pas honteux de faire des bêtises comme ça ?
GEORGES. - Toi, ça ne te regarde pas d'abord, de quoi te mêles-tu ?
FRÉDÉRIC. - Si ça me regarde et tu ne m'empêcheras pas de te dire que tu n'es qu'un hypocrite !
GEORGES, sautant sur lui. - Tiens, voilà pour toi. (Une lutte s'engage, Georges se sauve en poussant des cris déchirants.)
FRÉDÉRIC. - En fait-il un tapage, je ne l'ai pas touché. (Il aperçoit sa mère et se sauve.)
MADAME JACQUES. - Où est-il ce misérable, il a voulu tuer son frère, Caïn ! (Elle se lance à sa poursuite, il revient d'un autre côté.)
FRÉDÉRIC. - Heureusement qu'elle ne m'a pas vu, maman ! Tiens, ce Monsieur, mais oui, c'est bien lui, c'est monsieur de Beauquesne. (Monsieur de Beauquesne va pour passer, Frédéric l'arrête et lui dit.) Bonjour, Monsieur
MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Tu me connais, mon petit bonhomme ?
FRÉDÉRIC. - Hélas, Monsieur, malheureusement
MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Comment ça ?
FRÉDÉRIC. - Et vous, vous ne me reconnaissez pas, sans doute ?
MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Moi, du tout !
FRÉDÉRIC. - Je suis le petit garçon du cocher Jacques, ce pauvre cocher que vous avez fait condamner.
MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Ah ! oui, mon pauvre ami, dame, que veux-tu ? c'est terrible en effet, mais je n'y puis rien.
FRÉDÉRIC. - Mais si. M'sieur, pardon, vous devez y pouvoir quelque chose, car enfin, vous devez bien savoir que papa n'est pas coupable
MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Mon enfant, toutes les preuves étaient contre lui.
FRÉDÉRIC. - Eh bien ce n'est pas juste, car moi on ne m'ôtera jamais de l'idée que papa était l'honnêteté même, un pauvre brave homme qui n'a jamais su ce que c'était que de faire du tort à quelqu'un, au contraire. Lui un voleur, allons donc ! Il doit y avoir sur ma figure le reflet de sa conscience, et vous devez y voir, par la sincérité avec laquelle je m'exprime, qu'il n'y a pas de bandits dans notre famille.
MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - C'est possible mon ami, mais tout ça est bien compliqué.
FRÉDÉRIC. - Pensez donc, Monsieur, dans quelle situation vous nous avez placés. Notre père enlevé, ma pauvre mère dans la misère, et sans moi elle serait morte de faim.
MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Sans toi ?
FRÉDÉRIC. - Oui, sans moi, j'ai eu tort de lâcher cette parole Je n'aime pas à me vanter de ce que je fais pour elle. Mais enfin à vous, je puis le confesser pour vous attendrir peut-être. Par un travail acharné je gagne bien mon existence, et je trouve encore le moyen d'aller glisser tous les jours vingt euros sous la porte de maman pour qu'elle puisse manger, ainsi que mon petit frère.
MONSIEUR DE BEAUQUESN.E. - Comment ? tu fais ça, pauvre enfant ?
FRÉDÉRIC. - Oui, M'sieur, et puis encore autre chose, je fais des économies pour vous rembourser vos neuf-cent-mille euros, j'ai déjà amassé deux-cents euros cinquante.
MONSIEUR DE BEAUQUESNE, riant. - Mon ami, tu n'arriveras jamais au bout.
FRÉDÉRIC. - J'espère bien que si M'sieur, c'est pour papa ce que je fais là, aussi je vous assure que ce n'est pas le courage qui me manque.
MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Cher petit, tu mérites un meilleur sort, toi. Tu vas voir ta mère tout à l'heure ?
FRÉDÉRIC. - Ma mère ! C'est vrai, Monsieur, je ne vous ai pas fait connaître le plus terrible de la chose : ma mère qui, du reste, n'a jamais pu me supporter, est convaincue que c'est moi qui vous ai volé votre argent et elle m'a chassé.
MONSIEUR DE BEAUQUESNE. - Voyons, mon ami, je commence à croire que ton pauvre père n'est pas coupable, en effet. J'ai de hautes relations. En m'occupant sérieusement de cette affaire, nous pourrons peut-être parvenir à découvrir la vérité. Il faut que je voie ta mère pour qu'elle me donne certains renseignements dont j'aurai le plus grand besoin. Il est trois heures, je te donne rendez-vous chez elle dans une demi-heure et j'espère pouvoir récompenser tes généreux efforts en faisant rendre l'honneur et la liberté à ce pauvre père.
FRÉDÉRIC. - Oh ! oui n'est-ce pas, M'sieur vous serez bien bon allez, M'sieur ! (Il lui embrasse les mains. Monsieur de Beauquesne s'éloigne.) Merci, M'sieur ! Merci bien, M'sieur Il n'a pas l'air méchant ce pauvre Monsieur. Après tout, ce n'est pas de sa faute, c'est vrai, comme il dit toutes les preuves sont contre papa. Allons voyons, il faut s'occuper de ça sérieusement. Je vais aller trouver maman et lui raconter ce qui vient de se passer. Tiens ! la voilà qui vient justement.
MADAME JACQUES. - Ah, ça vous voilà encore ici .
FRÉDÉRIC. - Maman, j'ai quelque chose à vous dire.
MADAME JACQUES. - À me dire à moi ! Ah ! si vous croyez que je vais vous écouter.
FRÉDÉRIC. - Cependant c'est très sérieux, je désire, et il faut que vous m'écoutiez.
MADAME JACQUES. - Voyez-vous ça, il faut ! À qui donc croyez-vous parler ?
FRÉDÉRIC. - À vous, de mon pauvre papa.
MADAME JACQUES. - Laissez donc votre malheureux père tranquille.
FRÉDÉRIC. - Au contraire, parlons-en, car il s'agit de le faire mettre en liberté.
MADAME JACQUES. - Grâce à votre intermédiaire ?
FRÉDÉRIC. - Peut-être, et avec la protection de Monsieur de Beauquesne, qui, ayant besoin de quelques renseignements nécessaires, viendra vous les demander dans quelques minutes.
MADAME JACQUES. - Où ça ?
FRÉDÉRIC. - Chez vous !
MADAME JACQUES. - Oui ! Ah bien qu'il se présente ce Monsieur, ce misérable, votre complice. Vous pouvez lui dire de ma part que je lui défends expressément de venir chez moi, et si malgré ma défense, il a l'aplomb d'y pénétrer par la porte, je me charge de le faire sortir par la fenêtre.