SCÈNE VI
COLOMBINE, seule.
« Sois femme, sois rusée ! » Que veut-elle dire ? Oh, mon cher Pierrot, si tu pouvais m‘entendre, si tu pouvais parler, tu me conseillerais ! Moi, je ne trouve rien. J‘ai supplié Polichinelle vainement, cet être a le cœur dur ! Si je le menaçais ? mais son talisman le sauvegarde, il peut aussi l‘employer contre moi et alors, comme Pierrot, il me changerait en statue : et nous serions condamnés tous deux à être immobilisés l'un en face de l‘autre, sans pouvoir jamais nous rapprocher. Ah ! si je pouvais m‘emparer de ce talisman ! C‘est ce que m‘a conseillé la Fée, mais j‘ignore où il est, comment faire ? Toutes ces idées se heurtent dans ma tête et se confondent. Il faut cependant que je trouve ! « Sois femme, sois rusée ! » Cela-signi?e quelque chose ! Mais quoi ? Voyons ! « Sois femme ! » Une femme est coquette et rusée aussi ! Mais moi, je ne suis ni l'une ni l‘autre. Cependant si je voulais, je pourrais l‘être comme les autres, mais à quoi cela me servira-t-il ? Cherchons ! Ah ! j‘ai repoussé Polichinelle, c‘était sans doute maladroit, c‘est le contraire qu‘il fallait faire ! Oui, il faut l'amadouer, il faut lui faire croire que je n‘aime plus Pierrot et que c‘est lui… Oh ! je n‘oserai jamais ! puis il aura toujours son baton enchanté et il ne s‘en séparera pas. Pourtant puisque c‘est un dernier moyen, il faut l‘employer. Voici Polichinelle qui revient, allons ! du courage.
SCÈNE VII
COLOMBINE, POLICHINELLE
POLICHINELLE. - Eh bien, Colombine, as-tu réfléchi ?
COLOMBINE. - Un peu, Monsieur Polichinelle.
POLICHINELLE. - À la bonne heure ! Tu deviens plus raisonnable ! J’espère que nous allons nous entendre !
COLOMBINE. - Je ne demande pas mieux !
POLICHINELLE. - Voyons, ma petite Colombine. Est-ce que tu ne me trouves pas beau ?
COLOMBINE. - Oh ! si ! Trop beau pour moi.
POLICHINELLE. - Non, pas trop beau ! Nous sommes beaux tous les deux ! Je crois bien que ce sont mes bosses qui t‘ont effrayée ?
COLOMBINE. - C‘est vrai ! mais en réfléchissant…
POLICHINELLE. - Tu t‘es dit que tout le monde n'en avait pas, et c‘est quelque chose que de ne pas ressembler à tout le monde ! Puis tous les bossus ont de l'esprit et c‘est un mérite que n'a pas ton Pierrot qui est bête comme un pot !
COLOMBINE. - Oh !
POLICHINELLE. - Tu n‘as pas, peut-être, fait attention à cela ! Mais songe que la vie est impossible avec un homme bête. Tu t'ennuierais à mourir.
COLOMBINE. - C‘est bien possible.
POLICHINELLE. - Et toi ! qui es si intelligente ! Tu n‘aurais pas passé deux jours avec lui que tu le détesterais déjà.
COLOMBINE, à part. - Mon Dieu faut-il entendre cela !
POLICHINELLE. - Je te dis tout cela pour te montrer la sottise que tu allais faire.
COLOMBINE. - J‘entends bien !
POLICHINELLE. - Avec moi, au contraire, tu n‘auras pas cet ennui ; je suis toujours gai, j‘aime à rire, à dire des bêtises, à amuser ! Je ne déteste pas une petite griserie de temps en temps, à nous deux ! Nous ferons de bons repas et je te procurerai tous les plaisirs que tu voudras. Je te donnerai de belles robes, et même des bijoux, les femmes aiment cela, et quand il y aura une occasion de danser, je ne t‘en priverai pas !
COLOMBINE. - Tout cela est bien tentant.
POLICHINELLE. - Tu me diras que Pierrot aussi t‘a fait de belles promesses, mais il n‘aurait jamais pu les tenir ! il n‘a pas le sou et est paresseux, avec ces défauts-là on n‘arrive jamais à rien. Moi, au contraire, je suis vigoureux, actif, intelligent, rien ne m‘embarrasse, je suis persévérant et j‘arrive à tout ce que je veux.
COLOMBINE. - Je le vois bien !
POLICHINELLE. - Puis j‘ai un petit magot, assez rondelet, et qui s‘augmentera encore, car maintenant nous serons deux.
COLOMBINE. - Nous serons deux ! Ce n‘est pas encore fait.
POLICHINELLE. - Tu viens-de me dire que tu étais décidée.
COLOMBINE. - Je n‘ai rien dit de cela.
POLICHINELLE. - Si, puisque tu as dit que je valais mieux que Pierrot.
COLOMBINE. - Ce n‘est pas une raison. D‘abord avant de prendre une décision, il faut que j‘arrive à oublier Pierrot.
POLICHINELLE. - Mais je suis là pour te le faire oublier.
COLOMBINE. - Sans doute, mais ce n‘est pas encore fait.
POLICHINELLE. - Tu as peur qu‘en te décidant tout de suite pour moi, il me vienne dans l‘idée que tu es capricieuse.
COLOMBINE. - Avouez que vous pourriez bien le penser.
POLICHINELLE. - Non ! Pierrot ne me gène pas ! Tu l‘as choisi parce que tu ne m‘avais pas bien regardé, mais maintenant tu ne peux plus le regretter.
COLOMBINE. - Comme vous êtes pressant !
POLICHINELLE. - C‘est bien naturel, Colombine, tu es une charmante ?lle que je ne voudrais pas perdre et si tu continuais à me repousser je deviendrais très méchant.
COLOMBINE. - Très méchant ? Oh ! vous ne le pourriez pas !
POLICHINELLE. - Elle est charmante ! (Haut) Non ! tu dis vrai, mais je serais très malheureux.
COLOMBINE. - Est-ce bien vrai ? Ah !
POLICHINELLE. - Ah ! peux-tu en douter ? Sais-tu que je serais capable d‘en mourir.
COLOMBINE. - À ce point ?
POLICHINELLE. - Oui, je suis pour les grandes passions, moi ! Voyons, Colombine, maintenant que tu ne me vois plus d‘un si mauvais œil, donne-moi une bonne réponse : veux-tu de moi pour époux ?
COLOMBINE. - Je voudrais bien, mais…
POLICHINELLE. - Mais quoi ?
COLOMBINE. - Faut-il parler franchement ?
POLICHINELLE. - Parle, Colombine, parle !
COLOMBINE. - Eh bien, vous me faites peur !
POLICHINELLE. - Peur ? Moi ! Qui suis doux comme un agneau ! Qui demande à être ton esclave ? Comment puis-je t‘effrayer ?
COLOMBINE. - D'abord vous avec changé Pierrot en statue.
POLICHINELLE. - Il fallait bien l'empêcher de te faire la cour...
COLOMBINE. - Oui, mais quel moyen avez-vous employé pour cela ?
POLICHINELLE. - Un moyen bien simple.
COLOMBINE. - Bien ! Mais encore quel est-il ?
POLICHINELLE, à part. - Elle m‘embarrasse ! Je ne puis pas lui dévoiler mes relations avec Maugis.
COLOMBINE. - Allons ! voyons ! Répondez.
POLICHINELLE. - Eh bien, je te l‘ai dit : J‘ai une grande force de volonté. J‘ai voulu l‘empêcher de me nuire et, tu le vois, j‘ai réussi.
COLOMBINE. - C‘est précisément cela qui me fait peur. Un jour, de mauvaise humeur vous pourriez employer le même moyen contre moi.
POLICHINELLE. - Tu n‘ as pas à redouter cela de moi.
COLOMBINE. - On ne sait pas ! Et puis il y a une autre chose.
POLICHINELLE. - Quoi donc ?
COLOMBINE. - Vous avez toujours à la main un gros bâton, et comme vous êtes très vif, je pourrais bien un jour faire connaissance avec lui.
POLICHINELLE. - Oh ! Par exemple ! Tu me crois capable de battre une femme ?
COLOMBINE. - Je n‘en sais rien, mais pourquoi ce bâton si vous ne vous en servez pas ?
POLICHINELLE. - Je le prends par habitude, il me sert de contenance.
COLOMBINE. - Puisque vous êtes garçon je le comprends à la rigueur, mais si vous étiez marié il vous aurait inutile, car vous auriez le bras de votre femme.
POLICHINELLE. - Eh bien si ce bâton te gêne, je le laisserai dans un coin et ne le prendrai plus.
COLOMBINE. - Vous dites cela maintenant, mais si nous étions mariés vous iriez bien vite le chercher.
POLICHINELLE. - Je t‘assure que non, Colombine.
COLOMBINE. - Tout cela ce sont des paroles, j ‘aime mieux les faits. Donnez-moi votre bâton.
POLICHINELLE. - Et qu‘en veux-tu faire ?
COLOMBINE. - Je veux le briser, pour qu‘il ne vous serve plus.
POLICHINELLE, à part. - Elle ne se doute pas que c‘est un talisman !
COLOMBINE. - C‘est la première chose que je vous demande, vous ne pouvez pas me refuser.
POLICHINELLE. - C‘est que... mon bâton, c‘est un vieil ami, qui m‘a beaucoup servi et ne m‘a jamais quitté. Ce serait un sacrifice...
COLOMBINE. - Vous n‘en feriez pas pour moi, je le vois.
POLICHINELLE. - Je ne dis pas cela, mais c‘est un caprice...
COLOMBINE. - Je suis capricieuse !
POLICHINELLE. - Si encore j‘étais sûr que tu cesses de m‘être cruelle.
COLOMBINE. - Puisque je vous demande un sacri?ce, comme vous dites, c‘est que je suis toute prête à le récompenser.
POLICHINELLE. - Il serait vrai ? Tu consentirais à m‘épouser !
COLOMBINE. - Tout au moins, à vous donner des espérances.
POLICHINELLE. - Ce n‘est pas assez !
COLOMBINE. - Écoutez, je ne veux pas vous prendre à la gorge. Tout à l‘heure, vous m‘avez donné le temps de réfléchir, j‘en fais autant. Allez me chercher ce bâton, et pour vous décider, je vous dis ceci : Donnant, donnant ! Donnez-moi le bâton, et en échange, eh bien... je vous donnerai ma main !
POLICHINELLE. - Alors, je n‘hésite plus ! Je vais le chercher ! (À part) Je n‘en avais besoin que contre Pierrot, maintenant il m‘est inutile ! (Il sort.)
SCÈNE VIII
COLOMBINE.
Est-ce que réellement il me donnerait son bâton ? Cela m‘étonnerait fort ! Il va sans doute inventer quelque ruse ! Et quand je pense que j‘ai été si coquette avec lui et cela devant mon pauvre Pierrot qui regardait sans voir, et ouvrait l‘oreille sans entendre (allant à Pierrot). Je te demande pardon, mon petit Pierrot, ne prends pas au sérieux tout ce que je viens de dire, c‘est pour apaiser Polichinelle et arriver à te délivrer.
SCÈNE IX
COLOMBINE, LA FÉE, PIERROT délivré
LA FÉE. - Eh bien, Colombine, as-tu vu Polichinelle ?
COLOMBINE. - Oui, bonne fée, je l‘ai vu, je lui ai parlé, je l‘ai apaisé.
LA FÉE. - Bien, mais comment as-tu fait ?
COLOMBINE. - Vous m‘aviez dit : Sois femme ! Et j‘ai été femme, c‘est-à-dire coquette ; vous m‘aviez dit aussi : Sois rusée ! Et je lui ai dit de me sacrifier son bâton qui me faisait peur.
LA FÉE. - Et il a consenti ?
COLOMBINE. - Oui, mais j‘ai grand peur qu‘il ne tienne pas sa promesse.
LA FÉE. - En effet, il ne pourra pas la tenir.
COLOMBINE. - O mon Dieu ! Pourquoi donc ?
LA FÉE. - Tu vas le savoir. Quand je t‘ai quittée, je suis allée trouver Maugis, le sorcier, pour lui demander d‘enlever son pouvoir au bâton de Polichinelle. Maugis était bien vieux, il avait au moins cent ans et ne sortait plus de chez lui. Je l‘ai trouvé assis dans son grand fauteuil. Il avait les yeux ouverts, mais ils étaient décolorés, car Maugis venait de mourir !
COLOMBINE. - Grand Dieu !
LA FÉE. - Mais rassure-toi. Les sorciers sont les ennemis des Fées, eux, emploient toute leur puissance à faire le mal, nous, au contraire, nous nous appliquons à faire le bien. Maugis disparu, me laisse bien plus libre d‘agir et mon pouvoir de fée en est devenu plus grand. Tout d‘abord, en le quittant, je me suis rendue chez Polichinelle, qui, en ce moment-là, était avec toi, et je me suis emparé de son bâton qu‘il avait caché dans la paillasse de son lit, et je l‘ai brûlé. Il ne renaîtra pas de ses cendres, va !
COLOMBINE. - Oui, mais puisque c‘est ce talisman qui a pétri?é Pierrot, il ne pourra plus le délivrer puisqu‘il est détruit.
LA FÉE. - Tu oublies que moi aussi je suis puissante ! Un mot de moi, et Pierrot sera dans tes bras.
COLOMBINE. - Dites-le donc, bien vite, bonne fée !
LA FÉE. - C‘est juste ! je comprends ton impatience. (Allant à Pierrot) Pierrot ! réponds à l‘appel de Colombine.
COLOMBINE. - Viens à moi, mon cher Pierrot !
PIERROT, cessant d‘être immobile puis allant à Colombine. - Qui m‘appelle ? Où suis-je ? Que s‘est-il passé ? Il me semble que je m‘éveille. Ah ! Colombine ! Te voilà ? Où étais-tu ? Réponds ! Parle ! Il y a un siècle que je ne t‘ai vue et, pendant ce temps-là, il me semble que je n‘ai pas existé.
COLOMBINE. - Pierrot ! bien cher Pierrot ! Tu m‘es rendu !
PIERROT. - Je suis encore tout troublé. Il me semble que je me suis évanoui au milieu d‘une fête ; on chantait, on dansait, je ne vois plus personne que toi, qu‘est-il arrivé ?
LA FÉE. - Rassure-toi Pierrot, il n‘est rien arrivé de fâcheux. Tu allais épouser Colombier et tous tes invités étaient là.
PIERROT. - Qui les a éloignés ?
LA FÉE. - Que t‘importe. Ils vont revenir tout à l‘heure pour t‘accompagner chez le bailli du village qui t‘unira à Colombine.