THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

RAMOLLOT. - Comment ça, tu ne sais pas ? Tu as donné ta fille en mariage à un lieutenant, sans prendre plus, de renseignements ? (Il cherche encore dans sa mémoire.) Lenglumé !!! Lenglumé !!! c'est pas un nommé Montempoivre, plutôt ?


DUPITON. - Mais non, mais non, c'est bien Lenglumé, Ernest Lenglumé !


RAMOLLOT. - C'est curieux ! (Cherchant toujours.) J'ai pourtant lu le Moniteur de l'armée ; l'Annuaire militaire, je le sais par cœur, pas question dans tout ça du lieutenant Lenglumé ! Où est-il, le lieutenant Lenglumé ?


DUPITON. - Mais il est par là !


RAMOLLOT. - Je ne serais pas fâché de le voir, le lieutenant Lenglumé ! (Cherchant encore.) Lenglumé !!!... Allons donc le voir, le lieutenant Lenglumé. (Ils sortent ensemble. Dupiton revient presque aussitôt.)


DUPITON, appelant. - Lenglumé ! Ah çà ! Où est-il passé, mon gendre ? Je suis vraiment désolé, et je ne m'explique pas ce malentendu. Ce pauvre Ramollot est furieux, et vraiment il y a de quoi. Enfin, j'espère qu'en voyant la charmante figure, de mon gendre il pardonnera. Ah ! le voilà ! Dites donc, Lenglumé, écoutez donc !


LENGLUMÉ, arrivant. - Qu'est-ce qu'il y a, cher beau-père ?


DUPITON. - Eh ! mon ami, quelle affaire ! En voilà de l'imprévu ! Je suis désolé, anéanti !


LENGLUMÉ, à part. - Est-ce que tout serait découvert ? Oh ! Je suis perdu. ! (Haut.) Quoi donc, cher beau-père ?


DUPITON. - Le colonel, mon ami, mais il n'est pas en permission du tout !


LENGLUMÉ. - Ah bah ! (À part.) C'est bien ça. Je suis dénoncé, tenons-nous bien !


DUPITON. - Qui donc vous a dit qu'il était en permission pour un mois ?


LENGLUMÉ. - Ah ! c'est... c'est... attendez donc !... Ah ! oui, c'est le cantonnier qui balayait la cour de la caserne.


DUPITON. - Comment, mon ami, pour obtenir un renseignement. si important, vous un officier, vous vous adressez à un cantonnier ? Il fallait demander à l'adjudant de semaine !


LENGLUMÉ. - Il était allé chercher un timbre-poste pour écrire à son coiffeur.


DUPITON. - Vous savez que Ramollot est furieux. Enfin, je vais vous présenter, venez avec moi.


LENGLUMÉ. - Pas maintenant, cher beau-père.


DUPITON. - Si, si, venez vite, au contraire, il nous attend. (Il le prend par le bras ; Lenglumé lutte tant qu'il peut pour ne pas y aller.)


LENGLUMÉ. - Une minute, cher beau-père, je vais y aller tout de suite, j'ai oublié quelque chose.


DUPITON. - Ne soyez pas longtemps, n'est-ce-pas ? je vais le faire patienter.


LENGLUMÉ. - C'est ça, j'y vais tout de suite. (Dupiton sort.) Ouf ! il ne manquait plus que ça, par exemple ! Le colonel ici, et un vrai colonel, celui-là ! Si par malheur il me voyait ainsi, il verrait bien que je ne suis qu'un lieutenant de contrebande. Ça en ferait, des histoires ! Il est vrai que le mariage est fait et bien fait ; rien ne peut le détruire, mais une trop grande émotion pourrait abréger l'existence de monsieur Dupiton, et je me reprocherais ça toute ma vie. Le plus simple, c'est de retirer vivement cette tenue d'emprunt et de reprendre mes vêtements ordinaires, pour paraître devant le colonel. Dépêchons-nous.


RAMOLLOT, survenant- Ah ! le voilà sans doute, le lieutenant Lenglumé !


LENGLUMÉ, à part. - Trop tard, je suis pincé ! (Haut.) Colonel !


RAMOLLOT. - Ah çà ! dites-moi, lieutenant, de quel régiment êtes-vous donc ? 


LENGLUMÉ. - Mon colonel, je suis du trois-cent-quarante-neuvième de ligne !


RAMOLLOT. - Comment ça, le trois-cent-quarante-neuvième de ligne ? Qu'est-ce que c'est que ça, le trois-cent-quarante-neuvième ? Il n'y a jamais eu de trois-cent-quarante-neuvième. Est-ce que vous vous fichez de moi, par hasard ? Je ne le permettrai pas, vous savez, je vous mettrai dedans, moi, et ça ne serait pas long, encore !


LENGLUMÉ. - Je vais vous dire, mon colonel.


RAMOLLOT. - Tâchez de me donner des explications claires et précises, sans ça vous aurez de mes nouvelles, vous entendez ?


LENGLUMÉ. - Écoutez, colonel, je sais que vous êtes un brave homme.


RAMOLLOT. - Parbleu, je le sais bien aussi, vous n'êtes pas le premier qui me le dites, je finirai par le savoir. Allons, après ?


LENGLUMÉ. - Vous connaissez cette singulière marotte de monsieur Dupiton ?


RAMOLLOT. - P'faitement, après ?


LENGLUMÉ. - Cette idée singulière de ne vouloir donner sa fille en mariage qu'à un militaire, ou à un ancien militaire.


RAMOLLOT. - Oui, c't idiot ; enfin, après ?


LENGLUMÉ. - Eh bien ! colonel, j'aimais passionnément mademoiselle Dupiton, et, je puis vous l'avouer, j'étais payé de retour.


RAMOLLOT. - Allez toujours !


LENGLUMÉ. - Or, n'étant pas militaire et ne l'ayant jamais été, monsieur Dupiton me repoussait toujours impitoyablement. Pour vaincre sa résistance, j'ai usé d'un petit moyen bien innocent.


RAMOLLOT. - Lequel ?


LENGLUMÉ. - J'ai emprunté cette tenue de lieutenant à un de mes amis, et monsieur Dupiton, me prenant pour un officier de l'armée territoriale, s'est déclaré heureux et satisfait, et m'a donné immédiatement sa fille en mariage.


RAMOLLOT pousse un éclat de rire interminable, accompagné de quintes de toux. - Ah ! elle est bien bonne !... (Il s'interrompt pour rire encore plus fort.) Alors Dupiton !... (Nouveaux rires.)


LENGLUMÉ, à part. - Il rit, je suis sauvé.


RAMOLLOT, même rire. - Ah ! mon pauvre ami ! (Rires.)


LENGLUMÉ. - J'espère, colonel, que vous serez indulgent pour moi.


RAMOLLOT, riant toujours. - Mais certainement, mon ami ! Oh ! écoutez, vous le méritez bien, c'est trop drôle, ce que vous avez fait là ! Mais dites-moi ! (Il s'interrompt à chaque instant pour un nouvel éclat.) qui donc a dit que j'avais une permission d'un mois ?


LENGLUMÉ. - Ah, ça, colonel, je vais vous l'expliquer. J'avais tellement peur que vous trahissiez mon secret en venant à la noce, c'est pourquoi je vous ai accordé un mois de congé.


RAMOLLOT. - Comment, c'est vous qui... ! (Nouvelle explosion très prolongée.) Eh bien ! mais, et maintenant, que comptez-vous faire ? Vous n'allez pas rester lieutenant, je suppose ? (Rires.)


LENGLUMÉ. - Ah ! maintenant, colonel, je ne suis plus inquiet, tout va bien. Monsieur Dupiton n'a jamais exigé que son gendre soit toujours militaire ; pourvu qu'il ait le titre d'ancien militaire, ça lui suffit. Comme moi-même j'en ai ma suffisance, je vais envoyer ma démission au ministre de la guerre.


RAMOLLOT. - Nouvel éclat de rire inextinguible. - Ah ! il va envoyer sa démission au ministre de la guerre... (Continuation du rire.) Allons, soyez tranquille, mon ami ; vous pouvez vous vanter de m'avoir fait passer un bon moment ! Je suis sûr que quarante-huit ans après ma mort j'en rirai encore. (Il le prend par le bras, et ils sortent.)


DUPITON, entrant- Ah ! les misérables, les monstres ! J'ai tout entendu ! Ainsi je me suis laissé moquer de moi à ce point ! Oh ! c'est trop fort ! Le rêve de ma vie est anéanti. J'ai donné ma fille en mariage à un simple bourgeois comme moi. (Il se cogne la tête sur la tablette.) Il n'y a pas là de cas pouvant entraîner le divorce ! Comme je vais servir de risée à tout le monde !


RAMOLLOT, revenant. - Eh bien ! Dupiton, voyons. (Il réprime un éclat de rire.)


DUPITON. - Oui, c'est ça, tu peux rire, mon ami, à ton aise.


RAMOLLOT. - Non, mon ami, je n'ai pas envie de rire. (Il pousse un formidable éclat.)


DUPITON. - Pardon, Ramollot, je te prie de ne pas te moquer de moi !


RAMOLLOT. - Mais, mon cher Dupiton... (Un nouvel éclat lui coupe la parole.)


DUPITON. - C'est bien, mon ami, tu peux continuer, je sais ce qui m'attend.


RAMOLLOT, reprenant son sang-froid. - Allons donc ! Tu m'ennuies, à la fin, avec tes balivernes ! A-t-on jamais vu des idées pareilles : répéter toujours, partout et sans cesse, cette phrase stupide, que tu voulais donner ta fille en mariage à un militaire ! Qu'est-ce que ça prouve, ça ?


DUPITON. - Enfin, c'était mon idée, pourquoi la combattre ?


RAMOLLOT. - Parce qu'elle est inepte.


DUPITON. - Enfin, elle ne coûtait rien à personne.


RAMOLLOT. - Tu as marié ta fille avec un brave garçon, honnête et très riche ; ne te plains donc pas et ne fais pas une figure semblable. Je vais chercher ton gendre, et je vais vous réconcilier.


DUPITON. - Jamais ! je ne veux plus entendre parler de lui. Ma fille suivra son époux si bon lui semble ; moi, je m'enfermerai ici, pour n'en plus sortir, et je leur défendrai, sous aucun prétexte, de venir troubler mon repos.


RAMOLLOT. - Décidément, tu ne veux pas ?


DUPITON. - Non ! non ! Non !


RAMOLLOT. - Cependant... (Un dernier éclat de rire lui coupe la parole, et il se sauve.)


DUPITON. - Voilà ce qui m'attend. Jusqu'à la fin de mes jours, je servirai de distraction à ma famille et à mes amis.


LENGLUMÉ, entrant, habillé en bourgeois autant que possible. - Mon cher beau-père !


DUPITON. - Ah ! pardon,, monsieur, je ne vous conseille pas de vous présenter devant moi ! Éloignez-vous, ou je fais un malheur ! (Il veut s'éloigner ; Lenglumé le retient.)


LENGLUMÉ. - Voyons, monsieur Dupiton, un mot, un simple mot.


DUPITON. - Rien, monsieur, rien ; je ne veux rien entendre. Ah ! vous vous êtes bien moqué de moi, n'est-ce pas ? Vous devez être bien satisfait ? Quand on pense que vous avez eu l'audace de vous faire passer à mes yeux pour un lieutenant de l'armée, et que j'ai eu la naïveté de vous croire ! Oh ! c'est infâme !


LENGLUMÉ. - C'est vrai, cher beau-père, je vous ai trompé, soit ; je ne suis pas lieutenant, mais je suis mieux que cela.


DUPITON. - Mieux que cela ? Qu'êtes-vous donc, monsieur ?


LENGLUMÉ. - Je suis capitaine !


DUPITON. - Capitaine ? Ah çà ! vous perdez la tête ? ou c'est moi, peut-être !


LENGLUMÉ. - Dans mon pays, à Térététigy-les-Asperges-montées, je viens de créer une compagnie de sapeurs-pompiers ; nous sommes déjà trois, et je suis nommé capitaine.


DUPITON, reprenant son air aimable. - Capitaine ! Oh ! mon cher ami, pardon d'avoir douté de vous. Embrassez-moi, mon fils, et allons nous mettre à table. (La toile tombe.)



FIN.




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