THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

DUPITON. - Justement, c'est pour ça ! (Il sort tout doucement, laissant sa femme seule ; elle continue à lui parler, ne s'apercevant pas de son départ.)


MADAME DUPITON. - Car enfin, mon ami, il ne faut pas penser qu'à soi, et je t'assure que... (Elle se retourne, et voit quelle parle dans le vide. Elle sort, appelant :) Oscar ! Oscar ! (Ils traversent plusieurs fois la scène, elle courant après lui.)


DUPITON, seul. - Jusqu'à ma femme qui s'en mêle, à présent ! Il n'y a plus de raison pour que ça finisse. (Appelant :) Baptiste, donnez-moi mon chapeau ! Je vais, aller faire un tour sur les boulevards. L'air pur calmera peut-être un-peu ma pauvre tête. (Appelant :) Baptiste ! voyons, Baptiste ! Voyez s'il viendra, ce monstre ! (Il sort.)


MÉLANIE. - (Elle entre en poussant des sanglots déchirants.)


DUPITON, accourant. - Qu'est-ce que tu as, ma chérie, mon petit trésor ? Dis ça à papa ! Voyons, Mélanie, ne pleure pas comme ça !


MÉLANIE. - Il y a, papa, que je suis désolée.


DUPITON. - Pourquoi, ma chérie ?


MÉLANIE. - Parce que maman vient de me dire que tu refusais absolument de me laisser épouser monsieur Lenglumé !


DUPITON. - Mademoiselle, je vous ai priée, et je vous défends encore de prononcer le nom de monsieur Lenglumé devant moi ; il ne peut être et ne sera pas votre mari !


MÉLANIE, pleurant en parlant. - C'est bien, papa, je ne l'épouserai pas, soit, mais je vous jure que je n'en épouserai pas d'autre. Puisque vous m'y forcez, je renoncerai au monde ; je le fuirai, ce monde, pour enfouir mon existence dans une retraite obscure : je finirai mes jours dans un café-concert !


DUPITON. - Qu'est-ce que vous dites, mademoiselle ? (Il se précipite sur elle ; elle se sauve.) Donnez donc de l'éducation à vos enfants ! Élevez-les donc dans les bons principes ! Ils en arrivent à vous dire un jour qu'ils finiront leur existence dans un café-concert ! Si encore c'était à Bataclan !... (Se reprenant.) Allons, bon, je ne sais plus ce que je dis ! (On entend sonner.) Quoi ! encore une visite ? Si c'est quelqu'un qui vient demander ma fille en mariage, il va être bien reçu ! (Il va ouvrir. On lui entend-dire :) Ah ! permettez ! veuillez sortir ! Je vous dis que vous n'entrerez pas, c'est inutile d'insister ! (Il entre, ainsi que Lenglumé, se bousculant tous les deux.)


LENGLUMÉ. - Un mot, je vous en prie, monsieur Dupiton, un simple mot !...


DUPITON. - Je ne veux rien entendre, monsieur Lenglumé, je vous ai répété plusieurs fois ce que j'avais à vous dire. Vous n'avez jamais été militaire, vous ne serez jamais mon gendre.


LENGLUMÉ. - Mais laissez-moi donc parler !


DUPITON. - À quoi bon ?


LENGLUMÉ. - Il faut que vous m'entendiez, et vous m'entendrez ; ensuite, je vous en réponds, il faudra bien que vous me donniez votre fille.


DUPITON. - Jamais, monsieur ; j'aimerais mieux mourir d'une indigestion !


LENGLUMÉ. - Je tiens à vous prouver, monsieur Dupiton, combien il m'est cher d'entrer dans votre famille, et, pour m'en rendre digne, je viens vous exposer la tâche que j'ai accomplie pour vous être agréable. Depuis deux mois, j'ai passé mes nuits et mes journées entières sur un travail obstiné, et aujourd'hui enfin, je viens d'obtenir l'heureux résultat que j'espérais, pour mériter enfin la main de mademoiselle Dupiton. Je viens de passer mon dernier examen, et je suis nommé lieutenant dans l'armée territoriale.


DUPITON. - (Il tombe comme foudroyé, puis se relève lentement.) Lieutenant dans l'armée ! Sérieusement, vous avez fait ça, vous, mon ami ? Oh, quelle valeur ! quel courage ! quelle intelligence ! Oh ! cher enfant ! (Il lui saute au cou.) Permettez-moi de vous appeler mon fils ! Enfin, le voilà, le gendre que j'ai rêvé ! On ne rira plus de ma marotte. Permettez-moi encore de vous appeler mon fils ! Mon ami, pour récompenser vos efforts, je vous déclare, à l'instant même, que je vous donne ma fille. Le mariage aura lieu demain matin, à huit heures un quart !


LENGLUMÉ. - Mais, monsieur Dupiton, c'est impossible ! D'ici là, nous n'aurons pas le temps de faire publier les bans.


DUPITON. - Eh ! peu m'importe, si nous n'avons pas le temps ; nous en achèterons de tout faits chez le menuisier ! Attendez-moi une minute, n'est-ce pas, mon ami ? Je vais annoncer cette grande nouvelle à ma femme, à ma fille, à tout le monde. Ah ! dites-moi, vous avez des parents qui pourront vous servir de témoins ?


LENGLUMÉ. - Certainement !


DUPITON. - Voyons, moi, de mon côté, j'ai mon frère qui habite Gaudebec en Caux ; je vais lui envoyer une dépêche. Maintenant, rendez-moi donc le service de passer à la caserne à côté. Vous irez voir mon vieil ami le colonel Ramollot, vous lui annoncerez cette grande nouvelle, et vous lui direz que je compte sur lui pour être le premier témoin de ma fille. Attendez-moi une minute, mon fils, je reviens tout de suite. (Il sort.)


LENGLUMÉ, seul. - Ce pauvre monsieur Dupiton, je crois qu'il perd la tête. Il se figure que je suis lieutenant. Si j'étais obligé de passer un examen, je serais, ma foi, bien embarrassé pour être simplement caporal. Enfin, il n'y avait pas d'autre moyen pour arriver au but. Je ne suis pas lieutenant, c'est vrai, mais je vais en avoir l'air aux yeux du bonhomme. J'ai un de mes amis qui l'est, et, grâce à son uniforme, qu'il va me prêter pour la circonstance, je pourrai mener à bonne fin ma petite entreprise... Quant à aller parler de ça au colonel Ramollot, il n'y faut même pas songer. Un vrai colonel, celui-là ! Il n'aurait qu'à s'apercevoir de la supercherie, tout serait raté. Il faut trouver un moyen, non pour l'inviter, mais pour l'éviter, et ça sera facile. Je vais d'abord m'occuper de ne pas aller le trouver, puis j'apprendrai hardiment à papa Dupiton que son ami Ramollot est en congé pour un mois. C'est ça ! allons, il y a de l'espoir.


DUPITON, le rejoignant. - Mon ami, tout le monde est dans la joie, dans la jubilation : ma fille s'est évanouie, ma femme s'est trouvée mal, il n'y a que moi qui me trouve bien. Ne perdons pas de temps, mon fils, préparons notre bonheur. (Ils s'embrassent. La toile tombe.)



FIN DU PREMIER ACTE.


ACTE SECOND

La scène représente un jardin.



DUPITON, parlant à la cantonade. - Amusez-vous, mes amis, soyez heureux, partagez ma joie ! (Au public.) Je suis heureux ! ça y est. Le mariage a eu lieu ce matin ; il a fallu attendre trois semaines. Ainsi, voilà le rêve de ma vie accompli. Je suis le beau-père du lieutenant Lenglumé. Je suis sûr que ça se voit sur mon visage auguste et serein. Comme mon sort doit être envié ! Ce qui m'a bien contrarié, par exemple, c'est l'absence de mon pauvre ami Ramollot. Ce cher camarade, il paraît qu'il est en permission pour un mois. Il sera bien surpris à son retour. Enfin, je lui expliquerai la chose, et j'espère qu'il comprendra la précipitation que nous avons été obligés d'employer pour terminer cette affaire importante, Ah ! le voilà, ce cher Lenglumé ! Qu'il est beau sous l'uniforme !


LENGLUMÉ, en lieutenant. - Eh bien ! cher beau-père, êtes-vous content ?


DUPITON. - Vous le demandez, cher ami ? Ah ! certes, je suis heureux, et bienheureux, allez ! Mais venez donc vous promener avec moi, que tout le monde me voie avec un brillant officier à mon bras ! (Ils sortent.)


MÉLANIE, en toilette de mariée. - Heureusement que tout a réussi. Papa ne s'est pas aperçu de la supercherie. C'est moi qui suis contente ! Faut-il qu'il soit intelligent tout de même, monsieur Lenglumé ! (Elle sort en dansant.)


RAMOLLOT, entrant- Qu'est-ce que c'est que ces manières-là donc, s'pristi ! J'entends, pas ça comme ça, moi ! En voilà une affaire ! Dirait-on pas que j' suis un étranger ici ? C'est curieux, ça ! Ces domestiques qui ont l'aplomb de m'interroger, de me demander où je vais ! Je vais leur faire voir, moi, où je vais. Ah çà ! comment que ça se fait donc ? Il me semble qu'il y a quelque chose d'extraordinaire aujourd'hui chez Dupiton ; j'aperçois des invités dans le fond du jardin. Se pourrait-il que Dupiton reçoive sans m'avertir, moi, son plus vieux camarade ! Car c'est certainement moi son plus vieux camarade : nous nous sommes connus à trois mois en nourrice. Je le vois encore, il était laid comme une sardine. — Je vais aller aux informations pour savoir un peu ce qui se passe. (Il sort.)


DUPITON AÎNÉ, arrivant. - Ah ! que j' m'amuse ! Mon frère m'a fait venir de Caudebec en Caux pour assister au mariage de sa fille ; je m'amuse comme une tortue sur une diligence !


RAMOLLOT, revenant- Tiens, en voilà un qui va me renseigner ! Qu'est-ce que vous faites là, vous ?


DUPITON AÎNÉ. - Hein ? Vous m'avez fait peur ; j'étais en train de me parler.


RAMOLLOT. - Je ne vous demande pas ça ; je vous demande ce que vous faites là.


DUPITON AÎNÉ. - Vous le voyez bien !


RAMOLLOT. - Si je le voyais, je ne vous le demanderais pas !


DUPITON AÎNÉ. - Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis Dupiton.


RAMOLLOT. - Comment ça, Dupiton ! Vous vous fichez de moi, n'est-ce pas ?


DUPITON AÎNÉ. - Pas du tout. Je suis Dupiton aîné, le frère de mon frère.


RAMOLLOT. - Pouviez pas l' dire tout de suite !... Vous me r'gardez là comme une poule qui joue aux quilles !


DUPITON AÎNÉ. - Une poule qui, quoi ?


RAMOLLOT. - Allons, assez, ça suffit. Ça sent un drôle de goût ici. Vous sentez pas ?


DUPITON AÎNÉ. - Hein ?


RAMOLLOT. - Vous dis : ça sent un drôle de goût ici ; sentez pas ?


DUPITON AÎNÉ. - Ah ! Oui, je sais ce que c'est ! c'est le machin.


RAMOLLOT. - Comment ça, le machin ! qu'c'est qu' ça, le machin ?


DUPITON AÎNÉ. - Vous savez bien, le chose !


RAMOLLOT. - Non, j' sais pas. Quoi, le chose ?


DUPITON AÎNÉ. - Vous voyez bien là-haut, c'est un tuyau de cheminée.


RAMOLLOT. - Parbleu, j' vois bien qu' c'est pas un tuyau de pipe. M' prenez pouf un ignorant, n'est-ce pas ? Ben ! qu'est-ce qu'il a fait, c' tuyau d' poêle ?


DUPITON AÎNÉ. - Il fume !


RAMOLLOT. - Comment ça, il fume ! Pourquoi ça qu'il fume ? J' fume pas, moi. (Dupiton aîné sort en riant.) M' semble, qu'il se fiche encore de moi, le bonhomme.


DUPITON, arrivant. - Ah ! Ramollot ! Comment, toi ici ?


RAMOLLOT. - Eh bien ! quoi ? qu'est-ce qu'il y a de drôle ? Mais je crois qu'ils sont tous fous !


DUPITON. - Mais, comment se fait-il que tu sois ici ?


RAMOLLOT. - Si je te gêne, je vais m'en aller.


DUPITON. - Du tout, mon ami ; mais tu avoueras que j'ai droit de m'étonner de ta présence.


RAMOLLOT. - Enfin, explique-toi, Dupiton ; je ne te comprends pas. — On dirait que tu reviens de Pontoise.


DUPITON. - Eh bien ! tu n'as donc pas profité de ton congé d'un mois ?


RAMOLLOT. - Quel congé d'un mois ?


DUPITON. - Celui que tu avais demandé pour aller dans ton pays.


RAMOLLOT. - Pour aller dans mon pays ? Mais puisque j'y suis, dans mon pays ! Ah çà ! qui est-ce qui t'a dit que j'avais demandé un congé d'un mois ?


DUPITON. - C'est mon gendre !


RAMOLLOT. - Hein ? ton gendre ! Comment ça, ton gendre ? Quel gendre ?


DUPITON. - Mais, mon gendre, puisque j'ai marié ma fille ce matin.


RAMOLLOT, suffoqué. - Comment, Dupiton, tu as marié ta fille ce matin, sans m'en informer ! (Avec émotion.) Oh ! agir ainsi envers moi, ton plus vieux camarade ! (Pleurant.) Un ami de nourrice ! Dupiton, tout est fini entre nous, je ne te pardonnerai jamais ça. Adieu ! (Il va pour sortir, Dupiton se cramponne après lui.)


DUPITON. - Voyons, Ramollot, un instant... écoute-moi !


RAMOLLOT, cherchant toujours à se dégager. - Laisse-moi, je ne veux rien entendre !


DUPITON. - Un mot... je vais me justifier.


RAMOLLOT, même jeu. - Laisse-moi ! Je te maudis !...


DUPITON. - Je t'en prie, écoute-moi, tu verras qu'il n'y a pas de ma faute.


RAMOLLOT, se calmant un peu. - Quelle infamie ! Me traiter ainsi, moi ! Mais enfin, parle alors, mais parle donc !


DUPITON. - Laisse-moi dire un mot.


RAMOLLOT. - Oh ! c'est trop fort ! Que je te laisse dire un mot ? mais voilà une demi-heure que je ne dis rien, tu parles tout le temps et tu me dis de te laisser dire un mot. Voyons, avec qui as-tu marié ta fille ?


DUPITON. - Avec un brave garçon. Tu dois le connaître, du reste ; c'est un officier, le lieutenant Lenglumé !


RAMOLLOT, tenant sa tête dans ses mains, et cherchant dans sa mémoire- Lenglumé !... Lenglumé !... Connais pas de lieutenant Lenglumé ! Quel régiment ? quelle promotion ?


DUPITON. - Je ne sais pas !





Créer un site
Créer un site