THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LA MAROTTE DE MONSIEUR DUPITON

COMÉDIE EN DEUX ACTES


 

Le Guignol des salons, par L. Darthenay

1888

domaine public


 

PERSONNAGES :


DUPITON.
LENGLUMÉ.
LE COLONEL RAMOLLOT.
BAPTISTE.
DUPITON aîné.
MADAME DUPITON.
MÉLANIE, fille de monsieur et madame Dupiton.
CLÉMENTINE, bonne.
MADAME BOKANARD.
MADAME BEAUPHUMÉ.


 

ACTE PREMIER

La scène représente un salon.



BAPTISTE arrive en éclatant de rire. - En voilà, une bicoque ! C'est moi qui en ai assez de servir chez des gens comme ça ! Jamais je n'ai vu une affaire pareille ; on vous traite ici comme des valets de ferme. Voilà ce que c'est que de ne pas bien prendre ses renseignements sur les maîtres, quand on entre chez eux. Bref, je n'en veux plus ! À chaque instant, des observations, des récriminations ! C'est à n'y pas tenir ! Aussi, demain matin à la première heure, j'apporte à monsieur ma démission avec son chocolat.

CLÉMENTINE
arrive également en se tordant de rire. - Ah ! mon pauvre Baptiste !


BAPTISTE. - Qu'est-ce que vous avez donc, Clémentine ?


CLÉMENTINE. - J'ai, mon pauvre Baptiste, que j'en ai assez. J'ai l'habitude de servir chez des maîtres de qualité, et je ne veux pas rester plus longtemps chez des épiciers parvenus comme monsieur et madame.


BAPTISTE. - Justement, Clémentine, c'est ce que j'étais en train de me dire. Demain je pars ! je mets toute la maison dans l'embarras !


CLÉMENTINE. - Vous aurez bien raison. Moi, je les lâche avant le dessert.


BAPTISTE. - C'est ça, Clémentine ; ne nous laissons pas écraser. En attendant, prenons les choses gaiement. (Ils chantent en dansant et sortent.)


MADAME DUPITON, entrant. - Mais qu'est-ce que c'est que ça ? Ayez-vous fini vos bêtises ? En voilà, des manières ! A-t-on jamais vu des domestiques qui se permettent de danser dans mon salon ! Voilà ce que c'est que d'être trop bon avec ces gens-là. Quand on pense que nous avons renvoyé onze cuisiniers depuis un mois, et quatorze femmes de chambre ! Impossible de trouver des domestiques à notre convenance. Il faut avouer que nous ayons peu de chance. Aussi je vais les surveiller de près. (Elle sort.)


CLÉMENTINE, entrant. - Je n'aurai même pas la patience d'attendre jusqu'à demain. Je rage, je suis exaspérée, surtout après madame. Est-il possible de voir une si horrible créature ? (Madame Dupiton entre tout doucement, et se place derrière elle pour surprendre sa conversation.) Je crois qu'elle est un peu timbrée, du reste, madame. Dans tous les cas, jamais je n'ai vu une pareille caricature. Elle se figure toujours qu'elle a dix-sept ans. ; elle veut se mêler de porter de la toilette. Ça lui va comme un tablier à une poule. (En se retournant, elle aperçoit madame Dupiton qui veut se précipiter sur elle, mais elle se sauve. Madame Dupiton se sauve à sa poursuite.)


MADAME DUPITON, revenant seule, appelant. - Clémentine ! (Appelant, encore.) Clémentine, venez ici !


CLÉMENTINE, arrivant. - Madame !


MADAME DUPITON. - Écoutez donc ici ! Qu'est-ce que vous disiez tout à l'heure ?


CLÉMENTINE. - Moi, madame ?


MADAME DUPITON. - Oui, vous ! Qu'est-ce que vous disiez tout à l'heure ? J'entendais que vous parliez de poule !


CLÉMENTINE. - Ah ! oui, madame, en effet, je pensais au dîner, je me proposais de faire une poule au riz.


MADAME DUPITON. - Une poule au riz ! Savez-vous ce que vous allez faire, en fait de poule au riz ? Vous allez faire vos paquets et décamper ! Allons, allez !


CLÉMENTINE. - Mais, madame !


MADAME DUPITON, bondissant sur elle. - Mais sauvez-vous donc, misérable ! (Elles sortent.)


BAPTISTE, entrant. - Elle est bien bonne, celle-là, par exemple ! Cette pauvre Clémentine qui voulait donner ses huit jours, c'est elle qui les reçoit. Quelle imprudence aussi de se faire des réflexions à haute voix... (Madame Dupiton vient encore se placer derrière lui.)  de dire surtout que Madame a l'air d'une caricature ! Ça, c'est l'avis de tout le monde et le mien en particulier ; seulement, moi, je le pense tout bas, tandis qu'elle... (Il se retourne et se sauve en apercevant madame Dupiton qui court après lui.)


MADAME DUPITON, dans les coulisses. - C'est horrible ! J'en aurai une bronchite ! Je suis exaspérée !


DUPITON, entrant et parlant à la cantonade. - Hortensia, je n'y peux rien ! Fais ce que tu voudras, je n'ai pas le temps de m'occuper de ça. (Au public.) Elle est vraiment ridicule tout de même, ma femme, avec ses domestiques. C'est une vraie comédie ! Elle voudrait maintenant que je m'occupe du service de la maison ! Ah ! par exemple, j'ai bien autre chose à faire, surtout depuis huit jours. Quand on a appris dans le voisinage que mon oncle Békamplume était décédé et que j'avais recueilli son colossal héritage, quelle frénésie, messeigneurs ! Tout le monde veut épouser ma fille. À chaque instant la sonnette s'agite. Il se présente des partis superbes, des banquiers, des notaires, des opticiens, des charcutiers, etc. ; et dans tous ces amateurs, impossible de trouver le gendre que j'ai rêvé ! C'est un peu fort ! Je ne suis pourtant pas exigeant : je cherche un militaire ou un ancien militaire. J'aime tant l'armée ! Étant tout petit, j'avais une vocation irrésistible pour cette carrière ; elle ne m'a même jamais quitté. Aussi, mes parents, comprenant bien que là seulement était mon avenir, m'ont placé dans l'épicerie. J'ai commencé tout jeune chez Potin. Enfin, j'ai fait quand même ma fortune dans ce métier, j'aurais tort de m'en plaindre. C'est donc pour cela que je m'obstine à vouloir marier Mélanie, ma fille, avec un militaire. Puisque je n'ai pas eu de fils, au moins j'aurai un gendre appartenant à cette glorieuse phalange. On trouve mon idée bizarre, folle, originale ; mes amis appellent ça ma marotte. — On dira ce qu'on voudra, mais ceci est bien enraciné dans ma tête, et rien ne l'en fera sortir. (On sonne, il crie :) Entrez ! (Au moment où il veut parler, on sonne encore. Il crie :) Entrez ! (Cette scène peut se recommencer deux ou trois fois.)  Oh ! ces domestiques, ces domestiques ! (Il sort pour ouvrir, on lui entend dire dans les coulisses :) Tiens, madame Bokanar ! Comment allez-vous ? Mais je vous en prie, entrez donc, venez par ici.


MADAME BOKANAR, entrant. - Ce cher monsieur Dupiton ! Je suis bien heureuse de vous voir ! Dites-moi, monsieur Dupiton, je viens vous trouver pour une affaire très sérieuse.


DUPITON. - Ah !


MADAME BOKANAR. - Oui, une affaire de la plus haute importance.

DUPITON. - Voyons, madame, de quoi s'agit-il ?


MADAME BOKANAR. - Il s'agit, monsieur, de mon bien le plus cher, de mon fils ! Vous le connaissez, mon fils ?


DUPITON. - Ah ! oui, je crois ! Attendez donc. Un petit blond, n'est-ce pas ?


MADAME BOKANAR. - Non, au contraire, un grand brun.


DUPITON. - Vous êtes sûre ?


MADAME BOKANAR. - Comment, si je suis sûre ?


DUPITON. - C'est juste, je vous demande pardon ! Je crois m'en souvenir en effet. C'est un jeune homme... très timide, n'est-ce pas ? Très doux, très calme !


MADAME BOKANAR. - Mais non, monsieur, mon fils n'est pas timide. Au contraire, c'est un tempérament un peu exalté même, comme tous les gens du Midi. Du reste, nous sommes de Valenciennes.


DUPITON. - Ah ! vous m'en direz tant ! Bref, à quoi voulez-vous en venir, madame ?


MADAME BOKANAR. - À ceci, monsieur Dupiton, à ceci : mon fils vient d'avoir vingt-sept ans, et pour son âge, monsieur, c'est une crème.


DUPITON. - Un p'tit suisse !


MADAME BOKANAR. - Et j'ai pensé, monsieur Dupiton, à faire son bonheur, en le mariant avec votre charmante demoiselle.


DUPITON, à part. - Vlan, ça y est ! (Haut.) Un mot, madame, avant de vous laisser achever ! Votre fils a-t-il été militaire ?


MADAME BOKANAR. - Oh ! jamais, monsieur, jamais !


DUPITON. - Alors, madame, c'est inutile d'insister !


MADAME BOKANAR. - Mais pourquoi ça ?


DUPITON. - Parce que, madame, j'ai mes raisons...


MADAME BOKANAR. - Mais pourquoi ça ?


DUPITON. - Madame, je pourrais certainement...


MADAME BOKANAR. - Mais pourquoi ça ?


DUPITON. - Oh ! madame, ne m'exaspérez pas ! Je ne veux donner ma fille en mariage qu'à un militaire ou à un ancien militaire ; par conséquent, madame, votre fils...


MADAME BOKANAR. - Mais, monsieur, c'est insensé, ce n'est pas un motif suffisant.


DUPITON. - Il me suffit, madame, c'est le principal ! Au surplus, en voilà assez. Je ne vous retiens pas. Bien des choses chez vous ! (Il la pousse dehors.)


MADAME BOKANAR. - C'est bien, monsieur, ne me touchez pas. (Elle sort.)


DUPITON, seul. - J'en ai la tête brisée ; et dire que pendant toute la journée c'est la même chose ! (On sonne. Il crie :) Entrez ! (Même scène deux ou trois fois.)  Oh ! les misérables domestiques ! (Il sort pour ouvrir. On lui entend dire :) Madame Beauphumé, entrez donc ! Comment allez-vous, chère madame ?


MADAME BEAUPHUMÉ. - Parfaitement, monsieur Dupiton, je vous remercie. Dites-moi, monsieur Dupiton, connaissez-vous ma sœur ?


DUPITON. - Non, madame.


MADAME BEAUPHUMÉ. - Vous ne connaissez pas ma sœur ?


DUPITON. - Du tout, non, madame...


MADAME BEAUPHUMÉ. - Mais si, vous devez connaître ma sœur !


DUPITON. - Je vous répète, madame, que je n'ai pas l'honneur de connaître madame votre sœur !


MADAME BEAUPHUMÉ. - Tiens, c'est curieux ! Ça m'étonne beaucoup que vous ne connaissiez pas ma sœur !... Enfin, bref ! Figurez-vous que ma sœur a un fils dont je suis la tante...


DUPITON. - Est-ce que ce n'est pas votre neveu


MADAME BEAUPHUMÉ. - Justement ; qui est-ce qui vous a dit ce!a ?


DUPITON. - Personne ; c'est une supposition.


MADAME BEAUPHUMÉ. - Donc, ma sœur, qui habite Landerneau, vient de m'envoyer son fils Pancrace, qui vient ici pour compléter son instruction, et comme je lui porte beaucoup d'intérêt, à ce cher lapin, j'ai pensé, à faire son plus grand bonheur en le mariant avec mademoiselle Dupiton.


DUPITON. - Ah ! Et que fait-il, ce charmant jeune homme ? C'est un militaire ?


MADAME BEAUPHUMÉ. - Non, c'est un apothicaire !


DUPITON. - N'achevez-pas, madame, c'est inutile de perdre votre temps et d'abuser du mien..


MADAME BEAUPHUMÉ. - Mais, monsieur !


DUPITON. - Parfaitement, madame ; c'est entendu, madame ; oui, madame ; bien, madame ; bon, madame. (Pendant ce temps, il la pousse dehors. Elle sort en criant. Seul :) J'espère que ça doit être tout. Quelle fatigue ! J'en ai la tête en feu !


MADAME DUPITON, entrant. - Oscar, tu ne m'empêcheras pas de te dire que ça devient idiot !


DUPITON. - Qu'est-ce qui devient idiot ?


MADAME DUPITON. - Cette idée, aussi sotte que bizarre, de persister quand même à refuser tous les partis qui se présentent pour Mélanie.


DUPITON. - Que veux-tu ? aucun des prétendants ne remplit les conditions nécessaires.


MADAME DUPITON. - Nécessaires à qui ? à quoi ? À satisfaire ta singulière marotte ? Une idée qui n'a pas de bon sens. Quand on pense que ce pauvre monsieur Lenglumé se dessèche ; lui qui l'aime tant et qui, j'en suis certaine, en est aimé... également ! Un garçon très honnête, très intelligent, très capable, et qui, ce qu'il y a de mieux encore, possède une fortune colossale.


DUPITON. - C'est possible, mais il n'a jamais été militaire, et, par conséquent, il ne sera jamais mon gendre !


MADAME DUPITON. - Toi non plus, tu n'as jamais été militaire !
 




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