SCÈNE IX
TITYRE et LYCORIS, entrant chacun de leur côté.
TITYRE. - Par la déesse qu'on adore à Paphos, c'est Lycoris !
LYCORIS. - Par Adonis qu'on adore à Cythère, c'est Tityre !
TITYRE et LYCORIS, ensemble. - Oui, c'est toi, c'est moi, mon bonheur est extrême ! (Ils se jettent dans les bras l'un de l'autre.)
La Grèce est notre pays, Corinthe nous vit naître ;
Nous voyions l'Hellespont du bord de notre fenêtre.
Ô champs de l'Arcadie, où le miel est si bon !
Ô nos petits agneaux ! ô nos jolis moutons !
LYCORIS. - C'est assez chanté les rives de l'Hellespont. Il faut agir. La ville de Corinthe n'est pas si éloignée que nous ne puissions la gagner à la nage. C'est l'affaire de six jours. Auras-tu ce courage ?
TITYRE. - Partons. Mieux vaut la mort que l'esclavage ! (Ils vont pour sortir.)
SCÈNE X
LYCOPHON, FLAGELLANTUS, puis PELLICULUS.
FLAGELLANTUS. - Où courez-vous, jeunes insensés ?
TITYRE. - À Corinthe.
FLAGELLANTUS. - Non licet omnibus adire Corinthem... (À Lycoris.) ce qui veut dire, si vous ne comprenez pas le latin, qu'il n'est pas permis à tout le monde d'aller à Corinthe. Jeune fille ! tu vas me suivre. (Il emmène Lycoris et sort.)
TITYRE. - Et pourquoi cet homme emmène-t-il ma Lycoris ?
LYCOPHON. - Parce que je la lui ai vendue.
TITYRE. - Reprends-la. Je te l'achète.
LYCOPHON. - Je ne puis la revendre une troisième fois, à moins de cent-mille sesterces.
TITYRE. - Je n'ai qu'un drachme et encore il n'est pas de poids.
LYCOPHON. - Alors, retire-toi.
TITYRE. - Je ne quitterai pas ma Lycoris et, au lieu d'un esclave, tu en auras deux.
LYCOPHON. - Soit ! mais encore que sais-tu faire ?
TITYRE. - Je sais garder les moutons et jouer de la flûte de Pan.
LYCOPHON. - Ah ! tu joues de la flûte ! mais alors, par le Styx ! c'est Pluton qui t'envoie. Pelliculus, le tonsor impérial, cherche une flûteuse pour César ; tu es jeune. En rasant le poil fou qui ombrage ta lèvre tu peux passer pour une fille. D'ailleurs, Titus ne hait pas les artistes en flûte. Justement, voici le raseur. Approche, ô Pellicullus !
PELLICULUS. - Que me veux-tu, vil trafiquant de chair humaine ? pirate sans conscience qui vend deux fois sa marchandise.
LYCOPHON. - La cithariste Lycoris ne pouvait convenir à l'empereur, tandis que le flûteur Tityre fera complètement son affaire.
PELLICULUS. - Et qui te dit que je le destine à César ? (À Tityre.) Jeune Corinthien, sais-tu épiler ?
TITYRE. - Peut-être. Je n'ai jamais essayé.
PELLICULUS. - Il y a commencement à tout ! (À Lycophon.) Combien veux-tu de cet apprenti tonsor ?
LYCOPHON. - Vingt-mille sesterces. Et encore, c'est parce que c'est toi ! J'en demanderais cent-mille à un autre.
PELLICULUS. - Par le chien Cerbère ! tu seras puni de tes forfaits ! Tityre, voilà l'homme qui t'enleva ta Lycoris, c'est le forban Lycophon ! Venge-toi de lui. Empare-toi de ce misérable. Je vais te montrer à épiler.
LYCOPHON. - Par les foudres de Jupiter Ammon, n'approchez pas !
PELLICULUS. - Tityre ! lions-le bien ! Tu vas voir !
TITYRE. - Ah ! tu es Lycophon ? Que les Parques apprêtent leurs ciseaux ! (Il s'empare de Lycophon et le renverse sur l'avant-scène.)
PELLICULUS, se jetant sur Lycophon. - Par les dieux Cabires ! Il n'est pas permis, ailleurs qu'en Phénicie, d'avoir une chevelure semblable et une coupe de barbe pareille ! Jeune homme, regarde bien le coup de brosse que je vais lui donner !... (Il arrache les cheveux et la barbe de Lycophon.)
LYCOPHON, hurlant. - Pluton ! Proserpine ! Divinités du Styx ! venez à mon secours.
PELLICULUS. - Ils sont sourds à ta voix. (Il l'épile.)
LYCOPHON. - Mais, je suis complètement chauve ! Et la vie me quitte avec mes cheveux ! (Il s'évanouit.)
PELLICULUS. - Tu as bien vu, Tityre, comment je m'y suis pris ?
TITYRE. - Oui, maître !
PELLICULUS. - Alors, tu saurais épiler aussi bien que moi !
TITYRE. - Oui, maître.
PELLICULUS. - Bien ! alors, suis-moi chez la matrone Mamillara qui me demande un jeune épileur. Viens et ne l'épargne pas plus que je n'ai épargné ce Lycophon. (À part.) Ah ! elle veut me faire jeter aux lamproies ! Nous rirons bien quand elle n'aura plus un cheveu sur le crâne. — Ah ! la vengeance est douce au cœur d'un perruquier ! — Emportons ce détritus humain ! (Ils emportent Lycophon inanimé et sortent.)
Rideau.
FIN DU PREMIER ACTE
On frappe tout de suite les trois coups. — Baisser le deuxième rideau de manœuvre, les arcades.
EXTRACTE
Le rideau se relève et laisse le deuxième rideau de manœuvre, les arcades romaines. — Le chœur antique entre.
PREMIER CHORISTE. - C'est encore nous, le chœur antique. Et nous venons te demander, ô public, si tu as bien compris l'intrigue de la pièce et si les acteurs doivent continuer.
DEUXIÈME CHORISTE. - Crois-tu donc, Amicus, le public si simple qu'il n'ait pas goûté le premier acte ?
PREMIER CHORISTE. - S'il en est ainsi, par Thespis ! allons-nous-en ! Mais je dois vous avertir, ô spectateurs, que nous sommes toujours à Tusculum, et qu'il ne s'est pas passé une journée depuis le baisser du rideau ; que Lycophon, pour peu qu'il vous intéresse, n'est pas bien et que ses nautoniers le remportent à Tyr, sa patrie, où l'on fabrique la pourpre des Césars. Quant à celui-ci, on l'attend toujours à souper.
DEUXIÈME CHORISTE. - Viens donc ! Tu ennuies tout le monde et moi-même. (Ils sortent.)
ACTE II
Lever le rideau des arcades. — Même décor qu'au premier acte.
SCÈNE PREMIÈRE
MAMILLARUS, LYCORIS, puis FLAGELLANTUS.
MAMILLARUS. - Que faisais-tu là, jeune fille, dans le retrait destiné aux sénateurs seuls ?
LYCORIS. - Je ne faisais rien, seigneur. Je pinçais du tétracorde pour me distraire de ma captivité.
MAMILLARUS. - C'est fort bien, mais qui es-tu ?
LYCORIS, s'accompagnant sur la cithare.
La Grèce est mon pays, Corinthe m'a vue naître ;
Je voyais l'Hellespont du bord de ma fenêtre.
Et Tityre m'aimait. Nous vivions tous les deux
Comme des tourtereaux. Nous étions bien heureux.
Ô champs de l'Arcadie ! ô terre bien-aimée !
Je ne reverrai plus ta rive parfumée,
Tes plaines d'où le thym sait donner au mouton
Un goût de présalé, où le miel est si bon.
Ô mes petits agneaux ! ô mon petit Tityre !
Lycophon m'emmena, triste, sur son navire,
Et les flots ont porté jusqu'ici ma douleur.
Si ma tristesse est grande, plus grand est mon malheur.
MAMILLARUS. - Oui, j'ai déjà entendu ça ; mais qui donc s'est permis de t'emprisonner dans le cacatorium ?
LYCORIS. - Flagellantus, le chef de tes esclaves, qui m'a achetée de l'infâme Lycophon, au prix de mille sesterces.
MAMILLARUS. - Tu vaux davantage ; mais voici venir Flagellantus. Je veux qu'il m'explique pourquoi il cache des vierges dans mes cabinets particuliers. Retire-toi et va m'attendre au Triclinium. Il y a encore des rognons de centaure, sauce pédestre. Je le les recommande. Tu peux t'en délecter l'estomac.
LYCORIS. - J'obéis seigneur. (Il sort.)
MAMILLARUS. - Approche, Flagellantus !
FLAGELLANTUS. - Seigneur, vous avez vu la jeune cithariste d'Arcadie que j'ai achetée pour vous.
MAMILLARUS. - Oui. Et combien l'as-tu payée ?
FLAGELLANTUS. - Cinquante mille sesterces. Une occasion...
MAMILLARUS. - Tu mens. Tu ne l'as payée que mille sesterces. Tu veux les gagner sur moi. Va toucher quarante-neuf-mille coups de bâton. Quand tu les auras reçus, tu viendras me retrouver afin que je te livre aux esclaves qui prendront plaisir à se venger des coups d'étrivières dont tu es si généreux à leur égard. Va, tu n'es qu'un imposteur et un voleur !
FLAGELLANTUS. - Ô ingratitude des maîtres ! (Il sort.)
SCÈNE II
MAMILLARA, suivi de TITYRE, MAMILLARUS.
MAMILLARA. - Ce jeune homme coiffe avec un soin, une délicatesse que je vous recommande.
MAMILLARUS. - Osez-vous bien vous vanter de pareilles turpitudes ! D'abord, je suis chauve et n'ai nul besoin d'épilator. Allez cacher votre honte au fond de votre gynécée.
MAMILLARA. - Ce n'est pas ce que vous pensez, seigneur. Ce jeune merlan nous est attaché par les liens du sang.
MAMILLARUS. - Lui ! je ne le connais pas. (À Tityre.) Qui es-tu ?
TITYRE. - C'est moi, seigneur, c'est moi qui vous portai tantôt au Senato cacatorio populo que romano.
MAMILLARUS. - Oui, je m'en souviens, que ne le disais-tu plus tôt ? Et tu prétends être de ma famille ?
TITYRE. - Je ne prétends à rien, si ce n'est à vous plaire.
MAMILLARUS. - Tu ne me déplais pas, tu m'as sauvé de la honte d'avilir ma toge de sénateur.
MAMILLARA. - Oh ! c'est un noble cœur de jeune homme.
MAMILLARUS. - Taisez-vous ! ne me donnez pas à soupçonner des choses qui font frémir mes derniers cheveux.
MAMILLARA. - Ne faites pas trembler le peu qui vous reste de votre chevelure de jeunesse. Souvenez-vous de certain voyage en Arcadie où vous aviez été prendre des bains d'Hellespont. C'était à Mégare, si je ne m'égare. Moi-même j'avais, pour ma santé, été prendre les eaux de Sycione ; nous nous connûmes alors, j'avais vingt ans et l'enfant qui naquit, fruit de nos chastes baisers, disparut en votre absence ; car vous quittâtes la Grèce où vous étiez préfet. Vous m'épousâtes, depuis, quand je revins vous trouver à Rome, et ne vous en veux plus. Dis-moi, Mamillarus, dis-moi, t'en souviens-tu ?
MAMILLARUS. - Parfaitement ; mais je ne vois pas quel rapport il peut y avoir entre nous et cet apprenti barbier ?
MAMILLARA. - Laissez-moi achever. — Cet enfant fut enlevé par les bergers du mont Ménale qui l'élevèrent dans la montagne et en firent un pâtre d'Arcadie. Cet enfant, c'est lui ! C'est le jeune tonsor ! c'est Tityre. Je l'ai bien reconnu à la lentille qu'il porte comme moi sur la joue gauche.
TITYRE, s'agenouillant devant Mamillara. - Oh ! ma mère ! (se tournant vers Mamillarus.) Oh ! mon père !
La Grèce est mon pays, Corinthe m'a vu naître,
Je voyais l'Hellespont du bord de ma fenêtre,
Lycoris m'aimait et j'aimais Lycoris.
MAMILLARA. - Assez, je connais le reste ! ô mon fils !
SCÈNE III
L'ÉPISTOLAIRE IMPÉRIAL, puis CAMULOGÈNE.
LES PRÉCÉDENTS.
L'ÉPISTOLAIRE IMPÉRIAL.
Seigneur, c'est une lettre
Qu'entre vos blanches mains on m'a dit de remettre.
MAMILLARUS. - Qui es-tu ?
L'ÉPISTOLAIRE. - L'épistolaire impérial ; j'arrive de Corinthe et je ne sens plus mes pieds, tant je suis fatigué.
MAMILLARUS. - Facteur, tu es bien heureux.
L'ÉPISTOLAIRE. - Êtes-vous Camulogène ?
MAMILLLARUS. - Point : mais le voici lui-même.
L'ÉPISTOLAIRE, à Camulogène qui entre.
Seigneur, c'est une lettre,
Qu'entre vos blanches mains, on m'a dit de remettre.
Elle arrive de Grèce... Et c'est trois sous romains.
CAMULOGÈNE, prenant la lettre. - En effet, le timbre est de Corinthe ; mais si tu l'apportes ainsi déployée depuis les rives de l'Hellespont, tout le monde a pu en prendre connaissance.
L'ÉPISTOLAIRE. - Personne n'y sait lire. Et si c'est un secret, il sera bien gardé.
À peine je sortais d'la poste de Trézène
J'étais dessus mon char, mes facteurs fatigués
Imitaient mon silence autour de moi rangés.
MAMILLARUS. - Mais c'est le récit de Théramène que tu nous racontes là.
L'ÉPISTOLAIRE. - La Grèce est mon pays, Corinthe m'a vu naître. Mais je ne voyais pas l'Hellespont du bord de ma fenêtre ; j'habitais sur le derrière.
CAMULOGÈNE. - C'est elle, c'est ma fille !
MAMILLARUS. - Quoi ? celle lettre ?
CAMULOGÈNE. - Mais non, Lycoris.
MAMILLARUS. - Tu as donc été, toi aussi en Arcadie ?
CAMULOGÈNE. - Peut-être ; mais si on le le demande tu diras que tu n'en sais rien.
TITYRE. - Par Vénus qu'on adore à Cythère, ma Lycoris serait ta fille !
CAMULOGÈNE. - Ta Lycoris ? Aurais-tu osé lever les yeux sur elle ?