THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LA CLÉMENCE DE TITUS

Sand, Maurice.

1890 - domaine public.


PERSONNAGES

CÉSAR TITUS, imperator
.
MAMILLARUS, sénateur.
CAMULOGÈNE, riche Gaulois.
TITYRE, jeune berger d'Arcadie.
PELLICULUS, tonsor impérial.
LYCOPHON, pirate, machand d'esclaves.
FLAGELLANTUS, Majordomus du sénateur.
UN CENTURION, épistolaire impérial.
DEUX LICTEURS.
DEUX ESCLAVES.
LE CORYPHÉE.
LE CHOEUR ANTIQUE.
MAMILLARA, matrone romaine.
LYCORIS, cithariste d'Arcadie.

L'action se passe à Tuseulum, près de Rome.


SCÈNE PREMIÈRE

Au lever du rideau qui laisse voir le second rideau de manœuvre
le coryphée entre en scène.

LE CORYPHÉE.
Il est, vous le savez, au théâtre un usage
Qui nous vient des anciens et que je crois fort sage,
Car j'aime les anciens. Nourri de leurs auteurs,
Je veux faire revivre et leurs goûts et leurs mœurs
Sur la scène moderne. Or donc ! c'est la coutume
Pendant que chaque acteur endosse son costume,
Le chœur antique expose en un simple discours
À quelle fin tend la pièce, à quel but elle court.

C'est ainsi qu'en parlant à la foule accourue,
À ses lèvres le chœur la retient suspendue
Et sans efforts, avant qu'on ait vu les acteurs,
Captive l'attention de tous les spectateurs.
On dit que l'art est mort, je n'en crois rien, mesdames,
Conservons-lui quand même un culte dans nos âmes,
Du théâtre des Grecs ressuscitons l'essor
Et l'on ne dira plus : l'art se meurt, l'art est mort !

Revenons à l'antique, tant pis pour le profane
Qui ne saura goûter les vers d'Aristophane.
Notre prose est puisée aux rives de Lemnos
Et la musique vient des flancs du mont Athos.
Nous vous donnons ce soir une œuvre magnifique
Qui respire l'amour de la chose publique
Et des plus douées mœurs. C'est très beau ! Taisez-vous
Et ne vous mouchez plus. Je frappe les trois coups. 
(Il frappe trois coups et sort.)


SCÈNE II


     Le rideau de manœuvre se lève et laisse voir un deuxième rideau représentant un intérieur de palais romain. — Deux personnages vêtus de blanc, couronnés de feuillages, sont eu scène. — Au lever du premier rideau de manœuvre, ils s'avancent sur le proscenium, de chaque côté du coryphée.

PREMIER CHORISTE. - Nous sommes le chœur antique et nous venons, ô public, te mettre au courant de la situation, ainsi que vient de dire le coryphée.
     
Sous le règne de l'imperator César Titus, vivaient dans les montagnes de l'Arcadie le berger Tityre et la bergère Lycoris. Ils s'aimaient dès la plus tendre enfance, quand un jour néfaste, aux ides de février, Lycoris menant paître ses brebis, innocentes comme elle, au pied du mont Blénale, s'aventura seule et trop loin vers le rivage.
     Lycophon le Phénicien, écumeur de mer et ravisseur de jeunes filles, enleva la pauvrette sur son bon navire de Phénicie et l'amena pour la vendre, sous les portiques du Colisée, à Pelliculus le tonsor, c'est-à-dire le coiffeur assermenté de l'empereur et du Sénat. Ce merlan impérial n'a pas le moyen d'acheter des esclaves pour son compte ; mais il les repasse à Titus César, imperator, qui, le jour où se déroule l'action à laquelle vous voulez bien vous intéresser, a promis de venir souper chez son ami Mamillarus.


DEUXIÈME CHORISTE. - Si vous voulez, Amiens, raconter la pièce, il est inutile de la jouer.

PREMIER CHORISTE. - C'est juste ! je suis un peu bavard ; mais c'est dans mon emploi. Il l'importe pourtant, ô public, de savoir que nous sommes à Tusculum, tout près de Rome, la cité des Césars, chez Mamillarus, ancien préfet de Grèce, aujourd'hui sénateur, qui n'est plus de la première jeunesse et vit avec d'autant plus de bonne intelligence avec son épouse Mamillara, matrone encore verte, et son hôte et ami Camulogène, Gaulois de naissance, qui a fait sa fortune dans le commerce des olives et des savons de Marseille, la ville des Phocéens. Flagellant en est le majordome conducteur des esclaves du sénateur ; c'est un homme dur, sans entrailles, qui n'adresse pas une parole à un esclave sans l'accompagner d'un coup de lanière.

DEUXIÈME CHORISTE. - Allons-nous-en, ou nous allons tomber dans la conférence.

PREMIER CHORISTE. - Oui, partons, c'est, je crois, le plus sage. (Ils sortent.)


SCÈNE III


     Le deuxième rideau de manœuvre se lève  et laisse voir le décor. — le théâtre représente les jardins de la villa de Mamillarus, à Tusculum. — Escaliers, rampes, balustrade. — À droite, des colonnes. — Au fond, la mer.

CHOEUR D'ESCLAVES, qui ratissent les allées de la villa sous les ordres de Flagellantus. Ils chantent.
Nous sommes à Tusculum
Chez un bourgeois de Rome. (bis.)
Ratissons avec ardeur
Les allées de notre seigneur,
Mamillarus, le sénateur !

FLAGELLANTUS, frappant de son fouet à plusieurs lanières. - On le sait ! Le chœur antique l'a déjà dit. Assez chanté, vils esclaves.

CHOEUR D'ESCLAVES, sortant en chantant.
Le travail, c'est la santé ;
Ratisser, c'est le bonheur ;
L'esclavage, c'est le malheur !


SCÈNE IV


LYCOPHON, FLAGELLANTUS, puis LYCORIS.


LYCOPHON. - Salut, joie et bonheur à Flagellantus, l'affranchi et conducteur d'esclaves !

FLAGELLANTUS - Que veux-tu ?

LYCOPHON. - Je suis Lycophon. le pirate, et je souhaite parler à ton maître.

FLAGELLANTUS. - Mon maître déjeune avec son ami Camulogène, le riche armateur gaulois. En attendant l'empereur Titus, qui a promis de venir souper, ils dégustent des yeux de paon à la sauce d'Uhtopie, à la sauce noire, et, quand ils mangent, on ne les dérange pas.

LYCOPHON. - Et le sénateur a sans doute, pour le récréer pendant son repas, de jolies joueuses de luth, de belles sonneuses de crotales.

FLAGELLANTUS. - Point, mon ami, point. Ces seigneurs ne veulent pas de distractions. Ils sont tout à ce qu'ils mangent et à ce qu'ils boivent.

LYCOPHON. - Je reviendrai quand ils auront fini.

FLAGELLANTUS. - Alors, ne revenez pas avant l'heure du souper.

LYCOPHON. - Puisqu'il en est ainsi, je vais livrer ma marchandise à l'imperator César Titus lui-même, que j'ai vu dans la boutique de son tonsor Pelliculus, en train de se faire couper les cheveux à la mode qu'il vient de donner au peuple romain. Il cherche justement une joueuse de harpe à quatre cordes, une tétracordiste pour le distraire pendant qu'il se fait friser.

FLAGELLANTUS. - Et quelle marchandise vends-tu ?

LYCOPHON. - Je te l'ai dit, une cithariste. Ton maître aime-t-il la musique ?

FLAGELLANTUS. - Cela dépend des airs qu'on lui joue.

LYCOPHON. - Quand il aura entendu Lycoris, la jeune Grecque d'Arcadie, pincer du tétracorde, il n'en voudra plus d'autres. Lycoris aux yeux de gazelle, Lycoris dont la pudibonde tunique est pure de tout attouchement...

FLAGELLANTUS. - Et combien veux-tu de celle vierge de Corinthe ?

LYCOPHON. - Mille sesterces. Est-ce trop ?

FLAGELLANTUS. ? Non, si elle les vaut. Amène-la.

LYCOPHON, remonte la scène et ramène Lycoris. - La voici !

FLAGELLANTUS. - Elle est assez bien ; mais un peu jeune. Lycophon, tu rabattras bien quelque chose sur le prix.

LYCOPHON. - Pas un drachme, pas un as !

FLAGELLANTUS. - Tu es dur, comme un Phénicien. (À Lycoris.) Jeune fille, joue-nous quelque chose sur le mode ionien.

LYCORIS, tout en s'accompagnant du tétracorde.
La Grèce est mon pays, Corinthe me vit naître ;
Je voyais l'Hellespont du bord de ma fenêtre,
Et Tityre m'aimait. — Nous vivions tous les deux
Comme des tourtereaux. — Nous étions bien heureux.
Ô champs de l'Arcadie ! ô terre bien-aimée !
Je ne reverrai plus la rive parfumée,
Tes plaines z'où le thym sait donner au mouton
Un goût de présalé, où le miel est si bon !
Ô mes petits agneaux ! Ô mon petit Tityre !
Lycophon m'emmena, triste, sur son navire,
Et les flots ont porté jusqu'ici ma douleur !

FLAGELLANTUS. - Console-loi, jeune Corinthienne, ton fiancé est sans doute mort, mais mon maître t'en tiendra lieu. Il est le meilleur du monde. Désormais tu lui appartiens. Lycophon, viens avec moi que je te donne les mille sesterces ; car tu penses bien que je ne les ai pas sur moi. Jeune fille, suis-nous. (Ils sortent.)

 

SCÈNE V
 

PELLICULUS. - Je suis Pelliculus, le tonsor des César. J'ai tout entendu de derrière le vélarium de la matrone Mamillara. Ce Lycophon est un misérable, je suis en marché avec lui pour cette cithariste et il la vend, sans m'avertir, au majordomus du sénateur. Oh ! ce pirate mérite d'être puni. Par le Styx ! cela ne se passera pas ainsi. Mais voici Mamillarus, le sénateur en personne, avec son ami Camulogène. Ils paraissent avoir largement festiné. Allons réclamer cette Lycoris auprès de ce Lycophon avant que ceux-ci l'aient vue. (Il sort.)


SCÈNE VI

MAMILLARUS, CAMULOGÈNE, ivres.
 

MAMILLARUS.
Si tu veux bien m'en croire, ami Camulogène.
Ne parlons pas en vers, à moins que ça n'te gène.

CAMULOGÈNE.
Soit, nous ne sommes pas poètes, mon bon Mamillarus,
et la langue vulgaire qui ne rime pas en us,
nous est plus familière que celle de Virgile,
dont j'apprécie les strophes, et le goût et le style.

MAMILLARUS. - Tais-toi, tu rimes encore.

CAMULOGÈNE. - Par Junon Lavandière, qui préside aux savons de Marseille ! je crois que ce sont les murènes nourries avec de la chair d'enfants de quatre ans qui en sont la cause et me portent à rimailler.

MAMILLARUS. - Elles étaient délicieuses ! Avoue que j'ai un bon cuisinier.

CAMULOGÈNE. - Ton cuoccus a du bon, mais il s'entend mieux aux tétines de truie farcies au miel du mont Hymette.

MAMILLARUS. - Et les rognons de centaure, qu'en dis-tu ?

CAMULOGÈNE. - Oh ! les rognons de centaure, très réussis ; mais rien ne vaut les langues de sirènes au beurre de crocodile. Elles me reviennent tout à fait. (Bas, à l'oreille.) Où est le vomitorium ?

MAMILLARUS. - À gauche. Tu te prépares ?

CAMULOGÈNE. - Oui, je vais faire un trou, car il faut faire honneur au souper que tu donnes ce soir à César. (Il sort en titubant.)

MAMILLARUS. - Moi, ce qui ne passe pas, ce sont les pieds de faune farcis à la moelle de chimère. Une douce sieste m'aidera à faire la digestion. (Il s'endort sur la balustrade.) Et que Morphée me verse ses pavots.


SCÈNE VII

TITYRE, MAMILLARUS, endormi.


TITYRE, entrant.
En nageant, j'ai gagné le rivage de Rome,
Les vagues et les rochers ont meurtri mes genoux.

(Apercevant Mamillarus.) Mais que vois-je ? ô génies tutélaires de ma vieille Arcadie ! un cadavre ? Portons-lui secours. Mais il remue encore.
(Mamillarus pousse un soupir.)

TITYRE. - Par Jupiter tonnant et détonnant ! votre haleine est fétide !...

MAMILLARUS. - Ce n'est rien ! mon état n'est pas grave. Mais que veux-tu pour me réveiller dans mon premier sommeil ? Qui es-tu ? Parle sans détours.

TITYRE.
La Grèce est mon pays, Corinthe m'a vu naître ;
Je voyais l'Hellespont du bord de ma fenêtre,
Et j'aimais Lycoris. — Nous vivions tous les deux
Comme des tourtereaux. — Nous étions bien heureux.
Ô champs de l'Arcqdie ! ô terre bien-aimée !
Je ne reverrai plus ta rive parfumée.
À peine Lycophon avait mis sur son bord
Ma chère Lycoris que, méprisant la mort,
Je sautai dans la mer et suivis le navire :
Je nageai quatre jours sans manger et sans rire,
Et les flots ont porté jusqu'ici mon amour !

MAMILLARUS. - Je ne suis pas au courant, ça viendra sans doute plus tard. Pour le moment, rends-moi un service, aide-moi à gagner le cacatorium sénatorial. Je suis tellement ivre, le petit vin tusculan et les rognons de centaure me travaillent si bien que si tu ne me viens en aide, je ne réponds pas de ce qui peut arriver.

TITYRE. - Ô puissances lulélaires ! je n'étais pas venu pour ça ! mais je veux vous confondre par ma grandeur d'âme.

MAMILLARUS. - Soit ! généreux jeune homme ! Dépêchons-nous !

TITYRE. - Où est-ce seigneur ?

MAMILLARUS. - À droite ! (Ils sortent.)
 

SCÈNE VIII


MAMILLARA, PELLICULUS.


MAMILLARA, s'éventant arec colère. - Ah ! quelle chaleur ! Qué calor ! j'étouffe de colère ! tu prétends être le tonsor des César ; mais tu n'es en vérité qu'un tondeur de chiens. Comment, tu me laisses avec des échelles dans le cou, des bolbos sur le nez et une foultilude de poils follets sur les bras. Si tu ne sais pas ton métier, va l'apprendre, merlan impérial !

PELLICULUS. - Calmez-vous, matrone Mamillara !

MAMILLARA. - Je ne veux pas me calmer ! La chaleur de la saison n'entre pour rien dans mes reproches. Je ne souffrirai pas davantage tes services, et si tu ne me trouves un épilateur plus adroit et plus jeune que toi, je te ferai jeter aux lamproies ! oui, aux lamproies !

PELLICULUS. - Par le Styx ! j'aime les lamproies, c'est un met délectable ; mais je n'aimerais pas à leur servir de pâture.

MAMILLARA. - Arrange-toi donc comme tu voudras. Cherche-toi un remplaçant, et au plus tôt. J'ai ce soir César à souper et je ne veux pas paraître devant lui avec des mèches folles. Je ressemble à une Gorgone.

PELLICULUS. - J'ai votre affaire ! un jeune grec d'Arcadie qui épile et coiffe fort bien.

MAMILLARA. - J'aime les Grecs. Comment nommes-tu le tien ?

PELLICULUS. - Tityre, Corinthe l'a vu naître.

MAMILLARA. - Corinthe ? Tityre ?

PELLICULUS. - Il voyait l'Hellespont du bord de sa fenêtre.

MAMILLARA. - L'Hellespont ? ô mystère ! amène-le-moi vite, viens ! (Ils sortent.)


 





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