GONTRAN. - On ne sait pas, monsieur Babylas ; on peut toujours avoir besoin de son prochain, si petit qu'il soit.
BABYLAS. - Je sais pour ma part que je n'aurai jamais besoin de vous.
GONTRAN. - Ce n'est pas sûr !
BABYLAS. - Non, mais c'est certain.
GONTRAN. - Enfin, soyez persuadé que si un jour, vous tombez dans le malheur...
BABYLAS. - Ce n'est pas vous que je prendrai pour confident.
GONTRAN. - Je ne vous le souhaite pas, remarquez-le bien, au contraire, car j'ai pour vous une profonde sympathie.
BABYLAS. - Grand bien vous fasse !
PETIT PIERRE, dans la coulisse. - Pirouitttt !
BABYLAS. - Qu'est-ce que c'est que ça ?
GONTRAN. - Ce n'est rien, père Babylas ! Maintenant, je ne vous retiens plus. (Il éclate de rire.)
BABYLAS. - Si c'est moi qui vous cause cette hilarité, monsieur, je préfère me retirer ; adieu. (Il sort.)
PETIT PIERRE, apportant le coffret. - Voilà, m'sieur ; j'ai cassé toutes les serrures. Où faut-il mettre ça ?
GONTRAN. - Apporte ça par ici ! (Ils sortent.)
BABYLAS, revenant. - Je le fais rire, ce monsieur, il s'amuse de moi ; il lui faut peu de chose. Enfin ! Voyons, maintenant je vais rentrer chez moi, je vais m'offrir un instant de bonheur. (Petit Pierre .passe sa tête pour écouter ce qu'il dit.) Tous les jours, à cette heure, je me procure là même joie ; je monte chez moi pour contempler mon trésor à mon aise. Je m'enferme et j'étale devant moi mes richesses. Je mets mes billets d'un côté, mon or d'un autre, et mon argent devant moi, puis je me prosterne devant ma fortune...
PETIT PIERRE, à part et en se cachant toujours. - Il faudra que j'aille voir ça !
BABYLAS. - Du bruit, je crois. (Il regarde de tous côtés.) Non, il n'y a personne. Allons savourer notre bonheur. (Il s'éloigne enchantant.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
La scène représente une vieille chambre-délabrée
chez Babylas.
PETIT PIERRE, il marche tout doucement et cherche un endroit pour se cacher. - Je n'ai pas pu résister à la tentation, je suis monté par la fenêtre. Je tiens absolument à voir ce spectacle. Il me semble voir ce pauvre père Babylas contemplant la place vide de son trésor. Il est capable d'en faire une maladie. Oh ! je l'entends ! Où me cacher ? Tiens, au fait, je vais me mettre sous le lit ; de là, je verrai tout ce qui se passe.
BABYLAS, chante dans la coulisse. On l'entend fouiller dans sa serrure et dire : - Allons, bon ! voilà ma serrure qui s'abîme ; il va encore falloir que je dépense de l'argent pour la faire réparer. Une serrure toute neuve que j'ai achetée d'occasion il y a trente-trois ans ! (Il entre.) Ah ! ça y est tout de même ! (On entend éternuer Petit Pierre.) Tiens, une souris qui est enrhumée du cerveau ! Voyons, où est la clef de mon armoire ?
PETIT PIERRE, montrant seulement sa tête. - J'étouffe, moi, là-dessous.
BABYLAS. - Il me semble que quelqu'un a parlé. — Suis-je bête ! c'est dans la rue. — Tiens, je n'ai pas ma clef ! Est-ce que je l'aurais laissée sur la porte ? En voilà, une imprudence ! Voyons donc un peu ! (Il sort en chantonnant, puis revient presque aussitôt tomber sur la scène, en poussant des cris déchirants.) Ma fortune ! mon bien ! mon trésor ! Arrêtez-les ! Au secours ! À la garde !... (Il se relève plusieurs fois et retombe toujours... Il se relève complètement.) Volé ! pillé ! saccagé ! Ah ! les misérables ! mon pauvre trésor ! Une fortune si péniblement amassée ! Que vais-je devenir maintenant ? À mon âge, il me sera impossible d'en refaire une pareille. (Il va et vient, se démène comme un fou.) Faut-il qu'il y ait des gens méchants sur la terre ! (Il va à la fenêtre.) Tiens, voilà le garde champêtre. (Appelant.) Eh ! Rigobert !
RIGOBERT, dans la coulisse. - Quoi ? Qu'est-ce que vous voulez ?
BABYLAS, parlant par la fenêtre. - Venez donc, Rigobert, montez un instant.
RIGOBERT, toujours dehors. - Oh ! je n'ai pas le temps, monsieur Babylas.
BABYLAS, même jeu. - Si, si ! Montez vite !
RIGOBERT, entrant. - Voyons, qu'est-ce que vous voulez ?
BABYLAS. - Ah, Rigobert, mon ami ! si vous saviez ce qui se passe !
RIGOBERT. - Parlez vite !
BABYLAS. - On m'a volé ma fortune !
RIGOBERT. - Votre fortune ! quelle fortune ? Vous disiez toujours que vous n'aviez pas le sou !
BABYLAS. - Je disais ça, mon ami, mais je mentais. J'avais amassé, au contraire, un petit trésor ; j'avais déjà neuf-cent-quarante-cinq-mille-six-cent-vingt-deux euros dix-sept centimes.
RIGOBERT. - Oh ! c'est terrible, en effet, pour les dix-sept centimes surtout !
BABYLAS. - Ne plaisantez pas, Rigobert, ce n'est pas le moment. Écoutez, mon cher ami, faites votre possible, remuez tout le pays, fouillez-le de fond en comble, retrouvez-moi ma fortune, je vous promets une récompense superbe. Oh ! oui, je n'hésiterai certainement pas à vous donner cinquante centimes.
RIGOBERT, éclatant de rire. - Oh ! soyez persuadé que je vais faire tout mon possible (À part.) pour ne pas la retrouver. (Il sort en riant aux éclats.)
BABYLAS. - Plus rien ; ruiné ! Il me reste encore, je crois, onze euros, pour aller jusqu'à la fin de mes jours. Jamais je ne pourrai en faire assez, même en économisant. (Il pousse des cris déchirants.) Que vais-je devenir, Seigneur ? que vais-je devenir ?
GASPARD, arrivant. - Qu'est-ce que tu as donc, Babylas ? On t'entend crier jusque dans la rue.
BABYLAS. - (La douleur l'empêche de parler ; il balbutie quelques mots inintelligibles.)
GASPARD. - Mais dis-moi donc ce que tu as !
BABYLAS. - Volé, je suis volé !
GASPARD. - Qu'est-ce qu'on t'a pris ? des vêtements ?
BABYLAS. - Hélas ! si ce n'était que ça !
GASPARD. - Mais quoi donc ?
BABYLAS. - Ma fortune, mon ami !
GASPARD. - Tu avais donc vraiment une fortune ?
BABYLAS. - Tu t'en doutais bien !
GASPARD. - C'est vrai !
BABYLAS. - Oui, mon ami, elle a été enlevée. Tiens, vois cette place vide : c'est là que je plaçais mon pauvre trésor ; neuf-cent-quarante-cinq-mille-six-cent-vingt-deux euros dix-sept centimes.
GASPARD. - Oh ! quelle imprudence ! Mais peut-être retrouvera-t-on les voleurs. Tout espoir n'est pas perdu, peut-être... Il n'y a pas d'étrangers au village en ce moment. Ça ne peut être qu'un habitant du pays qui a fait ce mauvais coup ; mais je ne vois pas qui.
BABYLAS. - Hélas ! c'est perdu, va, et bien perdu ! Oh ! que vais-je devenir ?
GASPARD. - Allons, voyons : il ne faut pas te décourager comme ça !
BABYLAS. - Mais je suis sans ressource ! Ah ! que je regrette de t'avoir refusé ce billet de mille euros !
GASPARD. - Dame ! que veux-tu ? Ne pensons plus à ça.
BABYLAS. - Au contraire, ça sera le regret de toute ma vie, car, si je te l'avais prêté, ça m'aurait fait mille euros de sauvés !
GASPARD, à part. - Ah ! ce n'est que pour ça ?
BABYLAS. - Je n'ai plus qu'une chose à faire : c'est d'aller me jeter dans la grande mare et d'en finir avec la vie.
GASPARD. - Allons, voyons, qu'est-ce que tu dis là ? Crois-tu donc, que je n'aurai aucune pitié pour toi ? Tu vas venir t'installer à la maison, et tu ne manqueras jamais de rien, je t'en réponds.
BABYLAS. - Comment ! il se pourrait ?
GASPARD. - Tu mangeras, tu boiras, tu dormiras, tu travailleras, si ça te fait plaisir, à ton aise, pour te distraire, et quand tu voudras te reposer, tu seras libre. Il me semble que l'existence n'est pas encore si sombre pour toi. Tu es mon frère aîné, je te dois bien ce secours, dans le malheur où tu tombes !
BABYLAS. - Vraiment, Gaspard, tu ferais ça pour moi ?
GASPARD. - Comment, mais c'est bien naturel. Si tu étais à ma place, et moi à la tienne, tu en ferais tout autant.
BABYLAS. - Moi ? Ma foi, non ! ça ne me serait jamais venu à l'idée !
GASPARD. - Tu sais que c'est demain le mariage de ma fille ; par conséquent, il faut quitter cet air sombre. Tu dois être son premier témoin...
BABYLAS. - Oh ! mon ami, c'est inutile de compter là-dessus ! Il m'est impossible d'assister à cette cérémonie, et surtout à une fête, dans ce moment-ci. Il faut te dire, d'abord, que je n'ai pas de vêtements.
GASPARD. - Eh bien ! nous irons à la ville, nous achèterons tout ce qui te sera nécessaire. Allons, à tout à l'heure ! Je te laisse, tu viendras déjeuner à la maison.
BABYLAS. - Oui, oui !. j'irai tout à l'heure ! Merci, Gaspard, de tes bontés pour moi. (Gaspard sort.) Je vais y aller aujourd'hui... et puis demain... et puis les jours suivants. Après tout, comme il le dit lui-même, je suis son frère aîné... c'est un devoir pour lui d'avoir soin de moi... Il y en a, à ma place, qui n'accepteraient pas ça... Aussi, il doit être enchanté de voir ainsi faciliter sa tâche, et, vraiment, s'il ne me témoigne pas sa reconnaissance, ce sera un fameux ingrat ! Partons, quittons cette chambre qui me rappelle de si doux souvenirs, hélas ! à jamais envolés. Mon trésor, mon seul ami, pourquoi m'avoir abandonné ? (Il sort en poussant des cris déchirants, au milieu desquels on entend :) Mon trésor ! Ma fortune !
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIÈME
La scène représente une Cuisine chez Gaspard.
BABYLAS, présent sur scène à l'ouverture du rideau. - Rien ! toujours rien ! Décidément, il n'y faut plus compter ! Enfin, essayons de penser à autre chose. Ils sont gais, ici ; c'est aujourd'hui la noce, et moi, je suis dans la douleur et le désespoir. (Il pleure d'une façon excentrique.) C'est drôle, ce monsieur Gontran, qui va devenir mon neveu, je ne peux pas le voir en face ! Il vous a un air narquois qui m'exaspère ; et vraiment, si je ne le savais pas si riche, je croirais que c'est lui qui m'a volé ma fortune. On a quelquefois, des pressentiments singuliers ! (Il sort.)
MARGOT, entrant. - En voilà, une affaire ! la fortune du père Gaspard qui a été volée ! J'en suis heureuse, moi. C'est bien fait pour lui : un homme si inutile et si méchant ! Il ne savait quoi trouver pour nous faire des méchancetés. (À ce moment, Babylas, passant sa tête, écoute ce qu'elle dit.) Il inventait toujours quelque chose pour nous faire réprimander par notre maître. Je ne regrette qu'une chose, c'est qu'il n'y ait pas eu le double dans sa cassette ! (Elle aperçoit Babylas qui veut se précipiter sur elle. Elle se sauve en criant.)
BABYLAS, criant après elle. - Misérable ! scélérate ! A-t-on jamais vu cette bonne qui se réjouit de mon malheur ! Oh ! ces domestiques, ils ne peuvent pas me souffrir, moi qui n'ai jamais eu que des bontés pour eux !
PETIT PIERRE, ne montrant que sa tête pour dire : - Oh ! quel aplomb !
BABYLAS. - Qu'est-ce que c'est que ça ?
PETIT PIERBE, toujours caché derrière Babylas. - Ça, c'est moi ! (Il lui donne un coup de tête et se sauve.)
BABYLAS, courant après lui. - Attends un peu, misérable !
PETIT PIERRE, se montrant un peu. - Je n'ai pas le temps, j'ai du monde à dîner ce soir. (Il se cache.)
BABYLAS. - Je vais lui dire deux mots ! (Il sort.)
NICODÈME, entrant. - Moi, je suis heureux de ce qui arrive. (Babylas, revenu discrètement, l'écoute.) C'est bien fait. Ce monstre de père Babylas n'a bien que ce qu'il mérite, par exemple ! (Il l'aperçoit, et se sauve en criant. — Babylas court après. — Ils traversent ainsi plusieurs fois la scène.)
BABYLAS, revenant seul. - En voilà encore un !
GONTRAN, entrant. - Tiens, vous voilà, monsieur Babylas ?
BABYLAS. - Oui, monsieur ! me voilà, monsieur Babylas ! (Il lui tourne le dos.)
GONTRAN, à part. - J'ai toujours peur de lui éclater de rire au nez. (Haut.) Eh bien ! et votre fortune, où est-elle ?