THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

L'AVARE  ET  SON  TRÉSOR


COMÉDIE EN TROIS ACTES


Le Guignol des salons, par L. Darthenay

1888

domaine public


PERSONNAGES :
LE PÈRE BABYLAS.
GASPARD, son frère.
GONTRAN, propriétaire du château, fiancé d'Hortense.
LE PETIT PIERRE, petit voisin.
LE GARDE CHAMPÊTRE.
NICODÈME, garçon de ferme chez Gaspard.
UN PAUVRE.
MADAME GASPARD.
HORTENSE, sa fille.
MARGOT, domestique chez Gaspard.


ACTE PREMIER

La scène représente une place de village.



BABYLAS, entrant et parlant à la cantonade. - Parfaitement. Ne vous occupez donc pas de ça ; ce n'est pas votre affaire. (Au public.) Ils sont impossibles, ces gens-là ; il faut toujours qu'ils s'occupent de ce qui se passe chez les autres ! Est-ce que je m'occupe de vous, moi ? — Je vous demande un peu si c'est raisonnable : me traiter d'avare, moi, un homme qui dépense en moyenne au moins vingt-cinq centimes par jour pour son entretien personnel !


PETIT PIERRE, montrant seulement la tête. - Eh ! père Bybalas !


BABYLAS. - Dites donc, vous, tâchez donc d'être convenable, n'est-ce pas ! Je m'appelle Babylas et non Bybalas. Ils sont insupportables, ces gamins.


PETIT PIERRE, même jeu. - Ne m'en parlez pas, père Bybalas !


BABYLAS. - Où est-il, celui qui m'appelle Bybalas ?


PETIT PIERRE, même jeu. - Par ici, m'sieur Lustucru !


BABYLAS. - Je vais vous en donner, du Lustucru ! Ah ! si je le tenais, ce scélérat ! (Pendant qu'il parle, Petit Pierre le chatouille sur la joue avec son bâton... Il se tient derrière lui, se baissant à son moindre mouvement.) Mais, qu'est-ce que c'est que ça ?


PETIT PIERRE, en se sauvant. - C'est moi, m'sieur.


BABYLAS. - Ah ! c'est toi, petit monstre ! Attends un peu ! (Il traverse plusieurs fois la scène en courant après lui ; à la dernière fois, il se cogne la figure sur le portant, et tombe en criant :) Le misérable ! il abrège mon existence !


PETIT PIERRE, toujours caché. - Vous dépenserez moins. (Babylas s'éloigne pour l'attraper.) Ce pauvre père Babylas, il est furieux. Le fait est que ce bonhomme est bien peu sympathique ; personne ne peut le souffrir dans le pays. Il n'a jamais su ce que c'était que de rendre un service à quelqu'un, celui-là. Ce n'est pas comme son frère, monsieur Gaspard, le fermier d'à côté. En voilà, un brave homme ! C'est bien le jour et la nuit. Oh ! le voilà qui revient, sauvons-nous ! (Il sort.)


BABYLAS, revenant. - Je n'ai pas pu le rattraper, mais ça ne fait rien, il n'y perdra pas. J'ai un appétit ce matin, c'est incroyable ! Je vais aller chez mon frère Gaspard ; là, il y a toujours quelque chose à manger ; c'est, du reste, chez lui que je prends presque tous mes repas. C'est un petit système qui me permet d'augmenter mes petites économies. C'est si beau, la fortune !


GASPARD, entrant. - Ah ! te voilà, Babylas ? Je suis bien aise de te voir, mon pauvre frère ; il faut absolument que tu me rendes un service.


BABYLAS. - Un service ?


GASPARD. - Un service immense, mon ami. Il n'y a que toi qui puisses me sauver en ce moment ; il s'agit, du reste, de peu de chose. J'ai un payement à faire demain matin, et malheureusement je n'ai pas la somme nécessaire. J'ai bien des fonds à recevoir dans trois jours, mais il sera trop tard. J'ai pensé à toi, mon ami, pour m'éviter des désagréments, surtout demain, à cause du mariage de ma fille.


BABYLAS. - Mais en quoi puis-je te rendre service ? Je ne comprends pas.


GASPARD. - C'est bien simple et très facile : en me prêtant, pour trois jours seulement, un billet de mille euros.

HABYLAS, bondissant. - Hein ! tu dis ? un billet de mille euros ! Mais, mon ami, je n'ai jamais eu un billet de mille euros de ma vie !


GASPARD. - Allons donc ! La chose pour toi est très facile.


BABYLAS. - Moi ? mais je n'ai pas un sou !


GASPARD. - Pas un sou ? Veux-tu te taire ! Je sais bien que tu n'es pas millionnaire ; mais, enfin, tu possèdes, j'en suis convaincu, un petit magot qui te permet de me rendre ce service.


BABYLAS. - Je te répète que je n'ai pas un sou ! Pourquoi ne t'adresses-tu pas à monsieur Gontran, ton futur gendre, le propriétaire du château ? Avec une fortune pareille, il ne peut te refuser ça, lui.


GASPARD. - Tu n'y penses pas, Babylas ! Je sais bien que monsieur Gontran a un excellent cœur, mais ce n'est pas au moment où il va épouser ma fille que je vais lui exposer mon embarras. Allons, voyons, un bon mouvement ! Fais ce que je te demande.


BABYLAS. - Encore une fois, je ne le peux pas.


GASPARD. - C'est-à-dire que tu ne le veux pas.


BABYLAS. - Je te dis que je ne le peux pas.


GASPARD. - C'est bon, ça suffit, adieu. (Il s'éloigne et sort.)


BABYLAS. - Me voyez-vous, moi, Babylas, me dessaisir comme ça, bêtement, d'un billet de mille euros ! Ah ! non, par exemple, jamais de la vie ! Il n'aurait qu'à ne pas me le rendre ! Non, non, c'est impossible ! Pas de complaisance dangereuse ! Ce que j'ai, je le garde ; j'ai eu trop de peine à l'amasser... Allons, bon, voilà ma belle-sœur ! Je suis sûr qu'elle va recommencer.


MADAME GASPARD, entrant. - Comment, Babylas, vous refusez de rendre un si petit service à votre frère ? Mais voyons, vous n'avez pas réfléchi, c'est impossible !


BABYLAS. - Si je lui refuse ce service, ma chère belle sœur, c'est que j'y suis forcé, c'est que je ne puis faire autrement.


MADAME GASPARD. - Allons donc ! Ce n'est pas à moi qu'il faut dire ça ; je connais bien à peu près votre situation.


BABYLAS. - Vous ne connaissez rien du tout, sans cela vous ne parleriez pas si sottement. Comme je l'ai dit à mon frère, je n'ai pas un sou ; par conséquent, il m'est impossible de lui venir en aide.


MADAME GASPARD. - C'est bien ! Je vous connaissais déjà un peu, mais à présent je suis complètement fixée sur votre compte. Rappelez-vous mes paroles : ce que vous faites là ne vous portera pas bonheur. (Elle sort.)


BABYLAS, lui criant de loin. - Allez donc vous asseoir, avec votre bonheur ! (Seul.) Ils sont impossibles, ces gens-là ! C'est vrai, pour un rien, ils vous envoient tout de suite du malheur ! — J'ai faim, je vais tout de même aller chez mon frère manger quelque chose. (Il sort.)


GONTRAN, entrant avec Gaspard. - Mais, mon cher monsieur Gaspard, pourquoi ne pas vous être adressé à moi tout de suite ?


GASPARD. - Mais, monsieur Gontran, j'aurais voulu au contraire vous cacher mon embarras !


GONTRAN. - C'est ridicule ! Je vous en prie, ne vous gênez donc pas ; au moment où je vais devenir votre gendre, c'est avec le plus grand plaisir que je mets ma bourse à votre disposition.


GASPARD. - Oh ! monsieur Gontran, je me demande vraiment comment je pourrai reconnaître tant de bonté.


GONTRAN, le prenant par le bras. - Allons donc, vous exagérez ! (Ils sortent.)


BABYLAS, entrant. - Tiens, tiens, tiens, ce naïf ! Il a prêté mille euros à mon frère. Elle est bien bonne ! Au fait, puisqu'il va entrer dans la famille, il peut se montrer généreux. C'est drôle, moi, je ne l'aime pas dans le fond, ce garçon-là.


UN PAUVRE, entrant. - La charité, mon bon monsieur, s'il vous plaît.


BABYLAS. - Je n'en ai pas ! allez à la mairie !


LE PAUVRE. - Il n'y a personne !


BABYLAS. - C'est qu'ils sont sortis ; attendez-les un peu !


LE PAUVRE. - Mais vous, monsieur ?


BABYLAS, bondissant. - Voulez-vous me laisser tranquille, à la fin ? Allez donc au diable !


LE PAUVRE. - Misérable ! La misère noire t'étranglera. (Il s'éloigne lentement en le fixant, toujours.)


BABYLAS, seul. - Il est effrayant, celui-là ; il m'a donné froid dans le dos !


GONTRAN, entrant, à la cantonade. - C'est ça, cher monsieur Gaspard. (S'approchant de Babylas et se retournant face à lui.) Tiens, vous voilà, vous !


BABYLAS. - Oui, monsieur, me voilà, moi ! Alors vous venez de prêter mille euros à mon frère ?


GONTRAN. - Certainement ; j'ai fait ce que d'autres auraient dû faire avant moi.


BABYLAS. - C'est pour moi que vous dites ça ?


GONTRAN. - Si vous voulez !


BABYLAS, criant très fort. - Vous me permettrez de vous dire que je fais ce qui me plaît !


GONTRAN, criant plus fort. - Ah çà ! dites donc, vous, qui est-ce qui vous demande l'heure qu'il est ? (Il fait un geste comme pour sauter sur lui. Babylas se sauve en criant. Il revient plusieurs fois pour essayer de parler. Gontran recommence toujours la même scène.) Quel vieux scélérat ! En voilà un qui mériterait une bonne leçon ! Il faudra que je tâche de trouver un moyen pour le guérir de son avarice. Ça sera difficile, mais il faut que je trouve. (Il sort.)


BABYLAS, revenant. - Oh ! qu'il me déplaît, celui-là ! Il fait l'important parce qu'il a de la fortune. Il n'y a pas que lui qui a de la fortune ; moi aussi, j'ai de la fortune ! (À ce moment, Gontran passe sa tête pour écouter ce qu'il dit.) À me voir comme ça, j'ai l'air d'un pauvre malheureux. Eh bien ! tel que vous me voyez, j'ai eu l'intelligence d'amasser un joli petit capital. À l'heure qu'il est, je possède neuf-cent-quarante-cinq-mille-six-cent-vingt-deux euros dix-sept centimes.


GONTRAN, ne pouvant retenir son saisissement. - Bah ! (Il se cache.)


BABYLAS. - Qu'est-ce que c'est que ça ? Il me semble que quelqu'un m'écoute. (Il regarde en l'air.) Non, c'est une hirondelle qui vient d'attraper un hanneton. (Il s'éloigne.)


GONTRAN, rentrant. - Le voilà, le moyen ! Écoutons-le encore. (Il se cache.)


BABYLAS, revenant en scène. - Non, il n'y a personne. — Je disais donc qu'à moi tout seul j'ai amassé ce petit trésor. Ah ! ça n'a pas été sans peine. Aussi je suis bienheureux en pensant que chez moi, à l'abri de tout, j'ai ma petite fortune soigneusement cachée dans une petite cassette qui se trouve dans mon armoire à côté de mon lit.


GONTRAN, toujours caché. - Ah ! bon ! je sais où c'est.


BABYLAS, effrayé. - Il me semble que je viens encore d'entendre parler. (Il s'éloigne.)


GONTRAN, sortant de sa cachette. - Par exemple, voilà qui tombe à merveille. Il me donne lui-même le moyen de le guérir. C'est superbe, on n'est pas plus complaisant ! Je vais me mettre à l'œuvre tout de suite. (Appelant.) Petit Pierre !


PETIT PIERRE, dans la coulisse. - Voilà, m'sieur.


GONTRAN. - Écoute, mon ami, que je te dise quelque chose !


PETIT PIERRE, entrant. - Qu'est-ce que vous voulez, m'sieur ?


GONTRAN. - Dis-moi, tu sais où demeure le père Babylas ?


PETIT PIERRE. - Oui, m'sieur.


GONTRAN. - Voilà ce que tu vas faire : tu t'introduiras chez lui pendant qu'il sera absent, par n'importe quel moyen ; tu trouveras une armoire à côté de son lit, et dans ce meuble, que tu ouvriras également comme tu pourras, se trouve une cassette renfermant sa fortune. Tu t'empareras de ce fameux trésor et tu viendras me le remettre.


PETIT PIERRE. - Comment, m'sieur, c'est sérieusement que vous me dites ça ?


GONTRAN. - C'est pour lui donner une bonne leçon ; dans deux ou trois jours, je lui rendrai sa fortune, et j'espère ainsi peut-être le guérir de son infernale avarice.


PETIT PIERRE. - Ah ! je comprends, m'sieur ! Tenez, le voilà justement ; retenez-le donc en lui causant, j'y vais tout de suite. Quand je reviendrai, je ferai : Pirouittt ! Ça voudra dire que j'ai le coffret ; alors vous le laisserez aller.


GONTRAN. - C'est ça, cours vite ! (Petit Pierre se sauve, Babylas entre.) Allons, voulez-vous faire la paix, père Babylas ?


BABYLAS. - C'est inutile, je n'y tiens pas. Je n'ai pas besoin de vous, vous n'avez pas besoin de moi. Par conséquent, restons-en là !
?




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