LE GÉNIE. - De l'eau ! je ne l'aime pas. Non, ne fais pas cela ! Je vais m'en aller ; mais j'ai une grâce à le demander.
ANSELME. - Être inconscient, parle vite et va-t'en ! Ta chaleur commence à faire fondre les boiseries.
LE GÉNIE. - Des êtres qui ne sont point de ma planète sont descendus sur la terre...
ANSELME. - Qu'est-ce que cela peut te faire ?
LE GÉNIE. - Je crains l'union de leur intelligence lunaire avec celle du terrien. Si tu n'avais pas déjà été en communication avec eux, tu ne me parlerais pas si hardiment.
ANSELME. - Et que veux-tu faire de ces lunariennes ?
LE GÉNIE. - Détruire ce qu'il en reste sur la terre.
ANSELME. - Et quand tu les auras, tu t'en iras ?
LE GÉNIE. - Oui.
ANSELME, à part. - Il est bête ! Jouons au plus fin. (Haut.) Eh bien ! je vais te livrer celles que j'ai en mon pouvoir... car, aussi bien, ces petits êtres, avec leurs billevesées, me rendraient lunatique.
LE GÉNIE. - C'est certain ; l'esprit humain doit rester dans une douce obscurité. La médiocrité, mon cher, il n'y a que ça !
ANSELME, allant chercher un paquet de bonshommes ca carton, pendus au mur. - Tiens ! Prends-les ; je le les livre.
LE GÉNIE. - Que ces lunariens soient détruits ! À la fournaise ! (Il les jette dans les flammes qui sortent du plancher.) Et vous, esprits errants des ténèbres, larves et marouts, prenez toute forme à votre convenance ! Veillez autour de ce terrien, et guettez tout lunarien qui s'en approchera. Qu'ils soient détruits ! qu'ils soient rendus au néant !
ANSELME. - Néant !... Un mot qui n'a pas de sens. Décidément, Angramanyou, tu n'es pas fort !
LE GÉNIE. - Mon nom !... Il sait mon nom !...Adieu !... (Il disparaît. Flammes et tam-tam.)
SCÈNE XII
ANSELME. - Tu n'es pas bien élevé non plus, car tu ne m'as pas seulement dit merci. (Aux poupées.) Mesdames, prenez un peu d'air ; revenez de votre frayeur.
LA REINE, à ses compagnes. - Remercions Anselme pour nous avoir sauvées.
(On entend une musique douce ; les poupées dansent, et donnent un ballet à Anselme qui, peu à peu, se met à danser avec elles. Musique. Des araignées monstrueuses descendent du plafond.)
LES POUPÉES, épouvantées, s'enfuyant de tous côtés en criant. - Les monstres ! les monstres !
(La reine grimpe après Anselme, qui la met dans sa poche et se tient à l'écart.)
CHOEUR DES ARAIGNÉES. - Filles de la nuit et de la poussière, tendons nos fils, mes sœurs ! Partout des fils, des fils, à nous les mouches, les mouches aux ailes d'or, à nous, les petites habitantes de l'air, à nous les poupées de la lune !... Mangeons-les ! mangeons-les ! mangeons-les ! (Quelques petites poupées sont prises et emportées par les araignées.)
ANSELME, courant à leur secours. - Un plumeau ! une tête de loup ! un balai !... Si j'évoquais les esprits, moi aussi ? Ce n'est pas impossible à l'intelligence humaine, Swedenborg l'a dit. « À moi les médiums, à moi les esprits de la lumière, de l'ordre et de la logique ! je suis évocateur ! Venez, esprits errants de la nature et de la civilisation ! venez revêtir vos formes primordiales ! chassez les monstres fils de l'ignorance et des ténèbres !... »
VOIX DANS L'AIR. - Nous voilà nous voilà ! nous voilà !
SCÈNE XIII
CHOEUR DES ARAIGNÉES. - Dépêchons-nous, mes sœurs, enlevons, mangeons, dévorons les filles de la lune ! Voici l'ennemi, alerte !... Haine aux balais ! mort aux têtes de loup ! (Elles grimpent.)
CHOEUR DES BALAIS. - Oui, nous sommes les balais, amis de la propreté, amis de l'ordre, amis de tout ce qui luit, reluit, brille et scintille ! oui, nous sommes les balais !
LE BALAI. - Je cours, je vais, je viens sur les tapis moelleux, sous les meubles. Comme la mouette cendrée sur les vagues écumeuses ou le noir dauphin parmi les flots argentés, je chasse devant moi les mites, les teignes et les larves nocturnes, invisibles agents de la grande dévastation de la nature.
LE CHOEUR DES BALAIS. - Oui, nous sommes les balais, amis de la propreté, amis de l'ordre, amis de tout ce qui luit, reluit, brille et scintille ! Oui, nous sommes les balais !
LA TÊTE DE LOUP. - Hirsute hérissée et terrible comme le sanglier aux soies rudes, je veille dans la demeure des hommes et, de mon antre obscur, je m'élance hardiment vers les corniches où je fouille et farfouille avec ardeur les coins et recoins. Je surprends dans son repaire, je chasse ou j'écrase sans pitié l'araignée nocturne, emblème de la rapacité, de l'égoïsme et du désordre.
LE CHOEUR DES BALAIS. - Oui, nous sommes les balais, amis de la propreté, amis de l'ordre, amis de tout ce qui luit, reluit, brille et scintille ! Oui, nous sommes les balais !
LE PLUMEAU. - Partie intégrante du coq matinal, moi, le plumeau, semblable à l'hirondelle qui fend l'air de son vol rapide, je disperse les atomes et les molécules impalpables, qui, sans moi, envelopperaient le globe terrestre et l'humanité d'un linceul de poussière.
LE CHOEUR DES BALAIS. - Oui, nous sommes les balais, amis de la propreté, amis de l'ordre, amis de tout ce qui luit, reluit, brille et scintille ! Oui, nous sommes les balais !
LA BROSSE DE TABLE. - Alors que, dans un festin immense, les grands de la terre réunis voient monter vers le ciel le fumet des viandes succulentes et repaissent leur odorat du parfum des fruits de la chaste Pomone, je viens discrètement, recourbée comme un arc et légère comme une flèche, me jouer sur la blanche nappe en faisant disparaître les miettes du froment le plus pur.
LE CHOEUR DES BALAIS. - Oui, nous sommes les balais, amis de la propreté, amis de l'ordre, amis de tout ce qui luit, reluit, brille et scintille ! Oui, nous sommes les balais ! (Ils balaient, époussètent avec frénésie.)
ANSELME. - Que ces balais sont pédants ! Allons, mes amis ! en avant !... Voici l'ennemi !
SCÈNE XIV
Un gros paquet de ballons avance.
CHOEUR DES BALLONS. - Avançons en bon ordre, mes frères ! Nous sommes gonflés d'air et d'orgueil ; mais nous sommes forts. Notre ventre élastique ne craint point les coups... Au contraire, plus on nous frappe, plus nous sommes battus, plus nous sommes glorieux !... Avançons, frères !avançons ! Vent et fumée ! coups et contre-coups, bonds et rebonds... telle est notre devise !... (Combat entre les balais et les ballons. — Les balais, lassés de frapper, tombent épuisés.)
ANSELME. - Courage ! bons balais... Vous laisserez-vous vaincre par des ennemis gonflés de vent ?
LA REINE, sortant de la poche d'Anselme. - Anselme ! Anselme ! les mauvais esprits l'emportent !... jetez-vous dans la mêlée, frappez-les, dispersez-les ! (Elle rentre dans la poche d'Anselme.)
ANSELME. - Ne craignez tien ! ne bougez pas. (Il se jette sur les ballons.) Arrière, larves, gnomes, farfadets, esprits malfaisants. (Il se bat contre les ballons furieux, qui reviennent toujours à la charge. — Les balais, drapeau en tête, reprennent l'offensive ; les ballons chassés disparaissent ; les balais les poursuivent. Ils sortent tous.)
SCÈNE XV
LA REINE, sortant de ta poche d'Anselme. - Mes femmes, mes compagnes, où sont-elles ?... Horreur ! me voilà seule !
ANSELME. - Non, tu n'es pas seule, car je suis là, moi ! Je ne t'abandonnerai pas, pauvre petite créature ; je ne te quitterai pas !
LA REINE. - Oh ! ce que tu me dis me console un peu... Mais je ne puis rester sur cette terre : il faut que tu m'aides à retrouver ma nef.
ANSELME. - Pourquoi ? Voudrais-tu me quitter, moi qui t'ai sauvée ?... Oh ! tu me fais bien de la peine... Reste ! tu seras mon amie, ma compagne... Écoute-moi, Lunaria !...
LA REINE. - Moi, ta compagne ? Je suis bien trop petite !
ANSELME. - Trop petite ! trop petite !... c'est vrai ; mais en vivant sur la terre, tu grandiras : je t'apprendrai à manger, à boire ; je le servirai, j'aurai bien soin de toi ! car j'ai pour toi une amitié immense, sans bornes. Est-ce que tu ne me comprends pas ?... Tu ne dis plus rien ! Serais-tu devenue muette ?... Qu'as-tu ? Il me semble que tu as déjà grandi... tu es encore plus belle... Oh ! ma chère petite compagne ! je t'aime en à perdre la raison... Ne me quitte pas !... Eh bien, si tu veux t'en aller, je te suivrai : j'irai avec toi dans la lune, dans les étoiles... Mais dis-moi que tu veux bien de moi pour ton ami... Consens à être ma compagne pour toute la vie.
(La poupée, qui a grandi petit à petit pendant la tirade précédente, devient Wilhelmine.)
SCÈNE XVI
WILHELMINE. - Anselme ! Anselme ! ne vous désespérez pas ! Moi aussi, j'ai beaucoup d'amitié pour vous, croyez-le bien, et si vous m'aviez parlé plus tôt...
ANSELME. - Wilhelmine ! c'est toi ! toi que j'aime ! Pardonnez-moi, mademoiselle Hans, je ne sais plus ce que je dis.
WILHELMINE. - Mais vous parlez bien, vous dites les plus jolies choses que j'aie jamais entendues, mon ami. Continuez !
ANSELME. - Votre ami ?... Ah ! chère bien-aimée ! mais je rêve : tout cela n'est pas possible. Lunaria ? la petite fée ? la poupée ?
WILHELMINE. - La voilà là-bas, couchée dans un lit d'or et de gaze rose... C'est vous qui l'avez mise là ?
ANSELME. - Oui... je ne sais plus... mais je vous demande une grâce... ne la vendez pas... Sans elle, je n'aurais jamais eu le courage de vous dire que je vous aime !
WILHELMINE. - Je vous le promets, je la mettrai sous le globe de ma pendule, pour que, chaque fois que vous la verrez, vous me disiez encore : « Wilhelmine, je vous aime ! »
ANSELME. - Je vous le dirai toute ma vie ! (Il lui baise les mains.)
HANS, entrant. - Eh bien ! eh bien ! Qu'est-ce que cela veut dire ?
WILHELMINE. - Mon père, c'est Anselme qui me demande si je veux être sa femme... Je ne sais trop que lui répondre sans votre permission...
HANS. - Eh bien, il faut lui répondre... oui !
ANSELME, se jetant au cou de Hans. - Ah ! maître Hans !...
Rideau