THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

JOUETS ET MYSTÈRES

Fantaisie en un acte.

Sand, Maurice.

1890
domaine public.


PERSONNAGES
ANSELME.
HANS, marchand de jouets.
MARDOCHÉE, vieux juif.
PAYKUL.
ANGRAMANYOU, génie.
WILHELMINE, fille de Hans.
LA BARONNE.
CHARLOTTE, sa fille.
DOROTHÉE, servante.
LUNARIA, reine des poupées.
Compagnes de Lunaria.
Esprit et Génies sous diverses formes.


La scène se passe à Nuremberg, vers 1780.


La boutique d'un marchand de jouets, à Nuremberg. —Au premier plan, à gauche du spectateur, une vitrine avec jouets en étalage. — Au fond, la devanture vitrée avec porte au milieu ; de chaque côté, une vitrine avec jouets. — À droite du spectateur, un escalier tournant montant au premier étage. Devant l'escalier, une table servie, avec deux couverte et deux chaises. Jouets pendus à la muraille. — Au fond, derrière la devanture de la boutique, la silhouette de la ville de Nuremberg sur un ciel de nuit claire.


SCÈNE PREMIÈRE


Au lever du rideau, HANS et WILHELMINE sont au fond de la boutique ; ANSELME, au premier plan près de la table, mettant le couvert ;
puis DOROTHÉE.


ANSELME. - C'était bien la peine d'avoir étudié deux ans à l'Université d'Heidelberg, pour venir ici à Nuremberg, chez monsieur Hans, marchand de jouets, remplir les fonctions de commis de boutique et de serviteur l Il faut bien que ce soient l'attraction magnétique et l'amitié que j'éprouve pour mademoiselle Wilhelmine, la fille du patron, qui m'aient attiré et retenu ici. Elle a de si jolis yeux bleus en amande et de si beaux cheveux blonds ! Quand elle me regarde pour me donner un ordre, le coeur me bat si fort et le sang me bourdonne tellement dans les oreilles, que je n'entends pas un mot de ce qu'elle dit. Quand je ne la vois pas, je trouve un tas de jolies choses à lui dire. Dès qu'elle paraît, tout s'envole. Elle me fait peur et plaisir tout à la fois. Oh ! je n'oserai jamais lui dire que moi, le docteur Anselme, je me suis fait garçon de boutique et son serviteur !

DOROTHÉE, apportant le potage. - Voilà la soupe à la bière ! Eh bien, Anselme, qu'est-ce que vous faites là ? toujours à rêvasser ! au lieu d'avertir le patron et mademoiselle ? On dirait que vous n'osez pas leur parler... (À part.) Il est gentil tout plein ; mais il est niais ! Ah ! qu'il est niais ! (Elle va au fond.) Maître Hans, votre souper est servi. (Elle sort.)


SCÈNE II

HANS et WILHELMINE, venant s'asseoir.

HANS. - Anselme ! mon garçon, voulez-vous tenir le comptoir pendant le souper ?

ANSELME. - Oui, monsieur Hans, avec plaisir.

HANS. - Ne m'appelez donc pas toujours monsieur ; je ne suis pas un bourgeois, mais bien un artisan, autrefois ouvrier en jouets, aujourd'hui marchand, commerçant ; appelez-moi maître Hans. Je ne suis pas fier, et s'il n'y avait pas tant de clientèle à contenter à la veille de Noël, je vous dirais : Asseyez-vous là et mangez avec nous.

ANSELME. - Oh ! maître Hans, je sais que je ne dois pas...

WILHELMINE. - Dimanche, nous fermerons le magasin, et nous irons nous promener à la campagne. Vous viendrez avec nous, Anselme, et nous dînerons tous ensemble à l'auberge de la « Pipe couronnée ».

ANSELME. - Oh ! mademoiselle !... c'est trop d'honneur. Je ne sais... (À part.) Je ne trouve rien à lui dire... je suis comme paralysé... (Il va au fond.)


HANS. - C'est un bon jeune homme que cet Anselme.

WILHELMINE. - Depuis deux mois qu'il est ici, il a toujours montré un caractère doux et soumis.

HANS. - Et puis, il est instruit ; il parle poliment à la clientèle. Donne-moi encore de la soupe... Bien... Et comme il n'est pas vilain garçon, les mamans et les petites filles s'adressent plus volontiers à lui qu'à moi, un vieux laid.

WILHELMINE. - Il me paraît bien timide !

HANS. - C'est de son âge.


SCÈNE III


LA BARONNE et CHARLOTTE, entrant.


LA BARONNE. - Bonsoir, monsieur Anselme ; avez-vous quelque jouet nouveau pour ma petite fille ? Charlotte, regarde si quelque chose te plaît.


CHARLOTTE. - Ah ! maman, je veux bien tout ce qu'il y a ici.


LA BARONNE. - Tout, c'est trop ! Monsieur Anselme, choisissez-moi quelque chose ; vous avez du goût...


ANSELME. - Madame, je ne sais trop : un ménage... une belle poupée à ressorts...


CHARLOTTE. - J'en ai déjà quinze ; je voudrais... un chasseur, pour le marier avec ma grande poupée.


ANSELME, lui présentant un jouet. -Voilà, ma petite demoiselle...


CHARLOTTE. - Il n'est pas joli, ce monsieur-là, il n'est pas à la mode, il n'a pas de queue.


ANSELME. - Il l'a perdue à la bataille.


LA BARONNE. - Charlotte ! mieux vaut ce petit militaire. Il est joli, il ressemble à monsieur Anselme.


ANSELME. - Ah ! madame, il est mieux que moi.


LA BARONNE. - Combien ?


ANSELME. - Six limiers.


LA BARONNE. - Les voici ! Ce jouet m'embarrasserait ; je vous le laisse. Apportez-le chez moi, ce soir.


WILHELMINE. - Anselme ! venez donc ; donnez-moi une assiette.


ANSELME. - Oui, mademoiselle.


WILHELMINE. - Qu'est-ce que cette dame vous disait ?


ANSELME. - De lui porter un militaire en bois à domicile.


WILHELMINE. - Vous n'êtes point ici pour faire les courses. (À la baronne.) Madame, je vous enverrai le paquet par ma cuisinière.


LA BARONNE. - Je l'emporterai bien moi-même. Bonsoir ! (Elle prend le jouet et sort.)


SCÈNE IV

PAYKUL, LE FILS DU CONSEILLER, entrant.


PAYKUL. - Enchanté, monsieur Hans, de vous rencontrer...


HANS, se levant. - Ah ! c'est monsieur Paykul, le fils du conseiller.


ANSELME, à part. - Encore ce jeune mirliflor ! Il vient bien souvent depuis quelque temps.


PAYKUL. - Mademoiselle Wilhelmine, vous m'avez manifesté l'autre jour le désir d'aller à la comédie, et je me suis procuré des billets d'entrée pour ce soir.


WILHELMINE. - Ah ! vous êtes bien aimable, monsieur Paykul !


PAYKUL. - Mademoiselle, du moment que vous êtes contente, je suis payé de mes peines.


ANSELME, à part. - Voilà ce que je ne saurai jamais dire. C'est égal, il m'ennuie, ce monsieur.


WILHELMINE. - Alors, nous irons ce soir... Mon papa, dépêchons-nous de souper.


HANS. - Oui, dépêchons-nous, pour ne pas faire attendre monsieur Paykul.


PAYKUL. - Je vous laisse, et j'aurai l'honneur de revenir vous prendre avec ma voiture.


HANS. - Vous êtes trop aimable, nous irons bien à pied.


PAYKUL. - Non pas ! non pas ! à tout à l'heure. (Il sort.)
 

SCÈNE VI


LES MÊMES, puis PAYKUL.


HANS, se rasseyant. - Wilhelmine, as-tu encore de la soupe ?


WILHELMINE. - Non, mon père. (Appelant.) Dorothée !


DOROTHÉE, apportant un plat. - Me voici, mademoiselle.


HANS. - Qu'apportez-vous là, jeune cuisinière ?


DOROTHÉE. - De la choucroute avec des saucisses de Francfort faites chez le charcutier du coin.


HANS. - C'est parfait !


DOROTHÉE. - Vous n'avez guère laissé de soupe.


HANS. - C'est ta faute ; il ne fallait pas la faire si bonne. Tu en feras d'autre pour toi et Anselme. (Elle sort.)


SCÈNE VI

MARDOCHÉE, entrant par le fond avec un panier.

 

MARDOCHÉE. - Voulez-vous des petites poupées, de jolies petites poupées ?


ANSELME. - Nous en avons déjà.

MARDOCHÉE. - Vous n'en avez pas de si jolies ; voyez-les ! Achetez mes petites poupées !


ANSELME. - Elles sont très bien, je ne dis pas le contraire ; mais je ne suis pas le patron.


MARDOCHÉE. - Et où est-il, le patron ? Ah ! le voilà ! Bonsoir, monsieur Hans, achetez mes petites poupées.


HANS. - Ah ! c'est vous, père Mardochée ! Qu'est-ce que vous m'apportez ? encore quelque médicament ?


MARDOCHÉE. - Appelez-vous médicaments ces jolies petites femmes ? Regardez, ouvrez les yeux, mettez vos lunettes ; c'est vivant, des objets d'art ! Vous êtes un connaisseur, monsieur Hans ! Achetez-les !


HANS. - Je ne dis pas qu'elles soient mal ; mais ce n'est pas vous qui travaillez si bien que ça.


MARDOCHÉE. - Bien sûr, non, ça n'est pas moi !


HANS. - Combien la douzaine ?


MARDOCHÉE. - Je n'en ai que sept, et je les vends un thaler la pièce.


HANS. - C'est trop cher ! D'ailleurs, j'ai déjà assez de cet article-là.


MARDOCHÉE. - Pas soigné comme ça ! Et combien voulez-vous les payer ?


HANS. - Trois thalers le tout.


MARDOCHÉE. - Prenez-les donc ! (Avec un soupir.) Mais c'est bien parce que c'est vous et que j'ai besoin d'argent...


HANS. - Voici votre compte... Et d'où viennent-elles, ces petites poupées ?


MARDOCHÉE, ironique. - Je vais vous le dire tout de suite... De la lune !

ANSELME. - De la lune !


HANS. - Allons ! vieux farceur, vous ne voulez pas me dire le nom du fabricant ?


MARDOCHÉE. - Bien le bonsoir, monsieur Hans et la compagnie. (Il sort.)


SCÈNE VII


LES MÊMES, moins MARDOCHÉE.


HANS. - Où diable ce vieux grappilleur a-t-il trouvé ces poupées ? Il n'y a pas un ouvrier à Nuremberg pour travailler aussi finement. En quoi sont-elles ? en porcelaine ? Non ! en albâtre !


WILHELMINE. - On dirait des petites femmes pétrifiées.





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