THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

HANS. - Je ne les ai pas payées trop cher. Tu les coteras trois thalers pièce. Mais je pourrais les avoir à meilleur marché en m'adressant directement à l'ouvrier. Mon chapeau, ma canne, mes galoches... Vite !


WILHELMINE. - Où voulez-vous aller ?


HANS. - Mardochée n'est pas loin, je vais le guetter, le suivre, savoir où il va... et...


WILHELMINE. -Mais la comédie, papa !...


HANS. - C'est juste ! Il ne faut pas manquer de parole à monsieur Paykul. Mardochée reviendra bien demain avec d'autres poupées et je tâcherai de savoir l'adresse de l'ouvrier... (À Anselme.) Range toutes ces petites personnes dans la vitrine. (On entent le roulement d'une voiture. — À Wilhelmine.) Allons, viens... j'entends le carrosse de monsieur le conseiller... (Ils sortent.)



SCÈNE VIII


ANSELME et DOROTHÉE.



DOROTHÉE, entrant avec un plat. -Maintenant, monsieur Anselme, nous allons souper tranquillement tous les deux. Je vous ai fait une bonne choucroute et j'ai tiré de la bière à la grosse barrique. Asseyons-nous. (Ils mangent.)


ANSELME. - Vous avez tort, Dorothée, de boire la bière du patron.


BOROTHÉE. - Des scrupules ! Bah ! Il ne s'en apercevra pas ! Dites donc, nous sommes là en tête à tête, comme mari et femme. Et quand on pense que ça pourrait être, pourtant !... et que nous pourrions avoir, nous aussi, un magasin de jouets ou de ferblanterie avec une douzaine de petits bambins.


ANSELME. - Une douzaine !...


DOROTHÉE. - Oui, c'est assez ! Et le dimanche nous irions nous promener en bateau. (Un bruit se fait entendre. — Elle crie.) Ah ! avez-vous entendu ?


ANSELME. - Oui, c'est un joujou qui a craqué.


BOROTHÉE, se serrant près d'Anselme. - Ah ! que j'ai eu peur !


ANSELME. - Dorothée ! ne me poussez pas tant que ça ; vous m'empêchez de manger.


DOROTHÉE, à part. - Il est bien sot ! (Haut.) Je me range. Dites donc, est-ce que vous n'avez pas envie de danser ? La mère Gertrude, notre voisine, donne un bal. J'irais bien, moi ! avec vous !


ANSELME. - Et le magasin, qui est-ce qui le garderait ?


DOROTHÉE. - Est-ce que vous croyez que ces chevaux de bois, ces ballons, ces ménages, ces poupées puissent tenter les voleurs ? Nous fermerions bien la porte...


ANSELME. - Ça ne se peut pas, Dorothée !


DOROTHÉE. - Si vous ne voulez pas me faire ce plaisir, c'est que vous n'avez pas d'amitié pour moi.


ANSELME. - Oh ! je vous aime bien... en tant que cuisinière. Mais ça ne va pas jusqu'à me faire oublier mon devoir.


DOROTHÉE. - Oui, oui, mon tel ami, je sais où le bât vous blesse... Mais vous avez beau regarder mademoiselle Hans avec des yeux de carpe pâmée, elle n'est pas pour votre nez... Son mariage est décidé.


ANSELME. - Elle va se marier ?... Avec qui ?... avec monsieur Paykul, peut-être ?


DOROTHÉE. - Ça se pourrait bien ! Bonsoir, je vais chez la mère Gertrude : si vous venez m'y retrouver, je vous apprendrai bien des choses que vous ne savez pas... (Elle sort.)



SCÈNE IX


ANSELME, seul. -Elle n'est pas contente ! Elle parle par méchanceté. Non, Wilhelmine ne peut pas épouser le fils d'un conseiller. Elle, une marchande !... Mais un rocher inaccessible pour moi, une muraille de diamant !... Voyons !... il faut ranger ces poupées !... (Il les regarde.) C'est vrai qu'elles ont l'air de petites personnes, comme le remarquait mademoiselle Wilhelmine. Sont-elles jolies ! elles sont plus jolies que Dorothée, et même que Wilhelmine. Ce vieux juif a dit qu'elles venaient de la lune... ce n'est pas impossible ; la lune étant beaucoup plus petite que la terre, ses habitants sont, par conséquent, beaucoup plus petits que nous... Mais il n'y a donc que des femmes dans la lune ? — Si cela est, nous devrions les entendre jacasser d'ici ! — Que celle-ci est belle ! elle a de vrais cheveux, de vrais cils... quelle jolie taille ! Ce qui est singulier, c'est qu'elles ont toutes les yeux fermés. Elles dorment, bien sûr. Je vais leur faire un beau lit de coton blanc et les ranger les unes à côté des autres, et puis leur mettre un beau petit couvre-pied ouaté, pour qu'elles n'aient pas froid... Voilà, mesdames ! Quant à celle-ci, ce doit être leur reine... j'ai là un petit lit en or, avec des rideaux de gaze rose. Elle y sera très bien... Voilà la couverture faite ! Madame la reine, veuillez vous coucher... je vais vous border... On dirait qu'elle sourit.. c'est qu'elle est contente. Faut-il vous raconter une histoire pour vous endormir ?... Que je suis bête !... elle dort bien trop ! Est-ce dommage qu'elle soit si petite !... Madame la reine, je vous souhaite le bonsoir... dormez bien... faites de jolis rêves. Vous êtes si jolie que je vous demande la permission de vous embrasser. (Il embrasse la poupée.) C'est singulier ! il m'a semblé qu'elle avait la peau moite ! Mais elle ouvre les yeux !... Elle remue les lèvres l (Il prend un flambeau et l'approche de la poupée.) Que je suis sot ! C'est le tremblotement de la lumière ! Bonsoir, madame la reine des lunatiques. (Dix heures sonnent.) Déjà dix heures ! Et Wilhelmine qui ne rentre pas ! Est-ce qu'elle prendrait plaisir dans la compagnie de ce monsieur Paykul ? Il est bien laid... Pourquoi Dorothée m'a-t-elle dit qu'elle m'apprendrait bien des choses que je ne sais pas ?... Si j'allais la retrouver ? Elle me parlerait de Wilhelmine, Je saurais... Mais non ! qu'elle garde ses secrets, des méchancetés, bien sûr ! J'attendrai monsieur et mademoiselle Hans, là, sur cette chaise. (Il s'assied et s'endort.)



SCÈNE X

Musique douce allant en crescendo. La lune se lève et monte dans le ciel.
La reine des poupées s'éveille.



LA REINE. - Un souffle embrasé a passé sur moi... De douces paroles ont charmé mon oreille. Un baiser énorme a effleuré ma joue... Mes sens me sont rendus. Je reviens à la vie !... Mes sœurs, mes compagnes, éveillez-vous, secouez l'engourdissement ! Que l'enchantement se dissipe !


LES POUPÉES, en chœur. - Qui nous a conduites ici ?


LA REINE. - Qui ? je l'ignore ! Mais celui qui nous a rendu la vie, je le sais : c'est l'être qui repose là. (Elle va près d'Anselme.)


LES POUPÉES. - Ah ! qu'il est gros et grand !

LA REINE. - Ne craignez rien ! Il est doux et bon ; je vais l'éveiller, et il nous aidera à sortir d'ici. (Elle grimpe sur Anselme.)


LES POUPÉES. - Quel courage ! quelle audace !


LA REINE. - Son nez est un antre profond d'où sort un vent semblable à l'aquilon. Son oreille est comme la gueule d'un cratère ! (À Anselme.) Gros habitant de la terre, éveille-toi !


ANSELME, s'éveillant. - Hein ? qu'est-ce que c'est ? une souris ?


LA REINE. - Non, je suis Lunaria.


ANSELME. - Ah ! la reine des poupées ! Et toutes les autres petites là-bas ? Vous n'étiez donc pas bien couchées ?


LA REINE. - Si fait, et je te remercie des soins que lu as eus pour moi et mes compagnes ; mais, puisque tu as commencé à nous aider, il faut que tu ailles jusqu'au bout : il faut que tu nous délivres.


ANSELME. - Vous délivrer ! Et de quoi, mesdames ?

LA REINE. - Comment t'appelles-tu, et que fais-tu ?


ANSELME. - Je m'appelle Anselme ; je garde et je vends les poupées en l'absence du maître.


LA REINE. - Eh bien, puisque tu es notre gardien, tu te laisseras fléchir, et tu ne nous vendras pas comme de vils esclaves. Tu auras pitié de moi et de mes compagnes... Tu nous aideras à retourner dans la lune.


ANSELME. - Dans la lune ? En arrivez-vous réellement ?


LA REINE. - Sans aucun doute.


ANSELME. - Et comment ? Il n'y a pas de moyen de communication entre la terre et la lune.


LA REINE. - Pour vous autres terriens, peut-être. Votre intelligence, vos sens, votre savoir sont encore trop obtus. Mais nous autres, lunariennes, nous avons trouvé les moyens de voguer dans l'air autour de notre globe. Écoute ce qui nous est arrivé. J'avais projeté, avec une centaine de mes compagnes, d'aller rendre visite à une reine de mes amies, qui demeure dans le cratère du plus haut volcan de la lune. Faire l'ascension des montagnes chez nous est long et pénible, le chemin de l'air est bien plus aisé. Je frétai donc quelques nefs aériennes ; mais notre flottille s'éleva un peu plus haut que d'habitude, sans que nous y prissions garde. Bientôt, nous fûmes entraînés par un violent courant contraire. Nous nous élevâmes plus haut pour ne pas chavirer ; mais la tourmente nous entraîna si haut, si haut, que nous entrâmes dans le courant terrestre qui nous emporta sur votre globe. Nous avons dû échouer non loin d'ici. Mais Angramanyou, le génie des feux souterrains, jaloux de notre présence sur son globe, a dispersé notre flotte aérienne comme nous touchions terre. Les unes se sont cassées en tombant sur le sol, les autres se sont noyées en tombant dans les profondeurs de la mer. Enfin, de toutes mes compagnes, je n'en retrouve que six intactes, et encore... Celle-ci n'a plus de pieds, et celle-là a perdu ses mains.


ANSELME. - Pardon, madame, mais vous parlez toujours de vos compagnes... Vous n'avez donc pas de compagnons chez vous ?


LA REINE. - Non, nous sommes toutes demoiselles.


ANSELME. - Mais alors, comment s'opère la reproduction de l'espèce lunarienne ?


LA REINE. - Par bouture.


ANSELME. - Par bouture ? Je ne comprends pas.


LA REINE. - C'est bien simple. Quand on éprouve le besoin d'une amie, on se casse une dent, on la plante, on l'arrose avec certaine préparation ; elle prend racine, pousse, et on l'arrache quand elle est devenue une personne douée de raison. Du reste, les dents ne sont faites que pour ça.


ANSELME. - Eh bien, et manger ?


LA REINE. - Manger ? À mon tour de ne pas comprendre... 
 

ANSELME. - Pour vivre, il faut manger. Comment vivez-vous ?


LA REINE. - Mais comme vous, je présume : en respirant des odeurs... (Ronflements de tam-tam. Un bruit sourd se fait entendre.) Ah ! c'est le vent souterrain qui annonce l'arrivée de notre ennemi.


LES POUPÉES, courant épouvantées et criant ensemble. - Où nous cacher ?... Reine ! sauve-nous du terrible Angramanyou !...


LA REINE. - Venez ici, mes compagnes ! Anselme, cache-les !


ANSELME. - Venez, venez, petites peureuses ! Cachez-vous dans mes poches... Et vous, madame la reine, voici une jolie place bien chaude sur mon cœur, dans mon gilet.
(Toutes se glissent les poches d'Anselme et disparaissent. Flammes au milieu du théâtre ; coups de tam-tam.)



SCÈNE XI

ANGRAMANYOU, apparaissant.


ANSELME. - Je ne croyais pas à l'existence des génies souterrains, et pourtant, celui-ci n'a rien d'humain... Voyons ! voyons ! je ne rêve pas !... Rappelons ma raison qui semble vouloir s'envoler... (Au génie.) Monsieur, votre plaisanterie est mauvaise ! D'abord, elle est connue ; c'est toujours comme ça que le diable apparaît au théâtre. Et comme vous ne pouvez pas être monsieur Satan, dont nous avons fait justice depuis longtemps en Allemagne, vous n'êtes qu'un mauvais farceur qui risquez fort de mettre le feu à la maison de monsieur Hans. Rentrez dans la cave, s'il vous plaît, et refermez la trappe sur vous, ou, aussi vrai que je m'appelle Anselme, je vous flanque une volée de coups de manche à balai dont vous vous souviendrez !


LE GÉNIE. - Mortel ! je n'ai pas affaire à toi... Modère-toi : ne sois pas si prompt à la colère... Réfléchis avant de l'adresser au père du feu. Au lieu de m'adresser des injures, tu devrais te prosterner devant moi et me remercier du bien que je le fais tous les jours.


ANSELME. - Et comment ça, abominable farceur ?


LE GÉNIE. - Crois-tu que, sans moi, le feu souterrain, la mère la terre ne serait pas morte depuis longtemps ?


ANSELME. - C'est-à-dire que vous lui rongez les entrailles incessamment, et que vous faites tout ce que vous pouvez pour lui fissurer la peau. Sans les trente-deux atmosphères qui la maintiennent et vous empêchent de prendre vos ébats, vous nous enverriez tous sauter dans l'espace. Éclater : voilà votre but !


LE GÉNIE. - Tes propos me surprennent. Vraiment, l'homme commence à raisonner et à savoir autant que nous autres.


ANSELME. - Bientôt il sera ton maître. La force intellectuelle l'emportera sur la force brutale. L'esprit vaincra la matière !


LE GÉNIE. - Fils du singe ! fais un pas en arrière pour savoir d'où tu viens.


ANSELME. - Fils du feu ! je ne veux point ergoter avec toi ! Tu m'ennuies. Je vais te renvoyer dans ton noyau central avec... un baquet d'eau sur la tête.




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