THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

POPOTAM et NAZDEVELU. - Oui, Votre Excellence.


LUCIFER. - Ce n'est pas malheureux. Allons, fichez-moi le camp, et ramenez-le vite !


SCÈNE III

LUCIFER, SATHANIEL.


SATHANIEL, après un silence. - S'il m'était permis de revenir sur cette question...


LUCIFER. - Il n'y a pas de question. J'envoie Guignol au paradis pour m'en débarrasser. Qu'y trouvez-vous à redire ?


SATHANIEL. - L'idée me paraît, en elle-même, géniale ; mais comment l'appréciera-t-on là-haut ?


LUCIFER. - Nous verrons bien.


SATHANIEL. - Ah ! voici le coupable.
     
(Popotam, puis Guignol, puis Nazdevelu, entrent ; les démons ont la fourche sur l'épaule.)



SCÈNE IV

LUCIFER, SATHANIEL, GUIGNOL, POPOTAM, NAZDEVELU.



GUIGNOL, après un silence. - Vous aviez quelque chose à me dire, camarade Lucifer ?


LUCIFER. - Monsieur, vous êtes ici devant la plus haute des autorités démoniaques, et je vous prie de mette un terme à vos familiarités de mauvais goût. Puisque vous ne cessez de porter le trouble dans la démocratie infernale, dont je suis responsable,vous irez ailleurs, monsieur.


GUIGNOL. - Où donc ça ?


LUCIFER. - Vous le verrez bien. Ces deux démons de confiance vous conduiront.


GUIGNOL, avec une tranquille ironie. - Ailleurs que dans l'enfer ? Vous me faites rêver. On ne m'a pas trouvé assez sobre pour le purgatoire ; et puis, j'avais sur la conscience pas mal de coups de bâton... non pas reçus, mais donnés, et qui plus est, à des propriétaires, à des gendarmes, à des magistrats, tout aussi bien qu'à de pauvres démons sans conséquence. ..


LUCIFER. - Pas d'insultes, monsieur !


GUIGNOL, toujours très calme. - Vous m'envoyez donc au paradis ?


LUCIFER. - Je n'ai pas de compte à vous rendre.


GUIGNOL. - Pas de compte, je veux bien mais j'exige qu'on me rende mon bâton, sans ça...


LUCIFER. - Sans ça, quoi ?


GUIGNOL. - Sans ça, je reste ici ! L'ambiance est assez chaude et ça reste assez rigolo.


LUCIFER. - D'accord, va pour le bâton. Et que je ne vous revoie plus ! Popotam, Nazdevelu, emmenez-moi cette canaille, entendez-vous ? Emmenez-la, et par la voie la plus rapide !


POPOTAM. - Excellence, nous ne savons pas quelle est celle voie.


LUCIFER. - Imbécile, c'est le télégraphe sans fil. Allons, ouste ! Pressez le bouton numéro cinq-cent-vingt-deux dans la loge du concierge, et vous monterez droit comme un jet de soufre.


NAZDEVELU. - Bien, Excellence. En route, le condamné !


GUIGNOL, tranquillement. - Au revoir, camarade Lucifer.
     
(Popotam, Nazdevelu et Guignol sortent.)


SCÈNE V

LUCIFER, SATHANIEL, puis GUIGNOL.


LUCIFER, tourné vers Guignol, qui sort. - Insolent !


SATHANIEL. - L'audace de cet homme est effrayante, inouïe, blasphématoire ! J'en suis atterré.


LUCIFER. - Rira bien qui rira le dernier, Sathaniel. Ils vont me le coffrer au paradis.
     
(Pendant la réplique suivante, Lucifer, très agile, se promène de long en large.)


SATHANIEL. - Je vous avoue, Excellence, que l'issue de cette affaire n'est pas sans m'inquiéter. Comment accepterait-on Guignol au paradis ? Il mérite trop sa place avec nous.


LUCIFER. - Écoutez, Sathaniel : le Père éternel n'est pas un imbécile, et il sait tout le génie que je déploie pour maintenir l'ordre dans la République infernale. Me refuser un service ne serait pas malin de sa part.


SATHANIEL. - Je ne dis pas le contraire, Excellence ; mais il y a là quelque chose de si insolite...

GUIGNOL, apparaissant derrière Sathaniel et le frappant avec son bâton. - Bonjour, monsieur.


SATHANIEL. - Ouillouillouille !


GUIGNOL, apparaissant derrière Lucifer et le frappant avec son bâton. - Bonjour, madame.


LUCIFER. - Ouillouillouille !


SATHANIEL. - Je vois bien, maintenant que Votre Excellence n'a que trop raison de vouloir se débarrasser de Guignol... mais... (silence.)


LUCIFER. - …mais quoi ?


SATHANIEL. - Pour quelqu'un du paradis, Guignol m'a l'air diablement présent en enfer !


LUCIFER. - Je vois que rien n'échappe à votre perspicacité, cher Sathaniel. (Il crie.) Popotam ! Nazdevelu !


GUIGNOL, sa voix sur un ton de boniment. - Ha ! ha ! les petits agneaux, les petits enfants bien sages ! Voici votre ami GUIGNOL !


LUCIFER, épouvanté. - C'est lui. Tout est perdu !


SATHANIEL. - Le voyage a été bien rapide.
     
(GUIGNOL entre , suivi de Popotam, devenu pensif, et de Nazdevelu. complètement ivre. Tous les trois s'avancent vers Lucifer et Sathaniel.)



SCÈNE VI

LUCIFER, SATHANIEL, GUIGNOL, POPOTAM, NAZDEVELU


GUIGNOL. - Nous voilà, patron. Ça n'a pas marché !


LUCIFER, essayant de dominer son trouble. - Parlez, Nazdevelu, que s'est-il passé ?


NAZDEVELU, d'une voix avinée, en donnant un coup de fourche à Lucifer. - Vous êtes trop curieux !


LUCIFER, suffoqué. - Aïe ! Comment ? Quelle est cette réponse ? De plus, vous osez me chatouiller avec votre lance...


SATHANIEL, indigné. - Et cette allure débraillée ?

NAZDEVELU, piquant Sathaniel qui dit « Aïe ». - À votre service, madame la Baronne !


LUCIFER, à Nazdevelu. - Vous êtes fou, monsieur !


SATHANIEL. - Il est ivre-mort... Boire pendant le service est interdit.


LUCIFER, à Nazdevelu. - Je vous chasse de ma garde ! Vous serez mis dans une marmite, monsieur, et pour un siècle ! En outre, vous n'aurez plus le droit de porter la fourche.


NAZDEVELU. - Oh la la ! ce que je m'en bats l'œil, de ta fourche ! Tiens, la voilà, mon petit père. (Il jette sa fourche à terre.) Je m'en vais dormir à ta santé. (Il s'en va en titubant et en chantant d'une voix traînante.)
Il est des nôtres,
Il a bu son verre comme les autres...



SCÈNE VII

LUCIFER, SATHANIEL, GUIGNOL, POPOTAM.


LUCIFER, après un silence. - Quelle honte !


GUIGNOL. - Le vrai coupable, c'est moi ; car j'avais dans ma poche une certaine petite bouteille..


LUCIFER, interrompant. - Répondez, Popotam. Que s'est-il passé ?


POPOTAM. - Au sujet de la bouteille, Excellence ?


GUIGNOL. -
Que le Diable me patafiole !
Son Excellence a triste fiole.
Quand on la voit, on se gondole...


LUCIFER, à Guignol. - Taisez-vous, misérable ! (à Popotam) Je vous demande, Popotam, le résultat de votre mission.


POPOTAM. - Saint Pierre ne tenait pas à recevoir le délinquant. Cependant il en a référé à ses chefs par deux ou trois coups de téléphone. Un nommé Ignace a dit comme ça qu'il fallait encourager Votre Excellence pour la remettre dans le droit chemin. Alors on a décidé de faire entrer Guignol ; mais saint Pierre nous a recommandé d'attendre à la porte. C'est à ce moment-là que Guignol a passé sa bouteille à Nazdevelu ; et, après ça, il est entré dans le paradis. Au bout de cinq minutes on a entendu un grand bruit, et le client est ressorti très vivement. Même que saint Pierre lui a claqué la porte dessus.


GUIGNOL. - Ce récit est parfaitement exact, mais il y manque le principal. Tout allait bien, et chacun me faisait risette. Là dessus, un ange arrive et me prend mon bâton. Alors là, je leur ai sorti ma collection de gros mots des jours de fête, avec des « Saperlipopette ! » à n'en plus finir. Sainte Cunégonde a déclaré tout net, au nom de ces dames, que, si on ne me jetait pas à la porte, aucune guirlande ne serait tressée pour les fêtes. Devant cette menace de grève, Ignace lui-même a capitulé. Vous savez le reste.


LUCIFER, emphatique. - C'est bien, monsieur ; j'aviserai à votre sujet.


SATHANIEL, à part, avec terreur. - La grève au paradis ! Où allons-nous ?

LUCIFER. - Quant à vous, Popotam, veillez sur ce criminel : vous me répondrez de lui sur votre nez et sur vos oreilles. Ne vous faites pas avoir comme votre déplorable collègue.


POPOTAM. - Votre Excellence, moi, je ne supporte pas l'alcool. Mais il n'y a pas que des bêtises dans ce que raconte Guignol. Si on ne cuisinait pas les condamnés vingt-quatre heures par jour, nous aurions, nous, un peu plus le temps de souffler. Et puis, on a beau être fonctionnaire, on aimerait bien pouvoir, à l'occasion...


LUCIFER, l'interrompant avec fureur. - Qu'osez-vous dire, exécrable traître ?


POPOTAM. - Excellence, nous ne demandons pas l'impossible ; mais ces messieurs de la Chambre pourraient bien manigancer un petit statut pour les démons.


LUCIFER. - Sortez, monsieur ! Je n'entendrai pas une syllabe de plus.


POPOTAM. - Je ferai observer à Votre Excellence...


GUIGNOL, à Popotam. - Allons, citoyen, n'insistez pas davantage pour cette fois. Il en aurait une attaque.


LUCIFER, criant. - Sortez, vous dis-je ! Sortez !
     
(Popotam sort avec Guignol en chantant l'Internationale.)



SCÈNE VIII


LUCIFER, SATHANIEL.


LUCIFER, après un silence. - Qu'allons-nous devenir, Sathaniel ? Les plus solides démons sont entamés ; les diables les plus sûrs deviennent douteux. Cinq minutes d'entretien ont suffi pour retourner Popotam comme un renard qu'on écorche ! (à soi-même, en marchant de long en large.) Le sol de l'enfer tremble sous mes pieds. Que ferai-je ? Que ne ferai-je pas ? (Se rapprochant de Sathaniel.) Pensez-vous, Sathaniel, que, si je lui offrais le portefeuille des Fraudes légales, ou même celui des Pots-de-vin...

SATHANIEL. - Voici Guignol qui arrive.


LUCIFER. - Je tremble. Que nous veut-il ?
     
(Guignol entre et s'avance vers Lucifer.)


SCÈNE IX


LUCIFER, SATHANIEL, GUIGNOL.


GUIGNOL. - Pardon de vous déranger. Il y a là le Petit Chaperon Rouge qui voudrait parler à Votre Excellence.


LUCIFER. - Quelle est cette plaisanterie ? Les enfants ne pénètrent pas dans notre République.


GUIGNOL. - Ah ! tant pis pour elle ! Je ne m'étonne plus, alors, qu'elle soit si lugubre.


LUCIPER, résigné, mais emphatique. - Bon, d'accord. J'ai supporté aujourd'hui tant de choses, avec la magnanimité d'un sage que je peux accepter encore celle-là.


GUIGNOL, tourné vers l'extérieur. - Petite bonne femme ! Son Excellence est prête à te recevoir. Entre !
     
(Le petit Chaperon rouge entre.).


SCÈNE X

LUCIFER, SATHANIEL GUIGNOL, LE PETIT CHAPERON ROUGE.


GUIGNOL. - Raconte ton histoire à ce monsieur.


LE PETIT CHAPERON ROUGE, à Lucifer. - Monsieur, voilà : nous avons besoin de notre ami Guignol pour nous amuser, et je viens vous demander, au nom de toutes les personnages de contes de fées, que vous le laissiez revenir sur la terre.

LUCIFER. - Voyons, c'est impossible !

LE PETIT CHAPERON ROUGE, en colère. - Comment ? Impossible ? N'importe quoi ! Si Guignol ne fait plus son travail, on doit le faire à sa place et j'en ai assez de passer des heures dans le ventre d'un loup...

LUCIFER. - Du calme, ma petite. Je n'ai rien contre l'idée... mais la mort n'acceptera jamais...


LE PETIT CHAPERON ROUGE. - Ah çà, vous me prenez pour une cruche ? croyez donc bien bêtes ? J'ai commencé par aller voir madame la Mort.


LUCIFER. - Quoi ! Tu lui as parlé ?


LE PETIT CHAPERON ROUGE. - Naturellement.


LUCIFER. - Et elle a dit quoi, la mort ?


LE PETIT CHAPERON ROUGE. - Dame, elle a commencé par faire des manières. Elle a dit que c'était impossible, absolument impossible ; ensuite, que c'était très, très difficile ; et puis, après ça, qu'elle allait y réfléchir. Alors je lui sauté au cou, je lui ai fait un gros câlin et elle a dit que, si ça ne vous fâchait pas trop, elle voulait bien que Guignol remonte sur la terre.


LUCIFER, bas, à Sathaniel. - On est sauvé !


SATHANIEL. - Par le génie de Votre Excellence.


LE PETIT CHAPERON ROUGE. - Alors, je peux partir avec Guignol ?


LUCIFER. - Oui, si tu me fais un gros bisou !


LE PETIT CHAPERON ROUGE, d'une voix timide. - S'il faut ça pour emmener Guignol, moi, je veux bien.


GUIGNOL, ému. - Non, cher petit trésor, tu n'auras pas à essuyer sur ta frimousse la bave de ce monsieur-là ! Il ne me retiendra pas, sois-en sûre. Il est bien trop content de me voir partir ! Pour te le prouver, je vais chercher mon outil de travail. (Il sort et revient avec un bâton. Il frappe Lucifer.) Hein, vieux cornu, que tu vas me laisser partir !?


LUCIFER. - Ouillouillouille ! Monsieur, je ne me sens pas atteint par vos outrages : ils parlent de trop bas ; et, pour vous montrer à quel point je suis magnanime, je vous autorise à quitter l'enfer.


GUIGNOL. - Alors, ma chérie, filons !



CHANSON FINALE



GUIGNOL ET LE PETIT CHAPERON ROUGE. -
Pan ! Pan ! Qui c'est qu'est là ?
C'est le beau Guignol, mam'zelle !

Pan ! Pan ! Qui c'est qu'est là ? 

C'est le beau Guignol que v'là !

GUIGNOL, à Lucifer. - 
Maître le diabl', vous faites trop de zèle,
Sans vous flatter, vous n'êtes qu'un pied plat !

GUIGNOL ET LE PETIT CHAPERON ROUGE. -
Pan ! Pan ! Qui c'est qu'est là ? 

C'est le beau Guignol, mam'zelle !

Pan ! Pan ! Qui c'est qu'est là ? 

C'est le beau Guignol que v'là !

GUIGNOL. -

Moi, tout joyeux, je vais ouvrir mes ailes
Pour m'envoler avec cet ange-là !

GUIGNOL ET LE PETIT CHAPERON ROUGE. -
Pan ! Pan ! Qui c'est qu'est là ? 

C'est le beau Guignol, mam'zelle !

Pan ! Pan ! Qui c'est qu'est là ? 

C'est le beau Guignol que v'là !

 

GUIGNOL, parlant. - Mais avant de partir, je vais vous laisser un petit souvenir de moi... (Il distribue des coups de bâton à Lucifer et à Sathaniel.)

 

RIDEAU
 

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