THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

GUIGNOL EN ENFER

Guignol aux enfers Guignol marionnettes
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57435258/f101.image

d'après

Saynètes et farces / Maurice Bouchor

1934
domaine public

original consultable sur :

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58357229.r=sayn%C3%A8tes.langFR


PERSONNAGES
LUCIFER, président du Conseil des Ministres dans la République infernale.
SATHANIEL, son chef de cabinet.
GUIGNOL,
POPOTAM, démon
NAZDEVELU, démon
LE PETIT CHAPERON ROUGE

La scène se passe en enfer, de nos jours.

SCÈNE I

LUCIFER, SATHANIEL, et, de temps à autre, une
apparition de GUIGNOL ou sa voix.


SATHANIEL, achevant la lecture d'un rapport. - «...Condamné à être bouilli, ce misérable Guignol a été pour un instant retiré du pot, parce qu'il avalait le bouillon, ce qui vidait la marmite. Comme le démon chargé de la surveillance, debout sur le bord du pot, y enfonçait tour à tour ses clients à coups de fourche, l'infâme Guignol, en lui chatouillant la plante des pieds, l'a fait tomber dans le bouillon. Les autres condamnés ont maintenu le malheureux démon tout au fond de la marmite, jusqu'au moment où la brigade centrale, avertie par un inspecteur qui passait par là, a pu enfin, et non sans peine, délivrer le malheureux fonctionnaire. Plaise à Votre Grâce prendre toutes mesures pour mettre fin aux pratiques d'un incorrigible révolté. Signé : Foribroth.»

LUCIFER, pour lui-même. - Votre Grâce... voilà une expression nouvelle en enfer. Je ne sais si je dois... Enfin, c'est une marque de respect, et l'intention est bonne : ne chicanons pas sur la forme. (Haut) Continuez, Sathaniel.

SATHANIEL. - Excellence, je crains que cette succession de rapports ne vous semble un peu monotone. Tous disent la même chose, avec de légères variantes.

LUCIFER. - Monsieur Sathaniel, depuis six-mille ans que la confiance de la Chambre infernale m'est invariablement renouvelée, vous devriez savoir que moi, Lucifer, je ne suis pas un président du Conseil pour rire. Je veux être informé dans le plus extrême détail de tout ce qui touche à la police de cette République d'en-bas et prendre moi-même, pour son bien, toutes résolutions qui me sembleront adaptées. Poursuivez la lecture des rapports.

SATHANIEL - C'est qu'il y en a encore trois-mille-sept-cent-soixante-douze.

LUCIFER, effrayé. - Diable ! Mais finissons la lecture de ces rapports. De qui sont les trois suivants ?

SATHANIEL - De Vidtahoth, Cémonpoth et Poilalagloth.

LUCIFER. - Ce sont, précisément, des fonctionnaires modèles. D'ailleurs, sur quelques indices un véritable homme d'État juge les situations les plus complexes. Ces trois rapports suffiront.

SATHANIEL - Je commence par celui de Vidtahoth. (Il lit:) « Excellence nous avons eu encore à nous plaindre du nommé Guignol ! »

LUCIFER, interrompant. - On ne se plaindra plus de Guignol, je suppose, maintenant que je le fais garder à vue, pieds et mains liés.

SATHANIEL, lisant. - « Son ingéniosité est incroyable à se défaire de ses liens ou à corrompre ses gardiens... »

LUCIFER. - Par la pointe de mes cornes, je le défie bien, cette fois, de...
     
(Bruit formidable. Guignol, entre à pas de loup et frappe Sathaniel de son bâton puis sort aussitôt.)

SATHANIEL. - Ouillouillouille !

LUCIFER, à Sathaniel. - Hein ? Quoi ?


SATHANIEL. - Vous le voyez, Excellence, il a encore trouvé moyen...


LUCIFER. - Qui ? Guignol ?


SATHANIEL. - C'était lui, n'en doutez pas.

      (Bruit formidable. Guignol, entre à pas de loup et frappe Lucifer de son bâton puis sort aussitôt.)


LUCIFER. - Ouillouillouille ! Il m'a fait voir trente-six-millions de chandelles. Que le Diable l'emporte ! (Une pause) J'oublie que c'est déjà fait.


SATHANIEL. - Votre Excellence a toujours le mot pour rire.

LUCIFER. - Certes, mon cher Sathaniel. Mais achevez d'abord votre lecture. Cependant, comme il pourrait revenir, tenons-nous prêts.
     
(Lucifer et Sathaniel se mettent dos à dos au centre de la scène pour surveiller les coulisses.)


SATHANIEL. - Je continue le rapport de Vidtahoth. (Il lit:) « …À nous plaindre du nommé Guignol. Ayant été évacué de la section des Bouillis sur celle des Rôtis, et attendant son tour d'être embroché, ce drôle a profité d'un moment où le démon de service aiguisait la pointe de la broche pour le pousser dessus et l'y embrocher lui-même. À la suite de quoi il a attisé si violemment le feu que les hurlements du démon, joints à ceux des condamnés, ont enfin frappé notre oreille Nous sommes accourus en force, et Guignol a été dirigé, pour aggravation de peine, vers la section des Enfournés. »


LUCIFER. - La suite ?


SATHANIEL, parlant, se tournant vers Lucifer. - Toujours la même chose, Excellence. Cémonpoth indique que Guignol a organisé une révolte des...

GUIGNOL, arrivant de derrière Sathaniel et lui donnant un coup de bâton. - Prends toujours ça, mon ami !

SATHANIEL, se tournant vers les coulisses. - Ouillouillouille !

LUCIFER. - Comment ça, Sathaniel, une révolte des « Ouillouillouille » ? Qu'est-ce que c'est que ça ? (Il se tourne vers Sathaniel.)

GUIGNOL, arrivant de derrière Lucifer et lui donnant un coup de bâton. - Merci, monsieur ! Guignol vous dit bonjour !

LUCIFER, se tournant vers les coulisses. - Ouillouillouille !

SATHANIEL. - Pour résumer, Guignol a organisé la révolte des enfournés et il a fallu faire venir un escadron de diables montés sur des dragons pour rétablir un peu de calme.


LUCIFER. - Et que raconte Poilalagloth ?


SATHANIEL. - Un scandale inouï. Il paraît qu'à la section des Empoêlés, où on l'avait relégué en fin de compte, Guignol est parvenu à faire sauter dans la poêle, à une prodigieuse hauteur, le ministre des Supplices lui même, avec sa collègue des Tentations, la gracieuse madame Astaroth. Leurs Excellences avaient copieusement déjeuné d'une succulente fricassée de...


GUIGNOL. - Sortant du sol entre Sathaniel et Lucifer, et leur donnant un coup de bâton à chacun. - Un coup pour chacun, pas de jaloux ! (Des ouillouillouilles de la part des deux victimes. Guignol disparaît par le bas.)


LUCIFER, se tournant vers Sathaniel. - Encore lui ? C'est trop fort ! Par où est-il passé ?


GUIGNOL, voix. - Monsieur le Diable en chef, je marche sous terre, comme une taupe !


LUCIFER, se tournant de tous les côtés. - Scélérat ! Bandit ! Crapule ! Je le ferai marcher autrement ! Attends que je t'attrape !


GUIGNOL, surgissant de derrière Lucifer et lui donnant un coup de bâton. - Attrape celui-là en attendant !


LUCIFER, furieux. - Ouillouillouille ! C'est bon, c'est bon. (À Sathaniel :) Sathaniel, allez chercher la garde ! Ou plutôt, non, ne me laissez pas seul. Appelez avec moi : à la garde !
     
(Tous les deux s'avancent vers le milieu de théâtre et crient tout en se tournant vers un côté.)


LUCIFER et SATHANIEL, criant de toute leur force. - À la garde ! À la garde !


LUCIFER. - Qui sont les diables de service ?


SATHANIEL. - Deux garçons tout à fait sûrs : Popotam et Nazdevelu.

LUCIFER. - Voyez-vous, Sathaniel, une telle situation devient intolérable. Ne me disiez-vous pas que, depuis l'arrivée en enfer de cet odieux Guignol, les syndicats de damnés redoublent d'exigences ?


SATHANIEL. - C'est la vérité même. Ainsi par exemple, les écorchés vifs...

LUCIFER, nerveux. - Ces deux coquins n'arrivent pas. Dormiraient-ils, par hasard ?


SATHANIEL. - Je vais les appeler. Popotam ! Nazdevelu !
     
(Guignol apparaît, frappe Sathaniel et Lucifer puis disparaît. Ouillouillouilles pour les victimes.)

LUCIFER. - Je commence à en avoir assez. Puisque rien ne peut arrêter Guignol je vais recourir, pour le mater, à un moyen hardi. On en jasera ; mais ça m'est égal.

SATHANIEL. - Votre Excellence pique au dernier point ma curiosité.


LUCIFER. - C'est bien simple : je vais l'envoyer au paradis.


SATHANIEL, estomaqué. - Au paradis !? Après tout ce que vous avez fait pour l'attraper quand il était vivant...

LUCIFER. - Eh bien, quoi ? Ma décision n'aurait-elle pas le bonheur de vous plaire ?
     
(Guignol apparaît, donne un coup de bâton à Sathaniel, et repart.)


SATHANIEL. - Ouillouillouille ! Ouillouillouille ! Ouillouillouille ! Oh ! Votre Excellence pourrait-elle croire... Au contraire, je... L'idée m'a paru si merveilleuse que... je n'en ai pas, d'abord, saisi toute la portée.


LUCIFER, avec solennité. - C'est le propre des grandes conceptions, qu'elles commencent par surprendre.


GUIGNOL, entrant et frappant Lucifer. - Et c'est le propre des coups de bâton que d'être des coups de bâton ! (Il disparaît.)

     (Popotam et Nazdevelu, la fourche sur l'épaule, sont entrés à droite, Popotam le premier ; ils traversent une partie de la scène en diagonale pour se placer face à Sathaniel et à Lucifer. Les deux démons, une fois arrêtés, mettent leur fourche au port d'armes.)



SCÈNE II

LUCIFER. SATHANIEL, POPOTAM, NAZDEVELU.


SATHANIEL, à Lucifer. - Voici la garde !


LUCIFER, aux deux démons. - Ah ! c'est vous, maroufles ! Coquins ! Pendards ! Vous y avez mis le temps.


POPOTAM. - Excellence, nous finissions notre petit déjeuner.


LUCIFER. - Voilà une réponse idiote. Est-ce que je déjeune, moi ?


NAZDEVELU. - Nous ne savons pas, Excellence.


LUCIFER. - Taisez-vous ! Les idiots qui gardaient Guignol l'ont laissé échapper : je leur ferai scier les cornes et arracher les griffes. Vous, courez après lui ; amenez-le-moi, de gré ou de force, tout de suite ! Sinon, je vous fais trancher la tête pour commencer ; et on vous la recollera à l'envers, si bien que vos larmes couleront sur vos fesses. Rompez !


POPOTAM. - Excellence, nous ignorons s'il faut chercher à droite ou à gauche.

     (On entend, venant de la gauche, des coups frappés. Les quatre personnages tressaillent.)


LUCIFER, dès que le bruit a cessé. - Êtres stupides, n'entendez-vous pas les coups de son bâton ?

NAZDEVELU. - Si fait oui, Excellence; mais tout à l'heure nous ne les entendions pas.
     
(nouveaux coups de bâton)
 

LUCIFER. - Courez donc, gredins ! Courez donc ! Ou plutôt, non, ne courez pas. Il faut que je vous explique votre mission. Quand j'aurai parlé à ce gaillard-là, vous le mènerez au paradis, et sans flâner. Arrivés devant la loge, vous sonnerez fort. Saint Pierre est un peu dur d'oreille, depuis le temps qu'il tire le cordon. Il vous demandera par le carreau ce que vous voulez. Vous lui direz que, s'il gardait Guignol, ça me ferait bien plaisir, et que ce serait à charge de revanche. Comprenez-vous ?




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