THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

SCÈNE III.


GUIGNOL, seul. - Gueusard ! bandit ! vaurien ! Ah! si tu n'avais pas la peau si dure, ce que je t'aurais cogné ! Voyez-vous ça ! Le gril ! La marmite ! Ah ! non alors ! El moi qui étais bien tranquille. Je ne me méfiais de rien. Il m'a joué, et moi je me suis laissé prendre. Oh ! mais, ça ne va pas se passer comme ça, je veux m'en aller. (Il va à la porte.) Cordon, s'il vous plaît ! Rien. Le concierge doit être sorti. L'ouvrir, impossible. Il doit y avoir un autre chemin. Je ne parle pas de celui que nous avons suivi, nous allions si vite que je n'y ai rien vu. Mais un autre. Cherchons. Car je ne veux pas être grillé, moi ! Qu'il se fasse griller lui-même, si ça lui fait plaisir ! Je n'aime pas la chaleur. (Regardant au fond.) Ah ! quelqu'un.


SCÈNE IV.


GUIGNOL, L'APOTHICAIRE.


GUIGNOL. - Pas possible ? Maître Bertuchon, notre ancien apothicaire, ici en enfer ?


L'APOTHICAIRE. - Tiens ! Guignol !


GUIGNOL. - Vous ici ?


L'APOTHICAIRE. - Parfaitement !


GUIGNOL. - Eh bien ! ça ne m'étonne pas, vous étiez assez voleur, au temps où vous teniez boutique sur la grand place ; ce que vous nous avez vendu de fioles d'eau claire comme remèdes !


L'APOTHICAIRE .- C'est vrai. Mais tous les apothicaires font de même.


GUIGNOL. - Il l'avoue.


L'APOTHICAIRE. Oui, pourquoi le cacherais-je ? D'ailleurs nous sommes presque tous ici, et puis maintenant tu ne peux pas aller le raconter. Entré ici, on n'en sort plus sans permission. Aussi, tu le vois, je porte moi-même mon morceau de bois, pour alimenter le feu.


GUIGNOL. - Ah ! vous allez...


L'APOTHICAIRE. - Oui, sur le gril.


GUIGNOL. - Ça doit vous gêner sur le moment ?


L'APOTHICAIRE. - Tu verras ça tout à l'heure.


GUIGNOL, à part- J'ai envie de me payer un petit acompte sur lui...

UNE VOIX, au dehors- L'apothicaire !


L'APOTHICAIRE. - Tu vois, on m'appelle.


GUIGNOL, le cognant avec sa tête. - Et va donc ! va donc ! face à plâtre ! Mais va donc, moule à singe !
   (L'apothicaire s'enfuit.)


GUIGNOL. - Ouf ! ça soulage. Reprenons notre inspection maintenant. Il est impossible que je ne trouve pas un moyen de sortir d'ici. J'aurais bien interrogé l'apothicaire, mais je me suis méfié ; un apothicaire, ça ne regarde jamais les gens en face. Si cependant je rencontrais quelqu'un.. Ah ! là-bas... quelqu'un s'avance. Oui... Non. Si... mais c'est lui. Le magister Férulard, mon ancien maître d'école ! Le garde champêtre, l'apothicaire, le maître d'école ! Ils y sont donc tous, ceux de mon pays. Crelotte. Ah ! c'est bien lui, je le reconnais à sa calotte de velours, marchant en faisant de grands gestes, parlant tout seul. Pourra-t-il me renseigner ? Essayons.


SCÈNE V.

MAITRE FÉRULARD, GUIGNOL.


GUIGNOL. - Eh ! bonjour, maître Férulard.


MAITRE FÉRULARD. - Ave... Guignol.


GUIGNOL. - S'il vous plaît !


MAITRE FÉRULARD. - Ou bien : Salutem do tibi...


GUIGNOL. - Si vous vouliez bien ne pas parler chinois.


MAITRE FÉRULARD. - Pauvre ignorant !


GUIGNOL. - Laissez-moi donc en repos. Un conseil, vite, je suis pressé, on peut m’appeler à tout instant. Connaissez-vous un chemin pour sortir d'ici ?


MAITRE FÉRULARD. - Sais-tu ce que c'est que sortir ?


GUIGNOL. - Eh bien ?


MAITRE FÉRULARD. - Sortir est le contraire d'entrer ; c’est-à-dire une action qui, par un simple changement des propositions, avec une action identique, produit des effets différents. D'où différence, partie de la définition de la définition d'après les philosophes, dixi  génère proximo et differentia propria.


GUIGNOL. - Il est encore plus bête que là-haut ! (Haut.) Vous êtes encore plus bête que là-haut.


MAITRE FÉRULARD. - Bête ? Sais-tu ce que c'est que bête ? La bête, c'est la partie animale de notre individu... Or notre individu étant...

GUIGNOL. - Ce que la main me démange...(Criant.) Connaissez-vous un chemin pour sortir d'ici ?...


MAITRE FÉRULARD. - On peut ignorer certaines choses que l'on sait. Ainsi...


GUIGNOL. - Oh ! ce n'est pas sur le gril qu'il devrait aller celui-là, c'est dans le bocal aux cornichons !


MAITRE FÉRULARD. - Tu disais donc, Guignol, mon ami, que ton esprit s'égarant en de vagues conceptions cherchait a priori une porte, laquelle porte, devait primo, être, secundo, pouvoir.


GUIGNOL. - Ah ! zut ! (Il cogne de la tête.) Tiens ! voilà primo, secundo, difinitivo, et tout le reste. Et aïe donc ! Et aïe donc !
     (Lazzis.)


MAITRE FÉRULARD. - Ce qui ne m'empêchera pas de protester...


GUIGNOL, même jeu. - Tiens ! Proteste...


LA VOIX, appelant. - Maître Férulard !


GUIGNOL, même jeu. - Mais va donc ! on t'appelle !
     (Maître Férulard paraît et reparaît encore deux fois et Guignol frappe dessus chaque fois.)


GUIGNOL, seul. - Eh bien ! s'ils sont tous aussi bêtes, ça va être gai ! — (Il regarde.) Avec ça, l'appel qui continue. Ah ! y en a-t-il, y en a-t-il ! Mais je les connais tous ceux-là. Voilà le notaire, la vieille cabaretière, le maréchal-ferrant, le gendarme. Le curé peut en dire, des messes ! Et mon tour qui va venir ! Mon nom qu'on va appeler ! Il faudra répondre. Que faire ? le diable commande ici. Par la force, rien à faire ; s'il n'y avait qu'à l'assommer je m'en chargerais bien. Mais l'assommer ce n'est guère possible. Si je pouvais lui reprendre mon billet ; si je pouvais mettre un pied dehors, le reste suivrait bien, et une fois dehors, sauvé....

LA VOIX, appelle- Guignol !


GUIGNOL. - Vlan ! Ça y est. C'est à mon tour.
     (La voix reprend.)


GUIGNOL. - On y va ! on y va ! C'est-à-dire que ça ne me va pas du tout d'y aller, mais du tout.
     (La voix reprend.)


GUIGNOL. - Quel raseur ! On y va ! Et pas une issue, pas un trou où me cacher ; pas une armoire où disparaître ! (Tremblant.) Il me semble déjà être sur le gril ! Ah ! saint Bonaventure, mon patron, quel cierge je te brûlerais, si je sortais d'ici ; gros comme un mât de misaine.



SCÈNE VI.

LE DIABLE, GUIGNOL.


LE DIABLE. - Eh bien ! Guignol ! mon ami, tu n'entends donc pas ? On t'appelle, allons ! viens, mon petit ! Viens, Le gril est tout rouge, le feu bien ardent. On n'attend plus que toi ! Allons !


GUIGNOL, se reculant, à part. - Si je pouvais le mordre, toi. (Haut.) Si nous remettions ça à demain ?


LE DIABLE. - Tu ne veux pas venir ?


GUIGNOL. - Non !


LE DIABLE. - Holà ! mes serviteurs !


GUIGNOL. - Quès acco ?
     (Deux diables paraissent.)


LE DIABLE. - Empoignez-moi ce particulier là, et portez-le sur le gril.

GUIGNOL, aux deux diables. - Voulez-vous bien me lâcher, vous autres !


LE DIABLE. - Empoignez !
     
(Les deux diables et Guignol se débattent. — Lazzis. — Bataille. — Finalement, Guignol s'empare d'une des fourches et assomme les deux diables qui s'enfuient en poussant des cris.)


GUIGNOL. - Si vous en voulez encore, j'en ai autant à votre service !


LE DIABLE. - Guignol ! je vais te faire rôtir tout vif.


GUIGNOL. - Faudra d'abord me mettre dans la poêle.


LE DIABLE. - Je vais appeler d'autres diables.


GUIGNOL. - J'ai la fourche, et vous avez vu si je sais m'en servir !

LE DIABLE. - Tu t'en servirais même contre moi !


GUIGNOL. - Oh ! la la ! Mais je cognerais double, mon petit père ! Tu vas voir la jolie révolution que je vais te préparer ici ; j'en ferai tant que mieux vaudrait, vois-tu, me renvoyer tout de suite.


LE DIABLE. - Te renvoyer ! Jamais de la vie, j'ai bien eu trop de peine à t'avoir.


GUIGNOL. - Alors, gare ! Une fois, deux fois ! tu ne veux pas ?


LE DIABLE, le menaçant de sa fourche. - Tremble !


GUIGNOL, lui donnant un coup de la sienne. - Reçois !


LE DIABLE, même jeu. - Je te ferai bouillir dans une marmite d'huile !


GUIGNOL, même jeu- Pile ! face ! À qui la belle ?
    (Lazzis.)


LE DIABLE. - Voyons, raisonnons !  part.) Je vais tâcher de le persuader : il m'ameuterait tout l'enfer. (Haut.) Raisonnons.


GUIGNOL. - Je le veux bien. Mais de loin.


LE DIABLE. - Pourquoi ne pas te laisser persuader ?


GUIGNOL. - Oh ! la persuasion... pour aller sur le gril.

LE DIABLE. - Eh ! si je t'accordais quelques douceurs ?


GUIGNOL. - Sortir ?


LE DIABLE. - Oh ! non. Cela, impossible. Je le voudrais que je ne le pourrais pas.


GUIGNOL. - Ah !... une idée. Jurez-moi de m’accorder ce que je vais vous demander, et je suis à vous...


LE DIABLE. - Tu ne me demanderas pas de t'en aller ?


GUIGNOL. - Non !


LE DIABLE. - Alors, je le jure !


GUIGNOL. - Devant témoins ! Je n'ai pas confiance.


LE DIABLE, à part. - Quand je te tiendrai, toi, tu me payeras tout cet arriéré. (Haut.) Holà !
     (Les deux diables reparaissent et reculent à la vue de Guignol.)


GUIGNOL. - Oh ! n'ayez pas peur. Il s'agit de choses sérieuses.


LE DIABLE. - Es-tu content ?


GUIGNOL. - Jurez !


LE DIABLE. - Je le jure.


GUIGNOL. - Bien... Voici... Avant d'aller me faire rôtir, j'éprouve le besoin de jeter vers ce que je laisse un dernier regard. Je ne vais plus rien voir des belles choses que tant j'aimais... Entrouvrez-moi un peu la porte. Laissez-moi passer seulement le bout de mon nez, et je vous suis immédiatement.

LE DIABLE. - Tu n'essaieras pas de sortir ?


GUIGNOL. - Je vous le promets !


LE DIABLE. - Bien. (Aux diables.Ouvrez-lui la porte, mais tenez-la bien. (Les diables ouvrent la porte.) Très étroite...


GUIGNOL. - Parfait ! Maintenant, attention ! Le bout de mon nez, je l'ai juré, — seulement, je commence de l'autre côté.
     (Il se retourne et sort à reculons.)


LE DIABLE. - Mais !


GUIGNOL. - C'est juré ! (Il passe.) Et aïe donc ! Et aïe donc !


LE DIABLE. - Je suis joué.





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