THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

TRINGLET. - Taisez-vous donc, espèce de melon, je ne suis pas dupe de vos manœuvres de la dernière heure. Ce Manandar est un farceur et les drôlesses qu'il régale, c'est des saltimbanques. J'ai reconnu l'Hercule de carton. Je vas crever tout ça. On va rire !

PIQUENDAIRE. - Taisez-vous donc. Voilà le maire et son peuple qui vient avec son écharpe, ses autorités, la gendarmerie, l'orphéon, les pompiers et tout ce qui s'ensuit pour fêter le délégué du comité électoral de Paris !

TRINGLET. - Zut pour Paris !


SCÈNE XIII


LE MAIRE, DEUX GEXDARMES, DEUX POMPIERS,
l'arme au bras, TROIS MUSICIENS, QUELQUES HABITANTS

et LES PRÉCÉDENTS.


UN GENDARME. - Place, messieurs ! Place !

LE MAIRE. - Monsieur Piquendaire, nous venons chercher nous-même le candidat pour le conduire au banquet... Nous espérons que vous serez des nôtres, car c'est à vous que nous devons de le posséder dans nos murs, et notre reconnaissance...

PIQUENDAIRE. - Trop aimable, monsieur le maire. (À part.) Je deviens un homme important, l'élection faite, je me fais nommer au conseil municipal. (Haut) Je vais chercher notre homme. (Il sort à gauche.)

LE MAIRE, à la foule. - Chers concitoyens, je vous recommande le calme qui sied à un peuple libre... Pas de cris séditieux... pas de manifestations bruyantes... du calme, citoyens ! Le triomphe de notre cause est au fond de l'urne électorale. L'opportunisme, messieurs, c'est la seule raison d'État qui puisse sauver la bourgeoisie républicaine dans ces temps de crise pécuniaire et sociale que nous traversons. De l'énergie ! oui, il en faut ; mais n'oubliez pas que nous devons gouverner avec prudence. Une main de fer dans un gant de velours, comme l'a dit avec justesse un de nos bons ministres !

TOUS, criant. - Vivent les bons ministres !


SCÈNE XIV


LE MAIRE, PIQUENDAIRE.


PIQUENDAIRE. - Le voilà ! le voilà !

LE MAIRE, aux musiciens. - Allez ! l'orphéon ! (On joue la Marseillaise.)



SCÈNE XV


BALANDARD, COQENBOIS, GRELOT, IDA,
ELOA, à la porte de l'hôtel, LES PRÉCÉDENTS.


LE MAIRE, avec émotion, à Balandard. - Grand citoyen l Nous sommes heureux, (Il tousse.) hum ! hum ! et honorés... que vous vouliez accepter, hum !... dans un repas fraternel au milieu des autorités, comme il convient dans cette circonstance, hum !...

TOUS, criant. - Vive notre député !

BALANDARD, à part. - Moi, député ? Quelle mauvaise plaisanterie !

GRELOT. - Oh ! elle est bien bonne ! il fallait ça pour me dessoûler.

TOUS. - Un discours, un discours !

BALANDARD, à part. - S'il ne faut que ça pour les amuser ! (Haut.) Monsieur le maire, messieurs les conseillers, électeurs, citoyens, gendarmes, pompiers, musiciens et habitants de Trépagny-les-Mèches, habitué depuis longtemps à parler en public, je puis vous satisfaire. Vous me demandez un discours, soit ! mais sur quoi ?

LE MAIRE. - Ça ne fait rien... parlez !

BALANDARD. - Bien ! Permettez-moi d'abord de vous remercier des marques d'amitié que vous me donnez. Je n'en suis pas indigne, croyez-le bien... mais avant de m'accorder vos suffrages, êtes-vous bien sûrs de ne pas vous tromper ?

PIQUENDAIRE. - Non, non !

BALANDARD. - Soit ! j'admets que vous ne vous trompiez pas. Qu'ai-je fait pour vous jusqu'à ce jour ?

LE MAIRE. - Vous ferez.

TOUS. - Il fera ! il fera ! vive Manandar !

BALANDARD. - Je me nomme Balandard et non Manandar...

TOUS. - Bravo !... Bravo ! Vive notre député !

BALANDARD, à part. - Pas moyen de les détromper... (Haut.) Puisque vous le voulez, je ferai donc pour vous tout ce qui dépendra de moi. Mon influence n'est pas grande. Pourtant, dans la limite de mes moyens, je vous promets de vous tenir en liesse le plus possible. Car dans les circonstances où nous sommes, dans les crises plus ou moins politiques que nous traversons, quoi de mieux que les plaisirs honnêtes, la gaieté ? le rire, messieurs, le bon, le franc rire qui désarme les plus maussades ? la bonne comédie qui moralise en amusant ? C'est pourquoi, braves gens, je vous engage à venir m'entendre ce soir, je ferai tous mes efforts pour vous tenir le coeur joyeux et l'esprit libre. Permettez, chers concitoyens, il y a erreur. Vous vous trompez.

LE MAIRE. - Le peuple ne se trompe jamais.

TOUS. - Vive le peuple

BALANDARD. - C'est possible ; mais vous pouvez être dévoyés à propos de votre candidat. (Bas, à Coqenbois.) Je te repasse la candidature, (Haut.) Électeurs ! votre candidat est en effet parmi nous. Il se cache sous la modeste défroque d'un lutteur de première force. C'est monsieur, l'illustre, et célèbre Coqenbois.

LE MAIRE, à Piquendaire. - Alors, pourquoi appelez-vous notre candidat Manandar quand son vrai nom est Coqenbois ?

BALANDARD. - C'est un pseudonyme ! Monsieur Piquendaire a mal lu ; c'est un quiproquo.

LE MAIRE. - Très juste ! tout s'explique. Citoyens, portons nos suffrages sur l'illustre Coqenbois.

PIQUENDAIRE. - Vive Coqenbois !


SCÈNE XVI


TRINGLET, LES PRÉCÉDENTS.


TRINGLET, perçant la foule. - Faut pas me la faire ; c'est un saltimbanque, un hercule en beurre ! à Chaillot !

COQENBOIS. - Dis donc, toi, là-bas, je suis un vieux soldat d'Afrique, deux blessures et la médaille militaire. Qu'est-ce que tu as fait pour ton pays, toi, caléchier ?

LE MAIRE, à la foule. -Citoyens, la modestie qui caractérise notre candidat, milite en sa faveur ; cette main de fer dans un gant de velours dont je vous parlais tout à l'heure, je l'ai reconnue dans le cœur de bronze du célèbre Coqenbois, c'est l'homme qu'il nous faut. Votons tous comme un seul électeur pour lui.

TOUS. - Vive Coqenbois ! à l'hôtel de ville !

TRINGLET, furieux. - Alors, nous sommes en pleine melonnière, mais faut pas croire qu'on balancera les ouvriers comme des bourgeois ! je vous dis zut à tous !

COQENBOIS. - Je te trouve commun dans ta manière de l'exprimer.

TRINGLET. - Assez causé. J'crains personne, pas même les hercules d'académie ! T'enlèveras pas les suffrages à nez tendu comme les melons de la ville. J'suis candidat aussi, j'm'appelle Tringlet et j'suis le plus fort homme de Trépagny-les-Mèches.

COQENBOIS. - Alors, je vais te soigner, tu m'intéresses.

TRINGLET. - Combien que tu pèses ?

COQENBOIS. - Si tu veux le savoir, arrive !

LE MAIRE. - Messieurs, restez-en là.

TRINGLET. - C'est une affaire d'amour-propre. Je lui joue sa candidature contre la mienne, avec l'autorisation de Monsieur le maire.

LE MAIRE. - Allez ! J'autorise !

COQENBOIS. - Ça va !

PIQUENDAIRE. - Jouez plutôt ça au billard.

CHALUMEAU. - Les paris sont ouverts, je fais cinq francs pour l'hercule.

LE COLLEUR D'AFFICHES. - Je les liens pour Tringlet.

TRINGLET. - Alors, c'est le grand jeu ! Saltimbanque, es-tu assuré contre la casse ?

COQENBOIS. - As-tu jamais sauté par-dessus une porte cochère ?

TRINGLET, haussant les épaules. - Tu me fais rire ! (Il met la main sur l'épaule de Coqenbois, celui-ci en fait autant.)

COQENBOIS. - As-tu réglé tes affaires de famille ?

TRINGLET. - Je ne connais ni la famille, ni la propriété.

COQENBOIS. - En ce cas, tu ne seras pas une perle pour la société.

(Lutte. — Tringlet est enlevé en l'air et jeté par-dessus le mur qui ferme la cour sur la place du fond. Tous courent au dehors.)

CHALUMEAU. - Ah ! il est mal retombé. Il a les reins cassés.

LE MAIRE. - À l'hôpital !

TOUS. - Vive Coqenbois ! Vive notre candidat ! À l'hôtel de ville ! En avant la musique !

(L'orphéon joue la Marseillaise. — Les spectateurs portent Coqenbois sur leurs épaules.)

COQENBOIS. - Monsieur Balandard, je vous confie Eloa, si je succombe dans la lutte ! Chers concitoyens, électeurs, quand il vous fera plaisir, je suis à vous ! (Ils sortent.)

BALANDARD. - Voilà comment on fait un député ! Ouf ! je l'ai échappé belle !

Rideau.


 



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