LE CANDIDAT DE TRÉPAGNY
Maurice SAND
1890
domaine public.
PERSONNAGES
BALANDARD, directeur d'une troupe de comédiens en tournée.
COQENBOIS, saltimbanque.
PIQUENDAIRE, aubergiste.
TRINGLET, ouvrier candidat.
CHALUMEAU.
GRELOT, comédien.
C0MBRILLO, régisseur.
MONSIEUR LE MAIRE.
UN COLLEUR D'AFFICHES.
DEUX GENDARMES.
DEUX POMPIERS.
ELOA, saltimbanque.
IDA, comédienne.
CÉLESTE, id.
LA POTASSIN, id.
ROSE, servante d'auberge.
Conseillers.
Habitants de la ville.
Musiciens de l'orphéon.
La scène se passe à Trépagny-les-Mêches, en 1874, dans une cour d'auberge.
À gauche du spectateur une auberge arec marches. À droite, un arbre et un hangar. Au second plan, un mur et une porte cochère ouverte sur la place publique. Au fond une ville.
SCÈNE PREMIÈRE
UN COLLEUR D'AFFICHES, puis PIQUENDAIRE.
LE COLLEUR, collant tes affiches des candidats ; Manandard d'un côté, Tringlet de l'autre. - (Chantant.)
Moi je colle, moi je colle,
Moi je colle, indistinctement,
Les affiches, les affiches,
Les affiches de tous les concurrents.
PIQUENDAIRE, sortant de chez lui. - Ah ! voilà l'affiche du célèbre Manandar, notre candidat et futur député. Je ne le connais pas mais je sais que c'est un homme qui apprécie la famille et respecte la propriété. Le comité électoral et opportuniste de Paris nous l'envoie pour représenter les bons principes de Trépagny-Les-Mèches. Collez, colleur, en attendant qu'il arrive nous sauver de la démagogie. Mais que faites- vous ? vous en collez une autre ?
LE COLLEUR. - Oui, monsieur Piquendaire, celle du citoyen Tringlet.
PIQUENDAIRE. - Un radical, un ouvrier, un gréviste, un ouvrier caléchier ou carrossier. S'il était élu, ce serait une honte pour notre ville. Ôtez ces affiches qui salissent mes murailles, ou je ne réponds pas de moi.
LE COLLEUR, chantant. -
Moi je colle, moi je colle,
Moi je colle, indistinctement,
Les affiches, les affiches,
Les affiches de tous les gouvernements.
PIQUENDAIRE, arrachant les affiches Tringlet. - Non, je ne souffrirai pas davantage les ordures de la radicaille le long de mon mur.
LE COLLEUR. - Modérez-vous, monsieur Piquendaire.
PIQUENDAIRE, furieux. - Que je me modère ! et tu continues à coller !... Attends ! (Il prend un balai et le frappe.) (Chantant.)
Toi, tu colles, mais moi j'te colle
Un coup d'batai incontinent,
Pour t'apprendre à fiche le camp !
LE COLLEUR. - Je m'en vais, soyez calme et pas d'emportement. (Il sort.)
SCÈNE II
ROSE, PIQUENDAIRE, COQENBOIS,
ELOA, SPECTATEURS.
Au second plan, Coqenbois, habillé en Hercule, dresse une table et s'y tient debout. Eloa, coiffée d'un casque de pompier, vêtue d'un maillot et d'une jupe de plumes, bat de la caisse. Quelques spectateurs forment le cercle autour d'eux.
ROSE, paraissant sur ta porte de l'auberge. - Qui est-ce qui bat le rappel ?
PIQUENDAIRE. - Qui peut savoir ? En ce temps électoral, il faut s'attendre à tout. C'est peut-être une révolution.
ROSE. - Taisez-vous donc, monsieur Piquendaire, vous ne vous plaisez qu'à me faire peur. Comme s'il y avait jamais eu de révolution à Trépagny-les-Mèches.
PIQUENDAIRE. - Alors, c'est peut-être le candidat...
ROSE. - Eh ! non, c'est un saltimbanque ! Taisez-vous donc, il va parler.
COQENBOIS, au fond. - Ah ! ah ! le voilà, le véritable premier lutteur de France, Coqenbois, dit « Sans pitié », roi des hercules, le même qui a remporté les plus brillants succès dans les principales arènes de France, d'Angleterre et d'Allemagne. Ses glorieuses omoplates n'ont jamais touché la poussière des arènes. Voici mademoiselle Eloa, dite « Va mon coeur », fille sauvage, belle et antique descendante d'un tambour-maître du troisième zouaves. Elle bat la caisse de naissance. Ses poses mythologiques lui ont valu le suffrage de toutes les académies, même celle de France. Nous allons commencer par les jeux romains ou la récréation des hommes forts ; première partie, la roue de la fortune, dont la bande de fer ne pèse pas moins de cinquante kilos. Voyez, messieurs, sur la pointe du nez. (Roulement de tambour.)
ROSE. - Il est fort, tout de même, pour porter une roue de charrette à nez tendu.
PIQUENDAIRE. - C'est son nez qui est fort... affaire d'équilibre !
ROSE. - Vous n'en feriez toujours pas autant !
PIQUENDAIRE. - Oh ! si j'avais été élevé pour ça...
COQENBOIS, descendant de sa table. - Tenez, messieurs ! je vais enlever à un mètre au-dessus de l'écorce terrestre, quatre électeurs assis sur cette table en plein chêne, par la seule force de mes glorieuses omoplates. C'est ce que nous appelons le levier d'Archimède. Montez, messieurs... Êtes-vous électeur ? oui, asseyez-vous... Encore trois. Il y a de la place pour quatre... Toi, petit, t'as pas l'âge, t'as pas assez de poids, on pourrait supposer que je triche. Y êtes-vous ? Tenez-vous les uns les autres. L'union fait la force ! Enlevé... (Roulement de tambour.)
ROSE. - C'est un rude gaillard !...
COQENBOIS. - Maintenant, messieurs, nous allons passer au tour le plus difficile, c'est celui du gousset. Eloa, fais le tour delà société !
ELOA, qui a posé sa caisse, s'avance une sébile à la main. - Allons, monsieur, mam'zelle, n'oubliez pas de modestes artistes.
PIQUENDAIRE, lui donnant un sou. - Faut bien encourager les arts.
ELOA. - Un sou ? monsieur s'en fera mourir ! (Elle va au fond.)
PIQUENDAIRE, à part. - Elle a de l'œil.
COQENBOIS, au fond. - Eloa, pas de conversation oiseuse avec le public... continuons nos exercices par la ville. (Ils sortent, suivis du public.)
SCÈNE III
PIQUENDAIRE, CHALUMEAU.
CHALUMEAU, essoufflé. - Monsieur Piquendaire, une chaise de poste qui entre en ville ! C'est lui, Manandar, le seul, le vrai, notre candidat ; il m'a dit son nom, il parle du nez. Il est enrhumé du cerveau.
PIQUENDAIRE. - Courez, Chalumeau, amenez-le chez moi, au Grand Monarque ! C'est un monsieur auquel je tiens. Précipitez-vous !
CHALUMEAU. - J'y vole, vous n'oublierez pas nos petites conventions quand il sera député : cette place d'inspecteur des vidanges de la ville.
PIQUENDAIRE. - Reposez-vous sur moi, quand je serai son ami et quand j'aurai obtenu ce que je désire, je penserai à vous.
CHALUMEAU. - J'y cours ! (Il sort.)
SCÈNE IV
PIQUENDAIRE, puis ROSE.
PIQUENDAIRE. - Rose, il faut préparer les chambres, et bien balayer, mettre de l'eau partout, c'est pas votre habitude. J'attends aujourd'hui notre candidat, le grand, le célèbre Manandar avec sa suite.
ROSE. - Sa suite... C'est donc un prince ?
PIQUENDAIRE. - Je veux dire sa société, sa famille.
ROSE. - Dites donc, monsieur Piquendaire... Est-il bel homme, le candidat ?
PIQUENDAIRE. - Qu'est-ce que ça te fait ? tu n'es pas électrice. Va donc faire les lits.
ROSE. - On y va ! mon Dieu ! on y va... (Elle sort. )
PIQUENDAIRE. - Ah ! j'ai de l'émotion... (On entend le roulement d*une voiture. Il se précipite à la porte cochère. À la cantonade.) Cocher ! entrez, entrez dans la cour...
SCÈNE V
BALANDARD, CÉLESTE, IDA, PIQUENDAIRE, ROSE.
BALANDARD, du dehors. - C'est inutile ! (Il entre.) Avez-vous des chambres ?
PIQUENDAIRE. - Toute la maison est à vous ! (À part.) Je me le figurais plus grand, mais quelle belle tête, quel œil intelligent !
IDA. - En voilà une journée fatigante !...
PIQUENDAIRE, à Balandard. - Mademoiselle votre fille, sans doute !
CÉLESTE. Ah ! quel bonheur de sortir de cette boîte... j'ai une migraine affreuse.
PIQUENDAIRE, à Balandard. - Votre dame, probablement ?
BALANDARD. - Ça ne fait rien. Donnez-nous des chambres et faites-nous dîner... j'attends d'autres personnes.
PIQUENDAIRE. - J'y vais apporter tous mes soins. (À Rose.) Montrez le numéro un et le numéro deux à ces dames et prenez les bagages.
BALANDARD, prenant une valise. - Oh ! ce n'est pas la peine...
PIQUENDAIRE, se précipitant sur la valise. - Ah ! je ne souffrirai pas !... (Il prend le sac et entre dans l'hôtel avec Rose.)
BALANDARD. - Obséquieux, cet hôtelier. Sa note sera salée. Ida, Céleste, déballez vos toilettes tout de suite. Nous jouons ce soir le Cadavre récalcitrant, le Spectre chauve et l'Ermite de la marée montante. Total : quinze actes.
CÉLESTE. - Ah ! quel métier ! mon pauvre Balandard.
BALANDARD. - Céleste l Vous manquez de philosophie.
CÉLESTE. - Si je ne manquais que de cela !
BALANDARD. - Moi, ce qui me manque le plus en ce moment, c'est Grelot, mon régisseur ; Combrillo, mon traître et la Potassin, ma duègne. Qu'est-ce qu'ils font ?
IDA. - Ils se seront arrêtés à boire au dernier relai, selon leur habitude.
BALANDARD. - Je crains bien qu'ils ne me jouent le même tour qu'hier, où, faute d'acteurs, j'ai dû faire relâche. Allons, mes petites chattes, faites servir le dîner, je vais à la mairie et je reviens tout de suite.
CÉLESTE. - Soyez tranquille... je meurs de faim... (Elles sortent à gauche.)
SCÈNE VI
PIQUENDAIRE, BALANDARD.
PIQUENDAIRE. - Monsieur cherche... quelque chose ?
BALANDARD. - Oui ! la mairie.
PIQUENDAIRE. - Si vous le permettez, j'aurai l'honneur de vous y conduire.
BALANDARD. - Vous êtes trop aimable !
PIQUENDAIRE. - Je me recommande à vous... pour une petite place.
BALANDARD. - Deux, si vous voulez, mon cher monsieur.
PIQUENDAIRE, à part. - Mon cher monsieur, ça promet. (Haut.) Parlerez-vous ce soir ?
BALANDARD. - Je crois bien ! j'en aurai au moins pour quatre heures.
PIQUENDAIRE. - Quel homme vous êtes ! Votre succès est assuré.
BALANDARD. - Tant mieux ! mais avant tout, la mairie. Certaines formalités à remplir pour les affiches.