THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

PIQUENDAIRE. - Quel homme vous êtes ! Votre succès est assuré.

BALANDARD. - Tant mieux ! mais avant tout, la mairie. Certaines formalités à remplir pour les affiches.

PIQUENDAIRE. - Les affiches, je suis au courant de la chose, je suis très bien avec le maire. Ne vous dérangez pas. Je vais y aller moi-même.

BALANDARD. - Mais, je ne veux pas vous donner cette peine.

PIQUENDAIRE. - Si fait, si fait, ça me fait plaisir. En même temps, j'avertirai toute la ville que vous êtes arrivé. Entrez chez moi, reposez-vous, dînez bien, il faut prendre des forces ; vous aurez à blaguer dur, ce soir. (Il sort par le fond.)

BALANDARD. - En voilà un ami des artistes ! (Il sort à gauche.)



SCÈNE VII.


COQENBOIS, avec une roue et une table, ELOA, avec son tambour et un cabas, UN GENDARME.

LE GENDARME. - C'est assez perturber les populations par vos roulements de caisse. Vous faites autant de bruit qu'un candidat, saltimbanque !

COQENBOIS. - Saltimbanque ! candidat ! tous les hommes sont frères.

LE GENDARME. - Vous encombrez la voie publique ; allez à l'auberge, dispersez-vous !

COQENBOIS. - Ça suffit, gendarme, on s'y conformera.

LE GENDARME. - Et pas d'observations ! (Il sort.)

ELOA. - Quel malheur ! Savoir si on nous y souffrira à l'auberge ?...

COQENBOIS. - En payant, nous avons droit aux égards aussi bien qu'un ministre des finances...

ELOA. - Elles sont jolies, nos finances !

COQENBOIS. - Eloa ! à combien se monte la recette ?

ELOA. - Il n'y a pas gras. Quatorze sous.

COQENBOIS. - Quatorze sous ! avec ça on peut souper sans peur et sans reproche. Rangeons le matériel (Ils s'installent près de l'arbre à droite), la roue... C'est pas celle de la fortune... installons-nous sous cet arbre. Comme ça nous n'aurons pas de chambre à payer. Mets la table... pas les jambes en l'air... C'est pas convenable. Je dépose ma couronne... Elle est bien légère... Soupons !

ELOA. - Au prix où est le beurre, nous n'aurons pas d'indigestion.

COQENBOIS. - Mauvaise affaire que les indigestions, et comme la sobriété est un brevet de bonne santé, nous n'avons pas à nous plaindre.

ELOA. - Encore si le poulet de filasse que je fais semblant de dévorer était en vrai.

COQENBOIS. - Tu voudrais manger les accessoires de l'administration. Tu n'es pas économe, ma fille... Quel est le menu ?

ELOA. - Premier service, du pain. Le fromage pour rôti. Dessert : un artichaut.

COQENBOIS, s'assoit par terre en chantonnant. -

À table, à table, à table !
Mangeons cet artichaut;
Il serait détestable
S'il était mangé chaud !



SCÈNE VIII


BALANDARD, venant de l'auberge à gauche. - Qui est-ce qui parodie mes couplets ?

COQENBOIS, sans se déranger et mangeant. C'est vous qu'en êtes l'auteur ?

BALANDARD. - Mais oui, ne vous en déplaise !

COQENBOIS. - Ça ne me déplaît pas... Ça m'est égal.

BALANDARD, à part, regardant Coqenbois. - Drôle d'organe ! Bonne figure de comique... Le crâne dénudé. Il serait excellent dans le rôle du spectre chauve, et remplacerait avantageusement Combrillo qui ne vient pas.

COQENBOIS. - Qu'est-ce que vous avez à me regarder ? Je suis Coqenbois, dit "Sans pitié, roi des hercules", dont les glorieuses omoplates...

BALANDARD. - Je connais le boniment. Je suis artiste aussi.

COQENBOIS. - Monsieur est lutteur ?

BALANDARD. - Oui, lutteur avec le succès, mais pas autrement ; je suis directeur d'une troupe de comédiens en tournée de province.

COQENBOIS. - Si j'osais, j'offrirais bien quelque chose à monsieur.

ELOA. - Si monsieur est du bâtiment, il connaît du reste le pain et le fromage.

BALANDARD, la regardant, à part. - Elle est drôle, cette petite, l'œil vif... Elle ferait une piquante soubrette.

ELOA. - Vous m'épluchez, commes si j'étais l'artichaut. Est-ce que vous voudriez me faire un engagement ?

BALANDARD. - Je ne dis pas non. Monsieur Coqenbois, est-ce que mademoiselle est votre... ?

COQENBOIS. - Eloa ! c'est ma nièce. Si vous la voulez, j'y consens, avec son consentement bien entendu. Elle sera toujours plus heureuse avec vous qu'avec moi.

BALANDARD. - Et vous ? Si je vous priais de vous associer.

COQENBOIS. - M'associer ? Elle est bonne ! je n'ai rien. Faut pas se moquer des pauvres gens, ce n'est pas bien. Mais je comprends, vous êtes un homme délicat, vous avez peur de blesser mon amour-propre... oh ! vous pouvez me parler sans détours. Je suis bronzé au physique comme au moral. Vieux soldat d'Afrique, sept années de campagne, deux blessures, la médaille militaire et deux de sauvetage. On n'est pas un lâche, quoique saltimbanque !

BALANDARD. - Et pourquoi êtes-vous saltimbanque ?

COQENBOIS. - Peut-être pour la même raison que vous êtes comédien. Par amour de l'art et par goût du déplacement. Je suis né nomade, père et mère inconnus, des têtes couronnées ou des va-nu-pieds.

BALANDARD. - Voulez-vous accepter à souper ? Nous causerons.

COQENBOIS. - Si je refusais votre invitation, vous diriez que je suis fier... vous croiriez peut-être que je vous méprise. D'ailleurs, nous sommes tous les deux sur la même échelle artistique. Il n'y a de différente que les échelons.

ELOA. - Moi, je n'aspire qu'à grimper, j'accepte avec plaisir. Je vais serrer le fromage, il coulera mieux demain.

COQENBOIS. - Permettez que je dépouille la livrée de l'histrion pour revêtir le paletot de l'homme du monde. (Il met un carrick ridicule à trois collets, et se coiffe d'un vieux chapeau hante de forme et luisant.) Eloa, pose ton casque, donne-toi un coup de peigne et mets un noeud.

BALANDARD, à part. - Je crois avoir mis la main sur deux sujets précieux.



SCÈNE IX


PIQUENDAIRE, LES PRÉCÉDENTS.


BALANDARD. - Ah ! vous voilà revenu. Mettez deux couverts de plus pour monsieur et mademoiselle.

PIQUENDAIRE. - Tiens ! les saltimbanques. (À part.) Il chauffe son élection, il a raison, faut pas être fier dans ce métier-là. (Haut.) Vous êtes un homme d'esprit, je vois ça, aussi vous l'emporterez, mon cher monsieur le candidat.

BALANDARD, le reprenant. - Non ! Balandard... Qu'est-ce qu'il a cet hôtelier par trop flatteur ?

COQENBOIS, à Balandard. - Monsieur, nous sommes convenables et à vos ordres.

BALANDARD, à part. - Ils sont parfaits ! (Haut, à Eloa.) Mademoiselle, vous offrirai-je mon bras ?

ELOA, confuse. - Oh ! monsieur... c'est trop d'honneur. (À part.) Il est joliment chouette c't' homme-là !

COQENBOIS. - Il a l'air d'un bon zigue. (Ils entrent dans l'auberge.)



SCÈNE X

GRELOT, COMBRILLO, LA POTASSIN,
puis ROSE.


GRELOT. - Eh ! la maison ! Il n'y a donc personne pour prendre nos baluchons ?

LA POTASSIN. - Ne vous impatientez pas, mon petit père Grelot !

COMBRILLO. - Mère Potassin, faut savoir où est descendu Balandard ; nous sommes en retard.

LA POTASSIN. - C'est la faute au vin blanc, monsieur Combrillo...

COMBRILLO. - Il désaltère pas du tout.

GRELOT. - Il dessèche, j'ai une soif... (Il appelle.) Holà !

LA POTASSIN. - Vous avez bien assez bu en route ; vous êtes déjà ivre.

GRELOT, lui pinçant le nez. - T'as trouvé ça toute seule, Potassine de mes rêves ?

LA POTASSIN, en colère. - Vous êtes inconvenant ! En voilà des manières de maçon.

COMBRILLO, appelant. - Garçon !... La bonne !...

ROSE, venant de l'auberge. - Voilà ! Voilà ! (À part.) C'est-il encore des hercules ?

GRELOT. - À peu près, jeune insulaire de Trépagny-les-Mèches, nous désirons trois verres de fine.

LA POTASSIN, à Rose. - Ne l'écoutez pas, il abuse de sa faculté de boire sans soif.

ROSE. - Entrez, madame, je vais vous servir. (Elles entrent dans l'auberge.)



SCÈNE XI


GRELOT, COMBRILLO ; BALANDARD, sur la porte de l'auberge.


GRELOT, à Balandard. - Te voilà ! c'est pas malheureux !

BALANDARD. - C'est peut-être moi qui suis en retard ?...

GRELOT. - Savoir !...

BALANDARD. - Bien ! ça y est, complètement ému, me voilà bien loti avec un pareil auxiliaire. Va te coucher, va !...

GRELOT. - Tu m'envoies coucher ? Balandard, t'es un ingrat !

BALANDARD. - Combrillo, vous un homme sérieux, comment le laissez-vous se mettre dans un état pareil ?

COMBRILLO. - Moi ? je suis plus soûl que lui.

BALANDARD. - Alors, vous ne pourrez pas jouer le Cadavre récalcitrant.

COMBRILLO. - Le cadavre, possible... le récalcitrant jamais.

BALANDARD, remontant. - Je me passerai de vous. Il s'agit de changer la composition du spectacle. Coqenbois, mon ami, voulez-vous bien remplir le rôle du spectre chauve ?

COQENBOIS, sur la porte. - C'est pas les cheveux qui me gêneront. J'essayerai.

ELOA, à Balandard. - Mon petit homme, je me mets toute à votre disposition.

BALANDARD. - Bien. Nous remplacerons l'Ermite de la marée montante par des solos de tambour et des poses plastiques de mademoiselle Eloa.

ELOA. - Je vais donc enfin débuter !... je suis-t'il contente ! faut que je vous embrasse ! (Elle embrasse Balandard.)

C0QENBOIS. - Eloa ! de la tenue devant le monde.

BALANDARD. - Allons finir de dîner et, après, en route pour le théâtre !

GRELOT. - En attendant que j'aille me coucher, je vas souper un brin. Viens, Combrillo.

COMBRILLO. - Chez moi, je suis malade, j'ai une gueule de bois. (Ils rentrent tous dans l'hôtel.)



SCÈNE XII


CHALUMEAU, TRINGLET, PIQUENDAIRE.



CHALUMEAU. - J'ai joliment manœuvré l'affaire ; toute la population est pour notre candidat.

PIQUENDAIRE. - Alors ! ça va bien ! Il parlera ce soir pendant quatre heures. Il me l'a promis. Oh ! quel bel organe ! son succès est assuré.

TRINGLET. - Savoir ! moi je me porte aussi et je représente les ouvriers qui sont plus nombreux que les aubergistes, monsieur Piquendaire.

PIQUENDAIRE. - Oh ! vous feriez mieux, dans l'intérêt de votre santé, de rester avec vos ouvriers caléchiers que de briguer les suffrages universaux.

TRINGLET. - Possible ! on verra ça plus tard ! En attendant, je veux voir comment il a le nez fait, mon concurrent. (Il va vers la fenêtre.)

PIQUENDAIRE. - Laissez-le dîner tranquillement, pas d'indiscrétion !

TRINGLET. - Il a donc des femmes ?

PIQUENDAIRE. - Sans doute, des femmes du monde.

TRINGLET. - Cette petite-là qui a un casque de pompier, c'est peut-être sa fille !

PIQUENDAIRE. - Je ne sais pas au juste, mais elle est sans doute à la dernière mode.





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