THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

SCÈNE V.

 

CASSANDRE, ISABELLE, COLOMBINE, ARLEQUIN.

 

CASSANDRE. - Ma chère Isabelle, voici le nouveau domestique dont j'ai fait choix pour remplacer Scapin. J’espère...

 

COLOMBINE. - Ah ! l'épouvantable figure !

 

CASSANDRE. - Taisez-vous, Colombine, c'est un fort honnête garçon, à qui je suis bien aise de faire du bien, il est doux, fidèle et n'étourdit pas de son babil. Car il est muet.

 

COLOMBINE, surprise. - Muet ! Monsieur.

 

CASSANDRE. - Oui muet ; vous ne comprenez pas cette infirmité-là vous ; mais songez à avoir pour lui tous les égards possibles, sans quoi...

 

COLOMBINE. - Oh ! par ma foi, Monsieur, ceci devient trop fort. Vous vous croyez apparemment tout à fait le Grand Turc, car vous nous donnez des muets noirs pour nous servir. En conscience, vous est-il permis d'être jaloux à ce point là ? vous, qui seriez encore trop heureux d'être trompé, car la peine que nous prendrions pour cela aurait encore quelque chose de flatteur que vous ne méritez pas : allez, je vous déclare que jamais...

 

CASSANDRE. - Et moi je vous ordonne de vous taire, entendez-vous, babillarde ; imitez votre maîtresse, elle ne se plaint pas, elle ne dit rien.

 

ISABELLE. - Ce n'est pas faute d'avoir à dire, Monsieur ? pensez-vous, que je ne sois pas fatiguée de la contrainte où vous me retenez ? croyez-vous que je ne sois pas lasse de votre ridicule amour, et de votre plus ridicule jalousie, vous aurez beau faire, Monsieur, vous aurez beau redoubler vos grilles, vos soins, vos soupirs, vos verrous, jamais je ne serai votre femme et à la première occasion qui s'offrira, je vous promets de ne rien épargner pour me soustraire à un tyran aussi odieux que vous.

 

CASSANDRE. - Peste ! comme vous caquetez, Mademoiselle Isabelle, rentrez, si vous voulez bien, dans votre appartement, de longtemps vous n'en sortirez ; c'est moi qui vous en réponds. (Il rentre avec Isabelle, Arlequin retient Colombine.)

 

SCÈNE VI.

 

ARLEQUIN, COLOMBINE.

 

COLOMBINE. - Eh bien que voulez-vous ?

 

ARLEQUIN, coupe ses fils. - Ouf, vous êtes charmante, j'étoufferais si je ne vous le disais pas.

 

COLOMBINE. - Comment donc, vous parlez ; vous n'êtes donc pas muet ?

 

ARLEQUIN. - Si fait, je suis muet ; mais vous êtes si jolie que tous les muets du monde parleraient pour vous le dire.

 

COLOMBINE. - Mais tout à l'heure vous aviez l'air d'être muet, ou imbécile ; est-ce nous, ou Monsieur Cassandre que vous trompez ?

 

ARLEQUIN. - Je vous conterai tout cela, la parole ne fait que me revenir, et je veux l'employer à vous dire que je vous aime.

 

COLOMBINE. - La déclaration est brusque.

 

ARLEQUIN. - Oh ! je vous raconte mon amour aussi vite comme je l'ai senti.

 

COLOMBINE. - En vérité, vous êtes plaisant.

 

ARLEQUIN. - Il y a apparence que vous l'êtes aussi, car vous me plaisez beaucoup, aimable Colombine.

 

COLOMBINE. - Mais il faut se connaître avant de s'aimer.

 

ARLEQUIN. - Moi, je veux finir par vous connaître ; mais vous avez là une bien jolie main. (Lazzis.) Est-elle à vous ?

 

COLOMBINE. - À qui donc ?

 

ARLEQUIN. - Tant mieux, et ces jolis cheveux, ce joli visage, c'est à vous aussi ?

 

COLOMBINE. - Je m'en flatte.

 

ARLEQUIN. - Je vous en fais mon compliment, et tout cela est donc à vous ?

 

COLOMBINE. - Hélas ! oui.

 

ARLEQUIN. - Si vous voulez vous en défaire, je m'en accommoderais moi.

 

COLOMBINE. - Vous m'amuseriez presque, si vous n'étiez pas si laid.

 

ARLEQUIN. - Moi, je suis laid ! c'est comme il vous plaira ; mais voyons ce que j'ai de si laid ; mes yeux, par exemple, il est vrai qu'ils ne sont pas si beaux que les vôtres, mais ils ont cela de commun avec tous les yeux de ce monde ? mon teint n'est pas aussi blanc que votre visage, mais où en trouverez- vous ? ma bouche à la vérité est un peu grande ; avec mon aiguille et mon fil, je la rends aussi petite que je veux, je la ferme même tout à fait ; et si vous y réfléchissez, cela est très commode dans un amoureux, car je vous vois crac, crac, je brise mes fils pour vous dire que je vous aime ; vous venez à m'aimer crac, crac, je remets mes fils pour ne le dire à personne.

 

COLOMBINE. - J'oublie, en vous écoutant, mes résolutions et mes affaires, mais…

 

ARLEQUIN. - J'entends Monsieur Cassandre, vite cachez-vous au coin de la rue, car il se douterait que vous faites parler les muets.

 

SCÈNE VII.

 

ARLEQUIN, CASSANDRE.

 

CASSANDRE, ferme soigneusement la porte. - Tu t'es conduit à merveille, mon, ami, mais voici le moment où tu vas me devenir plus nécessaire que jamais.

 

ARLEQUIN. - Hou, hou, hou.

 

CASSANDRE. - Ah ! décous ta bouche, je t'en prie, je viens ici pour parler avec toi.

 

ARLEQUIN, défait ses fils. - Ouf, ma langue est toute engourdie. (Il éternue.)

 

CASSANDRE. - Mon cher Arlequin, je vais te confier un grand secret ; j'ai le projet d'épouser Isabelle dès ce soir même, et je m'en vais dans ce dessein faire dresser mon contrat de mariage, ensuite je reviendrai prendre Isabelle, et je la conduirai chez mon Notaire sous un prétexte. D'ici là, mon ami, je te recommande de faire sentinelle à ma porte de peur que quelque galant....

 

ARLEQUIN. - Ah diable ! fiez vous à moi ! s'il en entre quelqu'un, je consens à retourner aux galères.

 

CASSANDRE. - Sitôt après mon mariage, je veux laisser un peu de liberté à ma femme les deux ou trois premiers jours, et c'est surtout alors qu'il faudra me rapporter toutes ses paroles, tous ses gestes toutes ses actions.

 

ARLEQUIN. - Soyez tranquille, je ne laisserai rien passer que je ne prenne au vol ; dès qu'elle ouvrira la bouche ma main sera là, et crac la parole dans mon chapeau ; elle se mettra en colère, la colère dans mon chapeau, elle me donnera un soufflet, un coup de pied, crac le soufflet et le coup de pied dans le cul de mon chapeau, et quand le chapeau sera plein, je vous le porterai, vous choisirez là dedans paroles, soufflets, coup de pied ; je vous donnerai tout moi.

 

CASSANDRE. - Je compte sur ta fidélité, et elle ne restera pas sans récompense, songe à ce que je t'ai dit. (Il sort.)

 

SCÈNE VIII

 

ARLEQUIN, COLOMBINE.

 

ARLEQUIN, appellant. - Mademoiselle Colombine Mademoiselle Colombine...

 

COLOMBINE. - Eh bien ! me voilà.

 

ARLEQUIN. - Vous venez d'entendre notre conversation, et vous jugez bien que je ne suis ici que pour servir Léandre.

 

COLOMBINE. - Comment ?

 

ARLEQUIN. - Sans doute ! mais avant de parler des affaires de mon maître, parlons des miennes ; croyez-vous que vous pourrez m'aimer ?

 

COLOMBINE. - Que sait-on ? avec du temps et de la patience on vient à bout de tout.

 

ARLEQUIN. - Non pas de l'amour ; au contraire le temps et la, patience le font en aller ; mais écoutez, j'appartiens au père de Monsieur Léandre, je suis son premier domestique, son majordome, j'ai une petite fortune assez honnête, mon âge n'est pas mal non plus, je n'ai pas encore trente ans. Du côté de l'esprit vous en pouvez juger. Avec cela et les avantages que j'ai reçus de la nature, plusieurs partis sont venus me sauter à la tête, moi, j'ai toujours refusé, parce que je croyais trouver mieux ; à présent que je vous ai trouvée je n'espère plus rien.

 

COLOMBINE. - Moi je n'ai pas encore vingt-quatre ans, je n'ai pas de fortune, je n'ai point d'amoureux, vous voyez que je suis bien moins riche que vous.

 

ARLEQUIN. - J'ai peur que vous n’exagériez votre pauvreté ; mais sans calculer notre mérite réciproque, si vous voulez n'en faire qu'un seul et même mérite, il en vaudrait beaucoup mieux ; qu'en dites-vous ?

 

COLOMBINE. - C'est une règle d'arithmétique que vous me proposez ?

 

ARLEQUIN. - À peu-près : Eh bien ?

 

COLOMBINE. - Eh bien nous compterons nous deux.

 

ARLEQUIN. - Ah ! Voilà parler cela. (Il lui baise la main.)

 

SCÈNE IX.

 

COLOMBINE, ARLEQUIN, LÉANDRE.

 

LÉANDRE. - C'est donc ainsi, Monsieur Arlequin, que vous vous occupez de mes affaires.

 

ARLEQUIN. - Ah ! Monsieur, j'y pensais, demandez plutôt à Colombine.

 

COLOMBINE. - Ma foi, Monsieur, elles ne vont pas bien, Monsieur Cassandre veut épouser Mademoiselle Isabelle dès ce soir.

 

LÉANDRE. - Dès ce soir ?

 

ARLEQUIN. - Oh ! mon dieu oui, le contrat se fait à présent.

 

LÉANDRE. - Eh ! que faire, mes chers amis, que devenir ?

 

ARLEQUIN. - Ma foi, je n'en sais rien.

 

COLOMBINE. - Ni moi non plus, à moins que Mademoiselle Isabelle ne fit semblant d'être malade, nous gagnerions peut-être du temps.

 

LÉANDRE. - Qu'en dis-tu, Arlequin ? (Ici la nuit.)

 

ARLEQUIN. -Tout cela ne vaut rien : vous êtes bêtes vous autres. Écoutez-moi ; mais prenons garde que Monsieur Cassandre ne vienne nous surprendre.

 

COLOMBINE. - J'y veillerai, parle toujours.

 

ARLEQUIN. - Monsieur Cassandre m'a conté lui-même ses projets, il est allé chez le Notaire faire arranger le contrat de manière qu'il n'y eut plus que les noms à mettre ; or..... Qu'est-ce qui me touche donc ?

 

COLOMBINE. - C'est moi, c'est moi.

 

ARLEQUIN. - Ah ! c'est vous ; touchez, touchez..... Dès que Monsieur Cassandre aura tout arrangé, il va venir prendre Mademoiselle Isabelle pour la mener signer ; alors... Qu'est ce qui me gratte donc ?

 

COLOMBIN E. - Eh, c'est moi.

 

ARLEQUIN. - Ah ! c'est vous ; grattez, grattez..... Monsieur Cassandre ne doit pas tarder à revenir ; je l'amuserai un peu pour que la nuit soit encore plus avancée, et dès qu'il aura pris Mademoiselle Isabelle sous son bras, je tâcherai de l'éloigner d'elle un moment ; vous qui serez caché par ici, vous en profiterez pour enlever Mademoiselle Isabelle. Mais il faut qu'elle le veuille au moins.

 

COLOMBINE. - Ah ! elle le voudra, j'en réponds !

 

ARLEQUIN. - À la bonne heure, qui répond paye. Soyez tranquille, j'entends Moniteur Cassandre, cachez-vous là bas, et surtout taisez-vous.

 

SCÈNE X.

 

CASSANDRE, ARLEQUIN, LÉANDRE, COLOMBINE.

 

CASSANDRE. - On y est, mon cher Arlequin, il n'y a plus qu'à signer. Je viens prendre Isabelle. N'est il venu personne ?

 

ARLEQUIN. - Non ; mais j'ai eu une terrible frayeur.

 

CASSANDRE. - Comment ?

 

ARLEQUIN. - À peine avez-vous été parti que j'ai voulu voir à quoi s'occupait Mademoiselle Isabelle dans son appartement, j'ai été regarder par le trou de la serrure, vous n'imagineriez pas ce que j'ai vu.

 

CASSANDRE. - Et qu 'as tu donc vu, parle vite !

 

ARLEQUIN. - Monsieur, j'ai vu Mademoiselle Isabelle qui se promenait dans sa chambre ; mais elle ne s'y promenait pas seule ; et à côté d'elle il y avait un petit Monsieur qui se promenait avec elle.

 

CASSANDRE. - Cela n'est pas possible, j'ai la clef dans ma poche.

 

ARLEQUIN. - Voilà ce qui m’étonnait aussi ; mais cependant ce petit Monsieur était avec elle.

 

CASSANDRE. - Le connais-tu ce petit Monsieur ? quel habit avait-il ? 

 

ARLEQUIN. - Je ne le connais point ; il avait un habit grisâtre avec une veste blanche. C'était sûrement un Officier de Hussards, car il avait des crocs et un petit sabre qui allait toujours comme ça.

 

CASSANDRE. - Un Officier de Hussards ! tu me fais trembler. Mon ami, les as-tu bien examinés ?

 

ARLEQUIN. - Oh ! je ne les ai pas perdu de vue un moment Le petit Monsieur ne disait rien, il se promenait à côté d'elle et toujours le petit sabre qui allait ; ils  ont fait comme ça une douzaine de tours.

 

CASSANDRE. - Sans rien dire du tout ?

 

ARLEQUIN. - Sans parler une seule parole ; mais toujours le petit sabre.

 

CASSANDRE. - Ensuite ?

 

ARLEQUIN. - Ensuite, j'ai vu Mademoiselle Isabelle qui a été se mettre sur le canapé.

 

CASSANDRE. - Sur le canapé ! et ce Monsieur ?

 



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