THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE VALET RUSÉ ou ARLEQUIN MUET

comédie-parade en un acte et en prose.

par M. V. L. G.

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k98089611.r=arlequin%20muet?rk=21459;2

 

1786 – domaine public

 

PERSONNAGES  :

CASSANDRE.

ISABELLE.

COLOMBINE.

LÉANDRE.

 

La Scène est dans une Place publique, la Mer est au fond.

 

     Avant le lever de la toile on entend le tonnerre, et on joue la Tempête du Sorcier, et ma barque légère, au lever de la toile.

 

SCÈNE PREMIÈRE.

 

ARLEQUIN, seul, en chemise et en parasol, se sauve à la nage.

 

À la fin me voilà débarqué, ce n'est pas sans peine. Ah ! le vilain chemin que cette mer ; pas un seul cabaret sur la route, pas le plus petit bouchon où l'on puisse se rafraîchir : avec cela une humidité qui vous tombe sur les épaules, ce qui est capable de vous faire mal. Sans mon parasol, j'aurais été joliment mouillé ! Mais heureusement je suis arrivé où je voulais venir, car c'est Venise ceci ; oh ! oui, c'est sûrement Venise ; il ne s'agit plus que de trouver Monsieur Léandre, et d'exécuter les ordres de Monsieur son père. Comme je suis fait ! les voyages dans la mer dérangent furieusement une toilette. Tenez, les soles n'ont-elles pas mangé ma chemise ! Ah ! petites friandes, on vous en donnera, revenez-y. Mais que diable ! je sens quelque chose qui me trotte dans la tête ; voyez, c'est un poisson qui est resté dans mon bonnet. Je suis sûr qu'en me déshabillant je vais trouver quelque turbot. (Il éternue.) Je suis enrhumé par dessus le marché ; cette diable de mer, cela ne vaut rien pour la poitrine. (Il éternue.) Je suis enrhumé, c'est clair. Allons, allons vite au cabaret me sécher un peu, et puis...

 

SCÈNE II

 

ARLEQUIN, LÉANDRE.

 

LÉANDRE. - Eh ! mais, c'est Arlequin ; mon pauvre ami, comme te voilà fait. Par quel hasard dans ce pays-ci ?

 

ARLEQUIN. - Par le hasard d'un naufrage, d'une tempête terrible. Monsieur votre père, le diable, enfin me voilà. Mais vous, est-ce que vous êtes ici aussi ?

 

LÉANDRE. - Tu le vois bien, mon cher ami. Mon père m'a contraint de fuir sa maison par le ridicule mariage auquel il voulait me forcer ; tu fus le témoin de ma résistance. Mais dis-moi comment je te trouve à Venise, toi que mon père aimait tant, toi .....

 

ARLEQUIN. - C'est donc Venise ceci ?

 

LÉANDRE. - Oui.

 

ARLEQUIN. - Oh ! je m'en doutais bien, et je l'ai reconnu tout de suite.

 

LÉANDRE. - Comment ! Étais-tu déjà venu ici ?

 

ARLEQUIN. - Non ; mais j'ai eu un frère qui avait envie d'y venir.

 

LÉANDRE. - Dis-moi donc le sujet qui t'amène ?

 

ARLEQUIN. - C'est Monsieur votre père qui m'envoie vous dire qu'il vous pardonne toutes vos extravagances à condition que vous allez me suivre et retourner à la maison paternelle.

 

LÉANDRE. - Cela m'est impossible.

 

ARLEQUIN. - Mais écoutez donc ; savez-vous que je suis Ambassadeur de votre père. C'est moi qui l'ai apaisé lorsque vous décampâtes au moment d'épouser Mademoiselle Angélique, et cela n'était pas aisé. Comment, disait-il, la veille de ses noces s'en aller sans rien dire, abandonner une Demoiselle de condition qui compte sur lui, qui lui fait honneur ; et cela pour aller suivre une Mademoiselle Isabelle, une guenon qui n'a...

 

LÉANDRE. - Monsieur Arlequin...

 

ARLEQUIN. - C'est Monsieur votre père qui parle, ce n'est pas moi, il faut qu'un historien soit fidèle.

 

LÉANDRE. - Eh bien ?

 

ARLEQUIN. - Pour aller suivre une guenon qui n'a ni fortune ni naissance : je suis bien malheureux d'avoir pour fils un coquin, un garnement..... C'est toujours Monsieur votre père qui parle : je le laissai dire, ensuite, petit à petit je lui rappelai son ancienne tendresse pour vous, les bonnes qualités que je vous connais ; j’exagérai même de beaucoup cet article-là, mais l'on peut mentir pour servir les amis. Enfin dans un bon moment, il me dit, mon cher Arlequin, voilà de l'argent, cours à Venise, tu y trouveras sûrement mon fils, puisque son Isabelle y demeure, dis-lui de revenir près de moi, dis-lui que j'oublie tout, et que si la main d'Isabelle est absolument nécessaire à son bonheur, je consens même qu'il l'épouse. Voilà, Monsieur, ce que j'ai fait pour vous.

 

LÉANDRE. - Hélas ! mon ami, je te remercie ; mais Isabelle dépend de son Tuteur Monsieur Cassandre, et ce malheureux Vieillard ne voudra jamais me la donner pour femme : il en est lui-même amoureux.

 

ARLEQUIN. - Raison de plus pour que vous soyez aimé.

 

LÉANDRE. - Ce n'est pas là ce qui m'inquiète, je suis sûr du cœur d'Isabelle ; mais Monsieur Cassandre est un tigre de jalousie ; à force d'argent j'avais mis son valet dans nos intérêts ; hier matin le cruel vieillard a surpris une de mes lettres, et a chassé le porteur avec une volée de coups de bâton pour ses gages.
 

ARLEQUIN. - Il se fait servir à bon marché, Monsieur Cassandre. Mais savez-vous ce qu'il faut faire, enlevons Mademoiselle Isabelle et sauvons-nous chez Monsieur votre père.

 

LÉANDRE. - Eh ! mon ami, le moyen ? Dix cadenas s'opposent à mon bonheur.

 

ARLEQUIN. - Oh ! dix cadenas, il n'y en a pas dix ; voyons ; comptons les : le cadenas de la rue, un ; le cadenas de l'antichambre, deux ; le cadenas de la chambre, trois ; mettons en quatre ; j'en ouvrirai trois moi, vous en ouvrirez peut-être bien un vous ?

 

LÉANDRE. - Ah ! mon ami ; je te devrai la vie...

 

ARLEQUIN. - Écoutez moi, je ne suis pas connu dans ce pays-ci, vous dites que Monsieur Cassandre à renvoyé son valet ; je vais me présenter à lui pour le servir je gagnerai sa confiance, et je trouverai peut-être les moyens d'enlever Mademoiselle Isabelle. A-t-elle une femme de chambre qui soit un peu dans vos intérêts ?

 

LÉANDRE. - Oui, oui, Colombine fera tout ce que tu voudras.

 

ARLEQUIN. - C est bon ; est-elle jolie Mademoiselle Colombine ?

 

LÉANDRE. - Charmante.

 

ARLEQUIN. - Votre affaire me devient personnelle. Où demeure Monsieur Cassandre ?

 

LÉANDRE. - Voilà sa maison... Je le vois qui vient ; il ne faut pas qu'il nous aperçoive ensemble, adieu ; je remets mon sort dans tes mains.

 

ARLEQUIN. - Non, je ne vous quitte pas, il faut que j'aille faire une toilette, vous conviendrez que je suis trop en négligé pour faire une première visite à Monsieur Cassandre.

 

LÉANDRE. - Viens donc vite avec moi. (Ils sortent d'un côté, et Cassandre entre de l'autre.)

 

SCÈNE III.

 

CASSANDRE, seul.

 

Il me semble avoir vu quelqu'un s'échapper ; tout le monde conspire contre moi, tout le monde me trahit. Ah ! mes clefs, mes clefs ; vous êtes les seules fidèles, vous êtes tout mon espoir. J'ai chassé de chez moi un fourbe qui était d'intelligence avec mes ennemis, je réponds bien que celui qui le remplacera sera examiné de près, et s'il parvient à me tromper il faudra... (Il aperçoit Arlequin.) Quelle est cette figure grotesque ? Il rôde autour de chez moi, il me regarde. C'est sans doute quelque émissaire ; voyons un peu.

 

SCÈNE IV.

 

CASSANDRE, ARLEQUIN.

 

CASSANDRE. - Que faites-vous là, mon ami ? est-ce moi que vous demandez ?

 

ARLEQUIN. - Monsieur, je demande tout le monde, je suis un pauvre diable échappé de l'esclavage, j'avais l'honneur d'être le chef des Eunuques noirs du Pacha d'Antioche ; je gardais si exactement les femmes de mon maître, qu'elles me détestaient de tout leur cœur ; surtout une petite Française que le Pacha n’avait pas encore regardée : ma foi, il est venu un moment où le Pacha l'a regardée, elle a profité de ce moment pour obtenir l'ordre que je fus remis aux galères. Je me suis heureusement échappé ; mais je meurs de faim et demande la charité en passant, et toutes les femmes me la refusent sur ma mine.

 

CASSANDRE. - Cet homme-là est un trésor. Écoute, mon ami, si tu veux j'aurai soin de toi, tu deviendras mon premier domestique ; mais à condition que tu recommenceras ton ancien métier, et que tu veilleras sur une jeune personne dont je compte faire ma femme.

 

ARLEQUIN. - Je le veux bien, Monsieur ; vous comptez donc n'en épouser qu'une.

 

CASSANDRE. - Et combien veux-tu que j'en épouse ?

 

ARLEQUIN. - C'est que le Pacha mon maître en avait trente. Il est vrai que c’était un très grand seigneur, un Pacha à trois queues.

 

CASSANDRE. - Oh ! je ne suis point un Pacha, et j'ai bien assez d'une femme.

 

ARLEQUIN. - Cela étant, je n'aurai pas grand peine à vous répondre d'elle.

 

CASSANDRE. - Toute ma frayeur c'est qu'elle ne se défie d'un domestique donné de ma main, et j'imagine un moyen qui te gagnerait sa confiance, mais tu ne voudras peut-être pas t'y soumettre.

 

ARLEQUIN. - Monsieur, j'ai déjà fait tant de sacrifices pour ces dames, qu'un de plus ne me coûtera rien. De quoi s'agit-il ?

 

CASSANDRE. - Il faudrait contrefaire le muet ; ma femme qui te croirait tel, ne se gênerait pas devant toi, et tu serais plus à même de me rapporter toutes ses avions et toutes ses paroles. Tu m'entends bien.

 

ARLEQUIN. - Oui, Monsieur, rien n'est si aisé ; en arrivant chez vous je leur dirai que je suis muet.

 

CASSANDRE. - Tu ne m'entends point ; un muet ne dit rien ; il faudra que tu n'ouvres jamais la bouche devant Isabelle, quelque question que l'on te fasse.

 

ARLEQUIN. - Oh, cela suffit.

 

CASSANDRE. - Et comment feras-tu pour répondre ?

 

ARLEQUIN. - Pour répondre ? Oh ! voilà l'embarrassant.

 

CASSANDRE. - Point du tout, on répond par signe. Tiens, je m'en vais te montrer cela ; suppose que je sois Isabelle ; comment t'appelles-tu ? dis-moi ton nom. Eh bien !

 

ARLEQUIN. - Comment voulez-vous que je vous dise mon nom par signes  ?

 

CASSANDRE. - Mais c'est moi qui te demande ton nom, ce n'est pas Isabelle. Qu'il est bête !

 

ARLEQUIN. - Ah ! c'est vous : je m'appelle Arlequin.

 

CASSANDRE. - Eh bien ! écoute-moi et suppose actuellement que je suis Isabelle. Je te dis, Arlequin avez-vous fait la commission que je vous ai donné ? Tu réponds avec la tête hou, hou, hou.

 

ARLEQUIN. - Hou, hou, hou ! c'est clair.

 

CASSANDRE. - Voyons encore. Arlequin, mon ami, voulez-vous m'aider à tromper mon mari ?

 

ARLEQUIN. - Hou, hou. C'est cela n'est-ce pas ?

 

CASSANDRE. - Oui excepté qu'il fallait faire ce signe-là (signe qui dit non) ; mais c'est ma faute, j'aurais dû te l'avoir appris. Voyons encore, Arlequin est-il bien vrai que vous êtes muet ?

 

ARLEQUIN. - (Signe de non.) Hou, hou. Voyez-vous bien qu'il ne faut pas me dire les choses deux fois.

 

CASSANDRE. - Ce n'est point cela ; tu te trompes toujours, et tu vois bien que tu te mets à parler tout de suite ; non, mon ami, tu ne pourras jamais contrefaire le muet. Ainsi je ne te prendrai point.

 

ARLEQUIN. - Ah ! Monsieur, je vous promets, je vous jure que voilà qui est fini, je serai plus attentif, et je n'ouvrirai pas la bouche. Essayez encore une fois et si vous n'êtes pas content vous me laisserez.

 

CASSANDRE. - Je le veux bien, nous allons voir. Arlequin, mon mari est-il sorti ?

 

ARLEQUIN, faisant signe que non. - Hou, hou.

 

CASSANDRE. - Fort bien. Avez-vous dîné, Arlequin ?

 

ARLEQUIN, faisant signe que non. - Hou ! hou.

 

CASSANDRE. - À merveille. Et que voulez-vous manger à votre dîner ?

 

ARLEQUIN. - Du macaroni.

 

CASSANDRE. - Va-t-en au diable, tu es incorrigible.

 

ARLEQUIN. - Ah ! Monsieur, je vous demande mille fois pardon ; ayez la bonté...

 

CASSANDRE. - Non, non, tu n'es bon à rien ; laisse moi en repos. (Il veut s'en aller, Arlequin l'arrête.)

 

ARLEQUIN. - Eh bien, Monsieur, pour avoir le bonheur d'être à vous, il n'est rien que je ne fasse. Et vous allez juger vous-même si je mérite votre confiance. (Il tire une aiguille et du fil.)

 

CASSANDRE. - Que vas-tu faire ?

 

ARLEQUIN. - Ah ! Monsieur, j'ai tant d'envie de vous servir que je vais me coudre la bouche, afin de ne plus parler, et de vous contenter. (Il se coud la bouche.)

 

CASSANDRE. - Ce pauvre malheureux ! Allons, je vais te présenter tout de suite à Isabelle, et de ce moment tu ne la quitteras plus. (Il entre un instant et revient avec Isabelle et Colombine.)

 

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