THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

UNE AFFAIRE D'HONNEUR


Lemercier de Neuville

1898


Personnages :

BOUDACIER, professeur d'escrime.
GUIGNOL.
CADET.


UNE PROMENADE. Maison de Boudacier à gauche.
 


SCÈNE PREMIÈRE


BOUDACIER, GUIGNOL



GUIGNOL, entrant. - Excusez, la compagnie ! C'est bien ici monsieur le professeur Boudacier ?


BOUDACIER. - Boudacier, Théodore, maréchal des logis retraité, actuellement professeur de pointe, de contre-pointe, de bâton et de maintien, c'est moi ! Qu'y a-t-il pour votre service ?


GUIGNOL. - Je suis Guignol !

BOUDACIER. - Ah ! vous êtes Guignol ! Eh bien ?


GUIGNOL. - Vous ne me connaissez pas ? C'est étonnant ! Tout le monde me connaît. Eh bien, monsieur, je suis Guignol et je vais me marier avec Madelon ! Vous ne connaissez pas Madelon ? C'est une femme...


BOUDACIER. - Je m'en doute ! Je connais bien des femmes, mais je ne connais pas Madelon.


GUIGNOL. - Eh bien, c'est une femme...


BOUDACIER. - Vous me l'avez déjà dit !


GUIGNOL. - C'est une femme charmante, que j'aime beaucoup, et je crois que, de son côté, elle me le rend bien, sans me flatter.


BOUDACIER. - Eh bien, mariez-vous ensemble ! Ça ne me regarde pas !


GUIGNOL. - Au contraire, ça vous regarde ! Vous allez voir ! Comme Madelon est une jolie femme, on la regarde beaucoup et on lui fait la cour.


BOUDACIER. - Je comprends ça !


GUIGNOL. - Et parmi ses soupirants, il y a un certain Cadet Pampan, qui est plus pressant que les autres. Madelon ne peut pas s'en débarrasser, il est toujours sur ses pas.


BOUDACIER. - Eh bien ! c'est à vous à le remettre à sa place.


GUIGNOL. - C'est bien ce que Madelon m'a dit. Et elle a dit aussi qu'elle ne se marierait avec moi que lorsque j'aurai donné une leçon à Cadet Pampan !


BOUDACIER. - Elle a raison ! Vous le provoquez, vous vous battez, vous le tuez ; et c'est fini ! Vous vous mariez après.


GUIGNOL. - C'est bien cela ! Malheureusement, je ne sais pas me battre.


BOUDACIER. - Ah ! ah ! Et vous venez chez moi pour que je vous apprenne ?


GUIGNOL. - Précisément !


BOUDACIER. - Êtes-vous riche ?


GUIGNOL. - Oh ! j'ai bien un petit avoir ! Je vous donnerai quatre euros pour votre leçon.


BOUDACIER. - Pour quatre euros, vous ne saurez pas grand-chose.


GUIGNOL. - Allons ! je mettrai vingt centimes de plus !


BOUDACIER. - C'est bien peu ! Mais enfin, si vous avez des dispositions...


GUIGNOL. - Je ne sais pas ! Mais je veux m'en débarrasser à tout prix.


BOUDACIER. - Vous avez du courage ?


GUIGNOL. - Oh ! je crois bien ! Un petit peu !


BOUDACIER. - Eh bien, nous allons voir ! Prenez-moi ce sabre, j'en prends un autre. Je vais vous attaquer et vous allez vous défendre.


GUIGNOL. - Vous n'allez pas me faire mal ?


BOUDACIER. - Ah ! si vous avez déjà peur ! Allons ! en garde ! (Il évolue avec son sabre.) Voici le coup de manchon ! Une, deux ! Voici le coup de pointe ! Une ! Allons ! Fendez ! Allongez le bras, dégagez ! Une, deux ! Rompez !


GUIGNOL. - Aïe ! aïe ! aïe ! je n'en puis plus !


BOUDACIER. - Ce n'est rien, cela ! Vous vous y ferez ! Reprenons ! Une, deux ! Fendez, couvrez-vous ! Allons donc ! Une, deux ! Dégagez ! (Ils ferraillent.)


GUIGNOL. - Je ne tiens plus mon sabre !


BOUDACIER. - Vous êtes une poule mouillée ! Vous vous ferez embrocher comme un poulet si vous n'êtes pas plus vigoureux ! Allons, encore ! Une, deux ! une, deux ! (Ils ferraillent.)


GUIGNOL. - Ah ! je n'en puis plus !


BOUDACIER. - Allons ! reposez-vous ! Je reviendrai tout à l'heure ! Songez que quand on a l'honneur d'être l'élève du professeur Boudacier, on n'a pas le droit d'être une mauviette ! (Il rentre chez lui.)




SCÈNE  II

GUIGNOL


GUIGNOL. - C'est fatigant ! Mais ce n'est pas bien difficile ! Je crois bien que j'y arriverai tout de même. Voyons ! essayons tout seul ! Une, deux ! Fendez ! C'est cela ! Je fends ! Rompez ! Je romps !... Ah ! mais je commence à m'y reconnaître. Ah ! bien, il ne faudra pas qu'on me marche sur le pied maintenant ! Une ! deux ! Une ! deux ! (Il ferraille en l'air en arpentant la scène et frappe Cadet qui entre.)




SCÈNE  III

GUIGNOL,  CADET



CADET. - Oh ! Là ! Là ! faites donc attention, maladroit. part.) Tiens, c'est Guignol !


GUIGNOL, à part. - Tiens, c'est Cadet ! Il n'a pas pris de leçon, lui ! L'occasion est bonne !


CADET, à part. - Ah çà ! est-ce qu'il viendrait prendre des leçons d'escrime chez Boudacier ?


GUIGNOL. - Il me semble que tu viens de m'appeler maladroit ?


CADET. - Moi ! je ne m'en souviens pas !


GUIGNOL, à part. - Il recule ! Il a peur ! (Haut.) Moi, j'ai fort bien entendu ! Tu m'as appelé maladroit, et ceci m'a tout l'air d'une provocation.


CADET. - Du tout ! Du tout ! part.) Il faut qu'il se sente bien fort pour faire ainsi le brave !


GUIGNOL. - C'est que je ne me laisserai pas insulter ainsi !


CADET. - Mais je ne t'ai pas insulté.


GUIGNOL. - Pardon ! pardon ! je sais ce que je dis ! Du reste, il y a assez de temps que tu m'échauffes les oreilles ! Ton insistance auprès de Madelon ne me convient pas du tout et je te prie de ne pas la continuer.


CADET. - Mais, je suis poli avec elle, voilà tout.


GUIGNOL. - Ne réplique pas ! Je te dis que si tu continues à lui parler comme tu fais, je te ferai passer un mauvais quart d'heure !


CADET, à part. - Décidément, s'il est si brave, c'est qu'il a appris à se battre.


GUIGNOL. - Tu as cru peut-être que parce que je ne disais rien, c'est que j'avais peur de toi ! Tu. te trompes, mon garçon !


CADET. - Mais je n'ai pas cru cela, je te jure !


GUIGNOL. - Je suis fort ! Très fort ! Encore plus fort que ça. (Il fait des moulinets avec son sabre.)


CADET. - Prends donc garde ! Tu vas me blesser !


GUIGNOL. - Tu vois bien ! Tu as peur de moi !


CADET. - Non, mais tu fais des évolutions avec ton sabre ! Tu pourrais m'attraper sans le vouloir.


GUIGNOL. - Sans le vouloir ! Écoute, Cadet, et fais bien attention à ce que je vais te dire. Si tu ne veux pas cesser tes visites à Madelon, si tu as l'air de me narguer, si tu me dis la moindre insulte ! prends garde à tes oreilles !


CADET. - Oh ! oh !


GUIGNOL. - Et ne réplique pas, ou je vais te les couper tout de suite. J'ai dit ! part.) Maintenant que je l'ai averti, il se tiendra tranquille. Allons dire à Madelon qu'elle n'a plus rien à craindre de lui ! (Haut.) Tu m'as entendu ? j'ai l’œil sur toi. (Il sort.)



SCÈNE  IV

CADET


CADET. - Sapristi ! Il n'y va pas par deux chemins ! Je ne le croyais pas si brave que cela. Après cela, il se vante peut-être ! Si je l'avais un peu brusqué, il aurait peut-être reculé ! Il y a comme cela de ces bravaches qui jettent de grands cris, qui font les batailleurs quand ils voient qu'on ne leur répond pas et qui sont bien petits quand il s'agit d'en découdre ! Au bout du compte, j'ai bien le droit de faire la cour à Madelon si ça me plaît ; je serais un aussi bon mari que Guignol. C'est vrai qu'elle n'a pas l'air de m'encourager, mais, avec de la patience, j'arriverais peut-être à être préféré ! Ah ! si je pouvais lui endommager son Guignol, elle ne l'aimerait peut-être plus autant ! Mais pourquoi pas ? Je puis bien prendre aussi des leçons d'escrime ! Pour de l'argent, Boudacier m'en donnera tant que je voudrai, et puis je ne suis pas plus maladroit qu'un autre. Essayons ! (Il va à la porte de Boudacier.) Monsieur Boudacier ! Monsieur Boudacier !




SCÈNE  V


CADET,  BOUDACIER



BOUDACIER. - Qu'est-ce qu'il y a ? Que voulez-vous ?


CADET. - Monsieur Boudacier, je voudrais prendre une leçon d'escrime.


BOUDACIER. - Ah ! ah ! Vous voulez vous battre, jeune homme ?


CADET. - Oui, monsieur Boudacier !


BOUDACIER. - Bien ! C'est une noble ambition ! Mais dites-moi, que voulez-vous apprendre ? Le petit jeu, le moyen, ou le grand ? Le petit jeu consiste à faire peur à son adversaire, le moyen à le blesser, et le grand jeu à l'étendre raide mort !


CADET, à part. - Diable ! Je ne sais pas quel est le jeu qu'il a appris à Guignol.


BOUDACIER. - Le petit jeu, c'est trente euros ; le moyen, cinquante euros et le grand, cent ! Et l'on paye d'avance. part.) Bonne précaution, car ce coquin de Guignol a oublié de me payer.


CADET. - C'est que je ne suis pas bien riche ! Enfin, voici trente euros ; commençons par le petit jeu !


BOUDACIER. - Comme vous voudrez ! Seulement je dois vous dire que si vous vous battez avec quelqu'un qui a appris le jeu moyen, ça ne vous servira à rien !


CADET, à part. - Diable ! Je n'y avais pas pensé ! (Haut.) C'est juste ! Eh bien, voici encore vingt euros ; apprenez- moi le jeu moyen !


BOUDACIER. - Je ne demande pas mieux ! Maintenant, vous savez, si vous tombez sur un adversaire qui a appris le grand jeu, le jeu moyen sera insuffisant ! Vous serez embroché !


CADET, à part. - Aïe ! Aïe !... Guignol est bien dans le cas d'avoir appris le grand jeu ! Allons ! un dernier sacrifice ! (Haut.) Eh bien, voici encore cinquante euros ! Apprenez-moi le grand jeu !


BOUDACIER. - Vous avez raison de vous décider pour le grand jeu ! Vous ne craindrez plus rien.


CADET. - Et je tuerai mon adversaire ?


BOUDACIER. - À coup sûr ! À moins qu'il soit aussi fort que vous et qu'il ne vous tue le premier ! Il peut se faire que vous vous tuiez tous les deux !

CADET. - Ah ! Diable !

BOUDACIER. - Que voulez-vous ! Il faut tout prévoir ! Si votre adversaire est un de mes élèves, vous aurez à vous défendre ! Commençons ! Voici un sabre, je prends le mien : défendez-vous ! (Ils ferraillent.)




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