PIERROT PENDU
Lemercier de Neuville
1898
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS
Personnages :
LE JUGE. CASSANDRE.
PIERROT. ARLEQUIN.
SCAPIN. POLICHINELLE.
LA MÈRE MICHEL.
Le théâtre représente une prison.
À droite une potence, avec un nœud coulant.
Table sous la potence.
SCÈNE PREMIÈRE
LE JUGE, PIERROT
LE JUGE
Pierrot ! Le jugement qui vient d'être rendu
Ordonne qu'à l'instant tu vas être pendu.
PIERROT
Mais ce n'est pas moi qui...
LE JUGE
Ce n'est pas mon affaire !
Un livre fut volé ; diras-tu le contraire ?
PIERROT
Non !
LE JUGE
Or, tu te trouvais tout seul dans la maison
Où fut commis le vol... On pense avec raison
Que toi seul as pu faire le coup ; on t'arrête,
On t'interroge...
PIERROT
Mais !...
LE JUGE
Puis on fait une enquête
De laquelle il résulte, — et tu ne peux nier —
Que l'on a retrouvé caché dans le grenier
Ce livre et qu'il était glissé sous ta paillasse.
PIERROT
Mais ce n'est pas moi qui...
LE JUGE
Que veux-tu que j'y fasse !
Il fallait le prouver ! Nier, c'est bientôt fait !
La justice ne peut s'occuper que du fait !
Ton avocat, au lieu de parler du déluge,
Aurait beaucoup mieux fait de convaincre le juge
Et surtout les jurés. — Du reste, c'est jugé !
Je ne pourrais casser le jugement que j'ai
Rendu que si j'avais le nom du vrai coupable,
S'il avouait, et si même, chose improbable,
Les jurés convenaient de s'être tous trompés.
Or les jurés, ce sont des gens très occupés
Et qui n'ont pas le temps de réviser leur vote.
Prends-en donc ton parti, tout bonnement. Et note
Que tu seras pendu dans le plus grand secret
Et que je te promets, — en plus, — d'être discret !
PIERROT
C'est affreux ! Je n'ai pas pris le livre, vous dis-je.
LE JUGE
C'est possible ! En tout cas, il faudrait un prodige
Pour te tirer de là.
PIERROT
Mais vous m'avez promis,
Avant d'être pendu, de voir tous mes amis.
LE JUGE
Oui. Je viens de donner l'ordre qu'on introduise
Ceux qui voudraient venir te voir. Chose promise,
Chose due !
PIERROT
Eh bien donc, voulez-vous maintenant
Me rendre le service — un service éminent —
De demeurer caché dans ces lieux, rien qu'une heure,
D'écouter tout. Je veux, avant que je ne meure,
Vous faire entendre et voir que je n'ai pas commis
De vol, car le voleur est un de mes amis !
Derrière ce pilier, vous pourrez tout entendre,
Et moi de même car, voyez, je vais me pendre,
Mais pour rire ! — Je mets la table sous mes pieds
Et la corde à mon col !... Ah ! mais si vous alliez
Ôter la table ?...
LE JUGE
Non ! l'heure n'est pas sonnée.
Eh bien ! J'accepte ! Mais, l'épreuve terminée,
Si de tous tes amis, aucun n'est confondu,
Irrévocablement, tu vas être pendu !
(Le juge se cache derrière le pilier. Pierrot monte sur la table et se passe la corde au cou.)
SCÈNE II
LE JUGE, caché. PIERROT, pendu. SCAPIN.
SCAPIN
Pendu ! Sitôt pendu ! La justice est pressée !
Et dire qu'il a fait déjà la traversée
Du Styx ! ce bon Pierrot ! — Qu'il connaît l'avenir
Et qu'il ne connaît plus le passé ! Mais finir
De cette façon-là, c'est très désagréable !
D'abord, cela fait mal au cou, c'est présumable !
Puis, ce pauvre garçon n'a guère mérité
Cet excès de hauteur et cette indignité !
Voler un livre, lui ? — Mais il ne sait pas lire.
Pourquoi faire ? Ah ! vraiment cet arrêt me fait rire.
Mais moi, Scapin, oui, moi ! moi qui suis honoré,
Estimé, bien payé, surtout considéré,
J'ai fait mille fois plus que ce pâle imbécile,
Et l'on me laisse aller tranquille, par la ville,
Filoutant les tuteurs et battant les bourgeois.
Il est vrai que je suis bâtonné quelquefois !
Mais j'aurais détourné quelques bibliothèques
Qu'on ne songerait pas du tout à mes obsèques !
Adieu, Pierrot ! Je ne suis pas à ta hauteur.
C'est pourquoi je me dis ton humble serviteur !
(Il salue et sort.)
SCÈNE III
LE JUGE, se montrant, PIERROT, pendu.
PIERROT
Eh bien ! Qu'en dites-vous ?
LE JUGE
Je dis que c'est un drôle
Qui mériterait bien deux lettres sur l'épaule.
Mais nous n'avons aucune preuve contre lui.
PIERROT
C'est ennuyeux !
LE JUGE
Hélas ! Je comprends ton ennui,
Mais c'est ainsi.
PIERROT
L'on vient, cachez-vous ! Qui s'avance ?
C'est la mère Michel !
(Le juge se cache.)
SCÈNE IV
LES MÊMES, LA MÈRE MICHEL
LA MÈRE MICHEL
Tiens ! Pierrot se balance
Au bout de sa ficelle ! Oh ! comme il est vilain !
Pauvre garçon ! Pourtant il n'était pas malin !
Eût-il osé jamais faire une gibelotte
De mon chat, avec sel et poivre, thym, carotte,
Laurier, petits oignons, le tout bien mitonné,
Comme Polichinelle a fait devant mon nez ?
On l'a laissé tranquille ! Oui vraiment ! C'est atroce
De voir ce chenapan qui roule encore sa bosse
Quand ce pauvre petit qui n'était pas cruel,
Et qui n'a rien fait, est entre terre et ciel !
Adieu ! Pauvre chéri !
(Elle sort.)
SCÈNE V
LE JUGE, se montrant, PIERROT, pendu.
PIERROT
Vous voyez ! Cette femme,
Me croyant déjà mort va prier pour mon âme.
Elle me plaint et croit que je suis innocent.
Dites, qu'en pensez-vous ?
LE JUGE
Ce n'est pas suffisant !
C'est la preuve qu'il faut ! Bien plus, c'est le coupable.
Certes ! Polichinelle est peu recommandable,
Mais il s'agit du livre et non du chat.
PIERROT
Mais si
Polichinelle avait volé le livre aussi !
LE JUGE
Prouve-le !
PIERROT
Le prouver ! Parbleu ! c'est bien facile
À dire. On n'a pas pu le trouver dans la ville.
Je crois bien que c'est lui, mais je n'en suis pas sûr,
Et lui faire avouer ce crime sera dur !
LE JUGE
Tant pis pour toi !
PIERROT
Mon Dieu, que vous êtes peu tendre !
LE JUGE
C'est mon devoir !
PIERROT
Voici le bonhomme Cassandre !
(Le juge se cache.)
SCÈNE VI
LES MÊMES, CASSANDRE
CASSANDRE
Hé ! Hé ! le voici donc ce mauvais garnement !
Il ne me fera plus de niches maintenant !
Pendu ! L'on s'est pressé de le pendre peut-être ;
C'était un fainéant, mais je dois reconnaître
Qu'au fond il n'était pas tout à fait vicieux ;
Il était... comment dire ?... assez malicieux !
Il eût volé du vin, de la charcuterie,
Des gâteaux ! Il était d'une gloutonnerie
Proverbiale ! Aussi, je suis assez surpris
Qu'il se soit emparé d'un livre ! — Qu'il eût pris
Des boudins, des pâtés, des flacons... c'est possible ;
Mais un livre ! Vraiment, c'est incompréhensible.
Il ne savait pas lire ! Aujourd'hui qu'il est mort,
Que le voilà pendu par le cou... triste sort !
Qu'ainsi qu'un criminel on l'a rendu célèbre,
Je m'en vais prononcer son oraison funèbre :
Adieu Pierrot ! Tu fus ivrogne et non voleur !
Puisses-tu te griser dans un monde meilleur !
(Il sort.)