THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

PHILIBERT. - S'il vous plaît ?

JÉRÔME. - Je suis dans la dernière des misères.

PHILIBERT. - Ah, c'est une plaisanterie, on dit que vous avez des millions.

JÉRÔME. - Mon cher Philibert, si je suis revenu en Europe, c'est parce que j'ai été perdre là-bas le peu que j'y avais porté.

PHILIBERT. - Alors, il ne vous reste rien, pas même quelques petites obligations ?

JÉRÔME. - Rien, rien, rien !

PHILIBERT. - Ça ne suffit pas pour vivre.

JÉRÔME. - J'ai tort cependant de parler ainsi, je possède au contraire un véritable trésor.

PHILIBERT. - Ah ! Je savais bien.

JÉRÔME. - Je possède ce que vous m'offrez de si bon cœur et que la nécessité sans doute me forcera peut-être à accepter.

PHILIBERT. - Ah ! oui, mais permettez, ce n'est pas comme ça que je l'entendais ! Non ! je comprenais que vous participeriez au moins pour la moitié dans les frais. Je vous l'ai dit, c'est vrai j'ai une bonne position, mais ce n'est pas une raison pour que je m'impose un sacrifice semblable. Vous seriez mon père, je le ferais peut-être, et encore je ne le crois pas. Enfin bref, mon cher oncle, quand il vous plaira de venir me demander à déjeuner, de temps en temps, je vous recevrai toujours avec joie ! Au revoir, mon cher oncle, au plaisir. (Il se sauve.)

JÉRÔME. - Eh ! bien ? ça y est ! C'est complet ! Ainsi quand on pense que j'ai quitté San-Francisco, ce pays bienheureux où j'ai gagné cette fortune par mon intelligence, avec mon travail. J'ai quitté là-bas de bons et sincères amis, une vraie famille nouvelle que j'avais su m'y créer, et j'ai laissé ces pauvres gens, pour venir retrouver quoi ici ? Cette famille hypocrite et lâche ! Je n'ai plus qu'une chose à faire, c'est d'aller retrouver vivement ceux que j'ai si maladroitement abandonnés.

BENJAMIN, entrant- Qu'est ce que vous faites donc, mon oncle ? Je vous vois toujours avec mes deux cousins, et moi, vous n'avez même pas l'air de me regarder.

JÉRÔME. - Il ne faut pas m'en vouloir, mon petit ami, j'allais justement aller le voir pour te faire mes adieux.

BENJAMIN. - Comment vos adieux ? À peine arrivé, vous parlez déjà de partir.

JÉRÔME. - Il le faut, pauvre enfant ! Je suis obligé de retourner à San-Francisco, pour essayer de refaire cette fortune immense que j'avais amassée là-bas, et que j'ai perdue en venant ici. J'ai demandé l'hospitalité à tes deux cousins, et tous deux m'ont repoussé avec le même empressement. Il ne me reste que toi, pauvre petit, à qui j'aurais pu faire la même demande mais à ton âge, il n'y faut pas penser.

BENJAMIN. - Mais permettez, mon oncle, je ne vous comprends pas ! Ainsi, je suis seul au monde, petit orphelin, sans parents, sans rien du tout. Il m'arrive tout-à-coup un oncle, et il se pourrait que je le repousse ? Je suis un petit ouvrier, c'est vrai, je gagne modestement ma vie, mais il m'est possible de vous empêcher de mourir de faim. Je n'ai chez moi qu'un mauvais lit en fer, en attendant que je vous en achète un, vous coucherez dessus, moi je coucherai par terre. (Le prenant avec effusion.) Mais je ne veux pas vous quitter.

JÉRÔME. - Pauvre petit bonhomme Viens avec moi, tu n'y perdras pas. (Ils sortent.)
(Il convient de laisser ici un moment d'intervalle pendant lequel on peut jouer un petit morceau de piano.)

LE NOTAIRE, entrant, un paquet de papiers à la main. - Voilà onze ans que je suis notaire ! Depuis cette époque, jamais je n'ai vu un cas semblable à celui-ci. Un Monsieur, fort bien portant ma foi, est venu tout à l'heure à mon étude pour y faire son testament, il ne s'agit sans doute que d'une mesure de prévoyance. Après avoir déposé entre mes mains, la somme énorme de quatre millions en billets de banque, il a exigé que je communique immédiatement ce testament aux membres de sa famille. Voilà certainement un fait très original, mais ce Monsieur paye si largement que je n'ai pu lui refuser ce service. Voyous, il s'agit de communiquer ceci aux héritiers Fromentin. Ah, voilà justement monsieur Arthur. (Appelant.) Hé là-bas ! Monsieur Arthur ! Pst ! ohé ! Monsieur Arthur ! ohé ! ohé ! Pstt !

ARTHUR, entrant- Qu'est-ce qu'il y a Monsieur le notaire ?

LE NOTAIRE. - Tenez, Monsieur Arthur puisque, vous voilà, je vais vous communiquer quelque chose, ça m'évitera de monter chez vous !
(Il pose ses papiers sur la tablette. Arthur cherche à lire ce qu'il y a d'écrit, le notaire le repousse, cette dernière scène peut se recommencer deux ou trois fois.)

ARTHUR. - Mais qu'est-ce que c'est que ça ?

LE NOTAIRE. - Ça, c'est le testament de Monsieur votre oncle.

ARTHUR. - Le testament de... (Il part d'un formidable éclat de rire et se tortille en tous sens. Le notaire qui le regarde reçoit un grand coup de tête sur la sienne et va tomber sur le coin de la scène. Arthur s'arrête tout à coup et dit :)  Oh ! pardon, Monsieur le notaire, je ne vous savais pas si près.

LE NOTAIRE, se tenant la tête. - C'est égal, vous pourriez bien faire attention.

ARTHUR. - C'est mal ce que vous faites là, Monsieur le notaire, vous avez appris comme moi que mon oncle était ruiné, et vous venez vous moquer de moi, franchement ce n'est pas charitable.

LE NOTAIRE. - Monsieur Arthur, je ne me moque jamais de personne. 

ARTHUR. - Comment ? c'est donc sérieux ?

LE NOTAIRE. - Ah ! ça voyons, vous demandez si c'est sérieux ? Un monsieur qui, possédant quatre millions, en fait le partage, cela vous fait rire !

ARTHUR. - Quoi ? Qui ça ? qui est-ce qui a quatre millions ?

LE NOTAIRE. - Mais, Monsieur votre oncle.

ARTHUR. - Comment, mon oncle a quatre millions ?

LE NOTAIRE. - Mais certainement !

ARTHUR. - Oh ! Et moi qui l'ai si bien envoyé promener. Pourvu qu'il n'ait pas pris mes paroles au sérieux. Mais en quoi ce testament peut-il m'intéresser, Monsieur le notaire ?

LE NOTAIRE. - Il y a un article pour vous !

ARTHUR. - Ah, il y a un article pour moi, tout n'est pas perdu peut-être. Voyons cet article ! (Pendant que le notaire cherche dans ses papiers, il lui tape sur la tête en lui disant :) Dépêchez-vous donc, Monsieur le notaire.

LE NOTAIRE. - Allons, voyons restez donc tranquille. Tenez voici l'article qui vous concerne. (Lisant :) Mon neveu Arthur, Jean-Baptiste, Désiré, Athanase, François, Nepomucène.

ARTHUR. - Oui, oui, abrégez, Monsieur le notaire, ce sont mes prénoms, j'en ai quarante-trois !

LE NOTAIRE. - Bon, je veux bien ! (Lisant :)  Je lui lègue la somme...

ARTHUR. - Oh, la somme de...

LE NOTAIRE. - La somme de zéro euros et autant de centimes.

ARTHUR, il se précipite sur le testament pour lire l'article qui le concerne. - Mais oui, il y a ça ! Monsieur le notaire, vous aurez la bonté de dire à mon oncle que j'irai moi-même lui exprimer ma façon de penser.

LE NOTAIRE. - Vous lui avez déjà exprimé vous-même, votre façon de penser.

A
RTHUR. - Mais, Monsieur le notaire.

LE NOTAIRE. - En voilà assez je n'ai pas le temps, laissez-moi tranquille. (D'un vigoureux coup de tête, il l'envoie rouler dans les coulisses. Arthur revient plusieurs fois à la charge et le notaire s'en débarrasse de la même manière. Arthur sort) Quelle famille ! Voyons, maintenant nous avons monsieur Philibert, l'inventeur breveté des mèches à gaz ! Il reste là-haut au troisième. (Appelant.) Monsieur Philibert ! Hé ! pst ! pst ! hé ! ohé. Ah ! le voilà ! Dites donc, écoutez, j'ai quelque chose à vous dire. (Il fouille toujours dans ses papiers.)

PHILIBERT, entrant - Qu'est-ce que vous me voulez, Monsieur le notaire ?

LE NOTAIRE. - J'ai à vous communiquer des pièces de la plus haute importance.

PHILIBERT. - À moi, Monsieur le notaire ? De quoi s'agit-il ?

LE NOTAIRE. - Il s'agit de vous donner connaissance du testament de votre oncle Jérôme.

PHILIBERT. - Le testament de mon... (Il éclate de rire, essayant plusieurs fois de parler sans pouvoir y parvenir.)

LE NOTAIRE. - Ils sont très gais dans cette famille.

PHILIBERT. - Oh, elle est bien bonne ! En voilà un aplomb, c'est facile, on n'a pas le sou, ça ne fait rien, on fait son testament tout de même, ça vous pose.

LE NOTAIRE. - Ah ça qu'appelez-vous n'avoir pas le sou ? Un Monsieur qui possède quatre millions, vous appelez ça n'avoir pas le sou ?

PHILIBERT. - Un Monsieur, quel Monsieur ?

LE NOTAIRE. - Eh, bien ! monsieur votre oncle !

PHILIBERT. - Mon oncle possède quatre millions ?

LE NOTAIRE. - Mais parfaitement !

PHILIBERT. - Oh, ce cher oncle. Je suis certain que sur ces quatre millions, il y en a au moins trois et demi pour moi ! Voyons je vous prie, Monsieur le notaire ?

LE NOTAIRE. - Voyons ! Ah, voici : Mon neveu Philibert, je ne lui laisse absolument rien, pas autre chose avec, et c'est tout.

PHILIBERT. - Comment c'est tout ? Ne faut-il pas encore que je vous fasse un reçu avec un timbre de cinquante centimes ? Ce n'est pas un testament, c'est une vulgaire plaisanterie !

LE NOTAIRE. - Oui, c'est entendu.

PHILIBERT. - Monsieur le notaire.

LE NOTAIRE. - Laissez-moi tranquille. (Même scène qu'avec Arthur, il le fait partir à coups de tête.) Voyons maintenant, il reste encore un petit héritier, mais pour celui-là, je crois que son oncle fera la chose lui-même. (Il ramasse ses papiers et s'en va.)

BENJAMIN, entrant- En voilà une affaire, moi qui croyais ce pauvre oncle dans la dernière des misères, moi qui m'apprêtais même à le secourir, voilà qu'il me donne quatre millions ! Qu'est-ce que je vais faire de tout ça ? Je vais m'amuser à passer toute mon existence à faire du bien. Je vais soulager tous les pauvres que je connais, et j'en connais joliment. J'espérais bien pouvoir un jour me procurer ce bonheur, mais je n'aurais jamais pensé pouvoir l'obtenir si jeune, et surtout aussi largement.

JÉRÔME, entrant. - Eh bien mon petit Benjamin, es-tu content ?

BENJAMIN. - Oh ! certainement, mon cher oncle, mais remarquez bien, je vous en prie, que si je suis si heureux, ce n'est pas pour cette fortune que vous me donnez, car elle ne me donnera jamais le bonheur parfait, elle ne me rendra jamais mes pauvres parents que j'ai perdus. Mais je suis bien plus heureux de trouver en vous un digne homme pour les remplacer, et me garder dans le chemin de la vie.

JÉRÔME. - Allons, embrasse-moi, pauvre petit, tu n'as trouvé que ce que ton bon cœur mérite.
(Ils s'embrassent).


RIDEAU


 


 





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