L'ONCLE DE SAN-FRANCISCO
COMÉDIE EN UN ACTE
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k114825k.r=darthenay.langFR
Darthenay,
1890
domaine public
PERSONNAGES
JÉROME FROMENTIN.
ARTHUR FROMENTIN, neveu de Jérôme.
PHILIBERT FROMENTIN, neveu de Jérôme.
BENJAMIN, petit-neveu de Jérôme.
UN NOTAIRE.
MADAME ARTHUR FROMENTIN.
La scène représente une place publique.
ARTHUR, entrant avec une lettre à la main. - Tiens c'est curieux, je viens de recevoir cette lettre de mon oncle de San-Francisco. Il m'annonce son arrivée, en voilà une bonne affaire. Il est évident, puisqu'il revient, que sa fortune est faite et parfaitement faite. Voilà un magot qui va entrer dans ma petite poche comme par enchantement. Pourvu que mon cousin Philibert n'apprenne pas l'arrivée de ce cher oncle... C'est que je le connais Philibert, il est encore plus coquin que moi si c'est possible : il serait capable d'aller au devant de mon oncle pour l'entortiller afin de s'emparer de sa fortune. Voyons, que dit-il dans sa lettre ? (Lisant.) Mon cher Arthur, j'arriverai ce soir à Paris par le train de six heures trente. (Parlant.) Six heures trente, ça va bien, à six heures trente, j'irai chercher cet excellent oncle à la gare. (Il s'éloigne et sort.)
PHILIBERT, entrant une lettre à la main. - Ah ! par exemple, voilà une bonne surprise. Mon oncle de San-Francisco qui m'écrit. Il doit avoir une fortune immense le brave homme ! C'est drôle, j'avais le pressentiment de ce qui m'arrive. Je me disais toujours : Philibert ne te tourmente pas, tu as un oncle en Amérique qui travaille pour toi il reviendra un jour avec une fortune considérable. Et voilà cet excellent oncle qui arrive avec la fortune qui l'accompagne. Ah ! mais, pourvu que mon cousin Arthur ne se doute pas de ceci, car c'est un fameux coquin, lui ! Puisque mon oncle m'écrit, c'est qu'il a des intentions particulières à mon égard, c'est clair, je n'ai donc pas à me tourmenter. Voyons, que dit mon oncle. ? (Lisant.) J'arriverai à Paris par le train de six heures trente. (Parlé.) Allons, ça fait mon affaire à six heures trente, je serai à la gare. (Il sort.)
BENJAMIN, entrant avec une lettre à la main. - Merci, Madame Pipelet, vous êtes bien aimable ! Qu'est-ce que c'est donc ça ? Un monsieur qui m'écrit une lettre ? Il se dit mon oncle ! Moi qui me croyais seul au monde, sans parents, sans rien du tout, je ne savais même pas comment c'était fait ça, un oncle ! Il me dit qu'il arrivera ce soir par le train de six heures trente ! Je suis bien content ma foi, je vais me dépêcher de finir mon travail, j'irai chercher cet excellent oncle à la gare. (Il s'éloigne comme un fou, en gambadant. et sort.)
JÉRÔME, entrant et parlant à la cantonade. - Ça ne fait rien, laissez mes bagages, je viendrai les prendre tout à l'heure. (Au public.) Ah, j'avais mal pris mes mesures, je croyais que le train arrivait six heures trente, et pas du tout. C'est à six heures, de sorte qu'aucun de mes neveux ne m'attendait à la gare. Ces pauvres enfants, comme ils vont être surpris. Ainsi, voilà mon pauvre pays que je n'ai pas vu depuis vingt-sept ans, et rien n'est changé ; c'est dans ce quartier qu'habitent tous les membres de ma famille ! Tiens, mais je ne me trompe pas, il me semble reconnaître mon neveu Arthur.
ARTHUR, entre en parlant à la cantonade. - Parfaitement, Monsieur, je vous attendrai demain à trois heures.
JÉRÔME. - Pardon, Monsieur, n'êtes-vous pas Monsieur Arthur ?
ARTHUR. - Arthur, oui, Monsieur.
JÉRÔME. - Il me semblait bien vous reconnaître.
ARTHUR. - Je me nomme Arthur, en effet, monsieur, mais vous devez vous tromper !
JÉRÔME. - Du tout, je ne me trompe pas. Arthur Fromentin ? Et vous ne me reconnaissez pas ? Regardez-moi donc bien en face.
ARTHUR, il le regarde dans tous les sens. - J'ai beau vous regarder, Monsieur, je ne vous reconnais pas du tout.
JÉRÔME. - Comment vous ne reconnaissez pas votre oncle Jérôme qui revient de si loin pour vous embrasser ?
ARTHUR. - Mon oncle Jérôme. (Il se précipite sur lui, et l'embrasse à l'étouffer.) Oh, ce cher oncle, mais venez donc avec moi, je vous en prie. Il l'entraîne.
PHILIBERT, entrant derrière les deux autres. - En attendant six heures trente, j'ai encore quelques minutes. Je vais donc voir ce fameux oncle. J'ai rencontré mon cousin Arthur, et il ne m'a pas parlé du tout de son arrivée, donc il n'en est pas prévenu, c'est le principal ! (Arthur sort.)
JÉRÔME, sans voir Philibert, parlant à la cantonade. - C'est ça mon cher ami, à tout à l'heure. (Apercevant Philibert.) Tiens ! oh ! je ne me trompe toujours pas, cette fois c'est Philibert ! Bonjour, mon cher Philibert. (Il va pour l'embrasser, Philibert le repousse.)
PHILIBERT. - Mais permettez, Monsieur, je ne vous connais pas.
JÉRÔME. - Comment, Philibert, ce n'est pas possible ? Voyons, rappelez donc bien vos souvenirs. (Philibert, à ces paroles met son crâne sur la tablette, et reste dans cette singulière posture.) Mais qu'est-ce que vous faites donc ?
PHILIBERT. - Vous le voyez, je rappelle tous mes vieux souvenirs.
JÉRÔME. - C'est curieux, mais je suis donc bien changé ?
PHILIBERT. - Non, je ne vous trouve pas changé, ne vous ayant jamais vu, je vous trouve toujours le même !
JÉRÔME. - Mais voyons, Philibert ! Souvenez-vous donc ; quand vous étiez petit, comme je vous faisais sauter sur mes genoux !
PHILIBERT. - Ah, par exemple, s'il fallait que je me souvienne de tous ceux qui m'ont fait sauter sur leurs genoux, il m'en faudrait une mémoire !
JÉRÔME. - Cependant, mon ami, il doit y avoir une place spéciale pour moi dans le fond de votre cœur.
PHILIBERT. - À propos de quoi ?
JÉRÔME. - Mais à propos du lien de parenté qui nous unit.
PHILIBERT. - Quel lien de parenté ?
JÉRÔME. - Il faut donc vous le dire, Philibert, alors vous ne reconnaissez pas votre vieil oncle qui n'a pas voulu mourir loin de vous ?
PHILIBERT, il tombe à la renverse et se relève presque aussitôt. - Mon oncle ! mon cher oncle ! mon digne oncle ! Oh pardonnez-moi. Venez donc, je vous en prie. (Il saute sur lui et l'embrasse, puis il l'entraîne. Ils sortent.)
JÉRÔME, revenant presque aussitôt. Il parle à la cantonade. - C'est ça, Philibert, oui mon ami, nous passerons la soirée ensemble. Décidément, c'est complet, voilà le petit Benjamin, encore un de mes petits neveux celui-là.
BENJAMIN, il arrive en dansant et en chantant sans voir Jérôme, puis il s'arrête stupéfait en l'apercevant. - Bonjour, M'sieur !
JÉRÔME. - Mon petit ami, je suis pour toi, non seulement un Monsieur, mais je suis plus encore, je suis ton oncle.
BENJAMIN. - Comment, Monsieur, c'est vous qui m'avez écrit cette lettre que j'ai reçue ce matin ?
JÉRÔME. - Mais oui, mon ami.
BENJAMIN. - Oh ça me fait joliment plaisir ! Voulez-vous me permettre de vous embrasser ?
JÉRÔME. - Avec plaisir, mon petit bonhomme. (Ils s'embrassent.)
BENJAMIN. - Mais dites-moi, mon cher oncle, après un si grand trajet, vous devez être bien fatigué Voulez-vous me permettre de vous offrir quelque chose, un bol de bouillon ?
JÉRÔME. - Avec plaisir, mon ami. (Ils partent bras-dessus, bras-dessous.)
MADAME ARTHUR, entrant, seule. - Oh, c'est épouvantable ! Ainsi quand on pense que voilà un héritage sur lequel nous comptions depuis plus de vingt ans, et au moment où nous allions peut-être nous en emparer, voilà qu'il va nous échapper. Je le disais sans cesse à Arthur, et il se contentait toujours de me répéter "Pulchérie, ne te tourmente donc pas".
ARTHUR, entrant. - Pulchérie, ne te tourmente donc pas !
MADAME ARTHUR. - Arthur, je suis désolée ! Quand on pense que Philibert vient d'apprendre l'arrivée de notre oncle !
ARTHUR. - Sois donc tranquille, Pulchérie, je saurai bien attirer notre oncle chez nous, et une fois qu'il y sera, si jamais Philibert voit la couleur de son argent, il aura de la chance.
MADAME ARTHUR, pleurant. - C'est égal Arthur je n'ai pas confiance.
ARTHUR. - Pulchérie ne te tourmente donc pas. (Ils sortent.)
JÉRÔME, entrant. - Je suis dans le ravissement, bien heureux ma foi de trouver un semblable accueil dans une si bonne famille. Ces chers amis, ils sont enchantés. Quel doux plaisir, après une si longue absence, de trouver une si généreuse sympathie. Mais c'est égal, avant d'aller plus loin, je voudrais bien savoir au juste à quoi pouvoir m'en tenir sur le compte de chacun d'eux. Je vais les questionner séparément à ce sujet. Voici justement Arthur.
ARTHUR, entrant. - Mon cher oncle, mais que faites-vous donc ? Pourquoi restez-vous ainsi dans la rue ? Pourquoi ne venez-vous pas chez nous ? Vous n'ignorez pas que notre maison est la vôtre, et vous ne nous ferez pas l'indélicatesse d'accepter l'hospitalité autre part. Si vous saviez, mon cher oncle, comme Pulchérie et moi, nous comptions sur votre retour pour vous dorloter, vous mijoter, vous mettre dans du coton. Il ne se passait pas de jours sans que nous pensions à vous, et nous disions toujours : ce cher oncle, quand donc viendra-t-il ? Quand aurons-nous le bonheur de le posséder ? Enfin, nous vous tenons et nous ne vous lâchons plus, vous allez finir vos jours au milieu de nous, n'est-ce pas, mon brave oncle ? Nous allons entourer votre vieillesse de bons soins, de tendres dévouements. C'est entendu, hein ?
JÉRÔME. - Hélas ! cher ami, c'est impossible.
ARTHUR. - Impossible ! Allons donc, pourquoi ça ?
JÉRÔME. - Parce que, mon ami.
ARTHUR. - Parce que quoi ? Avez-vous une raison ?
JÉRÔME. - Certainement, je sais que vous n'êtes pas riches, et comme moi de mon côté, je suis plus pauvre que vous encore.
ARTHUR. - Comment ça ? Eh bien ! et vos millions ?
JÉRÔME. - Ah ! c'est juste, j'ai oublié de vous le dire ! Vous ne savez donc pas, mon cher Arthur, que le navire qui m'apportait en Europe a sombré, engloutissant cette fortune immense que j'avais amassée la-bas ?
ARTHUR. - Bah ! Alors, vous n'avez plus rien du tout ?
JÉRÔME. - Absolument rien, mon ami, si ce n'est ce que votre bon cœur voudra bien faire pour moi !
ARTHUR. - Je vais vous dire, mon cher oncle, c'est que vous ne savez peut-être pas comme tout est cher aujourd'hui.
JÉRÔME. - Mais, mon ami, pour moi, il faudrait si peu de chose.
ARTHUR. - Oh ! si peu que ce soit, c'est toujours beaucoup pour nous. Et puis je connais Pulchérie... Vous ne la connaissez pas comme moi, Pulchérie. Jamais elle ne voudra s'imposer un sacrifice semblable. Enfin écoutez, mon cher oncle, je ne vous repousse pas, loin de là, je connais trop mes devoirs, je sais à quoi ils m'obligent. Seulement... vous comprenez, vous me prenez là à l'improviste, laissez-moi au moins le temps de réfléchir ; accordez-moi seulement, une quinzaine d'années et je vous rendrai réponse. (Il se sauve.)
JÉRÔME. - Une quinzaine d'années ! Mais d'ici là, j'ai le temps de mourir cinquante-trois fois. En voilà toujours un sur le compte duquel je suis fixé. Ça me fait de la peine, mais je ne suis pas fâché d'être renseigné. Heureusement qu'il me reste Philibert, j'espère bien que son cœur sera plus généreux.
PHILIBERT. - Ah, ce cher oncle ! Je suis tout essoufflé. Dites-moi, mon bon oncle, je viens de vous faire préparer un petit déjeuner succulent, et de plus, un petit appartement gentil à croquer. Figurez-vous qu'il vient de m'arriver une idée supérieure, il est vrai que je n'en ai que des comme ça, moi. Je me suis dit tout à l'heure : "Philibert, mon ami, tu es jeune, tu as une belle situation, tu es libre et indépendant, pourquoi ne partagerais-tu pas ton existence avec cet excellent oncle Jérôme ?" Qu'est-ce que vous dites de ça, hein ? Nous pouvons vivre ensemble, comme deux bons camarades, sans jamais avoir une dispute, jamais une querelle ? Est- ce que ce n'est pas le bonheur parfait que je vous propose ?
JÉRÔME. - Trop parfait, hélas !
PHILIBERT. - Allons donc, mon cher oncle, est-ce qu'il y a quelque chose de trop beau pour vous ? C'est entendu, vous acceptez, hein ?
JÉRÔME. - Mon ami, il m'est impossible de vous imposer un sacrifice semblable.
PHILIBERT. - Un sacrifice ! Permettez, mon cher oncle, ne parlez donc pas comme ça, je ne veux pas qu'il soit question d'argent, pour le moment du moins.
JÉRÔME. - Pour le moment. Mais, plus tard, il en sera encore moins question que maintenant.
PHILIBERT. - C'est à dire mon cher oncle que plus tard, s'il vous plaît de me coucher sur votre testament, bien douillettement, bien tranquillement.
JÉRÔME. - Mais mon pauvre ami, mon testament est tout fait, puisqu'il ne me reste pas même cinq centimes.