PIERROT. — Mais...
LE CAPITAINE. — Silence ! ou je te fais bâtonner... Silence ! il faut que je trouve à l'employer. Je n'ai jamais vu de conscrit si engourdi ! Sauras-tu seulement faire une faction ?
PIERROT (le raillant.) — Ine vacsion ? fui. (Le Capitaine sort.) Mon Dieu ! mon Dieu ! comment sortirai-je d'ici ?
(Le Capitaine rentre apportant une guérite qu'il place.)
LE CAPITAINE. — Tu vas apprendre à monter la garde. Tu resteras quatre heures dans ta guérite, en te tenant fixe. Chaque fois que quelqu'un mettra le pied dans la cour, tu lui crieras : Qui vive ? et s'il ne te répond pas : schnip, schnap, clapp ! tu diras nicht bassir ! et tu lui passeras ta baïonnette au travers du corps. (Lui donnant un fusil.) Voilà ta clarinette. (Il sort.)
PIERROT. — Oui, oui, je vais rester là. (Il va vers la porte.) Eh l'ami ! dérange-toi un peu.
LE FACTIONNAIRE (croisant la baïonnette.) — Nicht bassir !
PIERROT. — Schnip, schnap, clapp !
LE FACTIONNAIRE. — Nicht bassir !
PIERROT. — C'est un automate ; je vais le mettre sous globe. (Il prend la guérite, la renverse et se couche dedans.) Au fait, je pourrais faire un bon somme. Non, pas comme cela. La guérite me servira de couverture. (Il arrange la guérite de façon à en être recouvert et passe la tête par une lucarne pratiquée au fond.) Bonsoir ! qui dort fait sa faction. (Il se met à ronfler.)
UN SOLDAT (entrant et s'approchant de la guérite.) — Li bas saffre la jarche en tuze demps. (Criant par la lucarne.) Schnip, schnap, clapp !
(Il se sauve.)
PIERROT (passant sa tête par la fenêtre.) — Nicht bassir ! Ah ! est-ce qu'ils vont m'empêcher de dormir ? (Il se recouche dans la guérite.)
UN SOLDAT (faisant comme le précédent.) — Li boint malatroit, li brentre pon demps ! (Criant par la lucarne.) Schnip, schnap, clapp ! (Il se sauve.)
PIERROT (passant sa tête par la lucarne.) — Passez tous, passez tous ! vous n'avez pas besoin de me déranger ! (Il se recouche.)
UN SOLDAT (venant le regarder par la lucarne.) — Li êdre in filain Bierrot ! li bas fuloir satire la jarche en tuze demps gomme nis ! Moi ferser li ine bedide josse sur le dêde. (Il prend une casserole dont il verse le contenu sur Pierrot par la lucarne.)
PIERROT. — Aïe ! le déluge ! (En se relevant, il redresse la guérite qui le fait culbuter dans le sens opposé en renversant le Soldat. — Pierrot et celui-ci se relèvent. — Le Soldat s'enfuit.) Je suis échaudé ! Croient-ils que je vais longtemps me laisser faire des farces ! Parbleu, je pratiquerai à leur détriment le nicht bassir comme jamais soldat prussien ne l'aura fait de sa vie. (Il se cache derrière la guérite qui est renversée.)
UN SOLDAT (entrant.) — Moi li vaire varce. (Il s'approche de la guérite.) Schnip, schnap...
PIERROT. — Nicht bassir ! (Il le tue d'un coup de baïonnette.)
LE SOLDAT. — Mon tié, che sis mort !
PIERROT (se recachant.) — Nous verrons combien de temps durera le schnip, schnap, clapp !
UN SOLDAT (entrant.) — Li êdre tans guéride ! (S'approchant.) Clapp, schnap !
PIERROT. — Schnip ! (Il le tue.) Ils ne sont nullement malins !
UN SOLDAT (entrant en valsant.) — Ta, ra, la, la, la, la, la, la ! (Criant.) Schnip, clapp !
PIERROT. — Schnap ! (Il le tue.) Quand il n'y aura plus personne dans la caserne, je pourrai peut-être sortir. (Un Soldat entre et s'approche doucement.) Clapp ! (Il le tue.) Allons, mes amis, venez-y tous. (Un Soldat s'approche.) Clapp ! (Pierrot le tue. — Un autre arrive.) Clapp ! (Pierrot le tue. — Un autre s'avance encore.) Clapp ! (Pierrot le tue.) En voilà une brochette !
LE CAPITAINE (entrant.) — C'est incroyable ! il manque beaucoup d'hommes à l'appel. Ils ne sont donc pas rentrés ? (Il s'approche de la guérite.) Pourquoi la guérite est-elle renversée ? Où est ce coquin d'idiot ?
PIERROT. — Clapp ! (Il lui porte un coup de baïonnette, mais le manque.)
LE CAPITAINE. — Ah ! scélérat ! toujours les mêmes stupidités. (Il lutte avec Pierrot, tous deux tombent dans la guérite, qui roule et les recouvre un instant ; leurs deux têtes apparaissent successivement par la lucarne, tandis qu'on entend le bruit de la lutte et les cris. Enfin la guérite roule de nouveau, les deux combattants se relèvent. — Le Capitaine a désarmé Pierrot.) Il n'y a jamais eu de fous dans ta famille ?
PIERROT. — Non.
LE CAPITAINE. — Eh bien ! tu peux passer à toi seul pour tout un hôpital. (Apercevant les Soldats morts.) Qu'est-ce qu'il y a encore ? Une autre balourdise de ta part ?
PIERROT (se démenant et criant.) — Nicht bassir ! schnip, clapp ! schnap, schnip, clapp ! nicht bassir !
LE CAPITAINE. — Eh bien ?
PIERROT. — J'ai tué tous ceux qui passaient !
LE CAPITAINE (examinant les morts.) — Mais ce sont les seuls qui avaient la permission de passer et qui savaient le mot d'ordre.
PIERROT. — Ah bien ! c'est qu'ils ont mal prononcé. J'ai mieux aimé les tuer que de les laisser mal parler.
LE CAPITAINE. — Tu n'es propre à rien ! Je ne sais plus à quoi t'employer, avec tes bévues. Tiens, tu ne peux pas être soldat.
PIERROT. — Alors, laissez-moi m'en aller.
LE CAPITAINE. — Non : tu nous feras la soupe. (Il sort.)
PIERROT. — Je tâcherai de la leur tremper.
LE CAPITAINE (revenant avec une grande marmite et des légumes.) — Gare à toi ! si elle est mauvaise. (Il s'en va.)
PIERROT. — Des légumes pour eux ? point du tout. Mettons ces carottes, ces choux et ces navets de côté pour moi. Quant à eux, quelques bons cailloux, une giberne, un peu de poudre à canon et une petite chandelle leur composeront le plus exquis des ragoûts. (Il remue le mélange et souffle le feu.) Ce sera parfait, et cela commence à mitonner.
LE CAPITAINE (entrant.) — Eh bien !
PIERROT (lui portant brusquement la cuiller sous le nez.) Goûtez-la.
LE CAPITAINE. — Éternellement maladroit ! Le goût en est fort. Je la porte à mes hommes. (Il sort, emportant la marmite.)
PIERROT. — Ce factionnaire garde toujours la porte... Ne pourrait-on pas l'enjôler ? Hé ! l'ami !
LE FACTIONNAIRE. — Nicht bassir !
LE CAPITAINE (entrant.) — Ils mangent la soupe. Je suis content de t'avoir trouvé un emploi.
UN SOLDAT (entrant.) — Mon Gabidaine ! mon Gabidaine ! le sube té se Bierrot m'a tonné la goligue.
LE CAPITAINE (furieux.) — Elle était excellente ! Je ne veux pas que vous ayez la colique, ou quarante jours de salle de police.
LE SOLDAT. — Mon tié ! mon tié ! mes poyaux ! mes poyaux !
LE CAPITAINE (le battant.) — Va-t'en, drôle ! ton supérieur t'ordonne de n'avoir pas la colique.
LE SOLDAT (s'en allant et se tordant.) — Fui, mon Gabidaine : oh là ! oh là !
LE CAPITAINE. — Ces coquins se révolteraient si vite si on les écoutait.
UN SOLDAT (entrant.) — Gabidaine ! Gabidaine ! dude la gombagnie il a le goligue ! Aïe ! oh là ! c'êdre ine méjanzedé !
LE CAPITAINE (le battant.) — La consigne dit qu'on se portera bien.
LE SOLDAT (se sauvant.) — Moi, n'en bouvre blus.
LE CAPITAINE. — Je vais aller goûter leur soupe, à la fin ; ce conscrit est si gauche ! (Il sort.)
PIERROT. — Je désire avant tout qu'il y passe.
LE CAPITAINE (revenant.) — Eh bien ! j'en ai goûté ; je la trouve agréable.
UN SOLDAT (entrant en courant.) — Gabidaine ! nis zommes bertus !
LE CAPITAINE. — Eh ! mille sabres, je crois que je ressens quelque atteinte ! ... Eh ! mais oui : je l'ai ! je l'ai !
PIERROT. — Quoi donc ?
LE CAPITAINE. — Brigand ! aïe ! Qu'est-ce que tu as mis dans la soupe ? Aïe ! aïe !
LE SOLDAT. — Il vaut le vaire visiller ! aïe !
LE CAPITAINE (faisant des contorsions.) — Qu'on l'arrête !
LE SOLDAT (se tordant.) — Arrêdez-le ! il nis a emboissonnés !
LE CAPITAINE. — Aïe ! ah ! Arrête-le donc, coquin !
LE SOLDAT (se sauvant.) — Ah ! Gabidaine, che rends l'âme.
LE CAPITAINE. — Aux armes ! Reste-t-il un homme valide ?
LE CAPORAL (entrant.) — Mon Gabidaine, tus les hommes... oh ! ... sont tans tes bedits goins. Oh ! che ne buis blus resder. (Il se sauve.)
LE CAPITAINE (prenant un fusil.) — Maudit niais ! je vais te tuer ! Ah ! Aïe !
PIERROT (le désarmant et le tuant.) — Il faut profiter du désarroi de tous ces gens. (À mesure que les soldats entrent, Pierrot les assomme.) Quand il n'en restera plus, je serai libre. (Voyant qu'il ne paraît plus de soldats.) Il n'en sort plus. Bon, il ne me reste que ce coquin de Factionnaire, qui ne bouge pas plus qu'un terme. (Allant au Factionnaire.) Voyons, l'ami !
LE FACTIONNAIRE. — Nicht bassir !
PIERROT. — Schnip, schnap, clapp, puisque c'est le mot de passe.
LE FACTIONNAIRE. — Nicht bassir !
PIERROT. — Tu ne vas donc pas manger la soupe ?
LE FACTIONNAIRE. — Nicht bassir !
PIERROT. — Un peu de soupe ! Veux-tu que je t'en apporte ?
LE FACTIONNAIRE. — Nicht bassir !
PIERROT. — Tu n'es donc qu'une mécanique ?
LE FACTIONNAIRE. — Nicht bassir !
PIERROT. — Ah ! tu vas me mettre en colère ! (Il le frappe. — Le soldat tombe.) Ce n'était qu'un véritable automate. Moi qui m'en suis tant inquiété ! Je fais mes adieux au roi de Prusse et je renonce à mon héritage ; je n'aurais qu'à trouver un autre notaire de la même espèce !... Je retourne à Pontoise.
FIN